Questions stratégiques : l’exécutif fait semblant de consulter le Parlement
La « Revue nationale stratégique », important document d’orientation sur les questions de défense, a été présentée le 9 novembre par Emmanuel Macron. Députés et sénateurs n’ont eu que quelques jours pour transmettre leurs contributions – qui n’ont, dans leur écrasante majorité, pas été retenues.
La France s’est dotée, le 9 novembre, d’une nouvelle « Revue nationale stratégique ». L’information est passée relativement inaperçue ; elle a pourtant son importance. Ce document définit, sur une soixantaine de pages, les principaux objectifs français en matière de défense et de sécurité.
Cette « Revue » (consultable ici) sera elle-même le socle de la future Loi de programmation militaire (LPM), qui déterminera les choix du pays en matière de défense pour les six ou sept ans à venir – et dont l’enveloppe totale pourrait avoisiner les 400 milliards d’euros.
Lors du discours qui accompagnait la publication du document, prononcé à Toulon, le président de la République Emmanuel Macron a tenu à remercier « les parlementaires des commissions consultées sur cette revue ». Les parlementaires des commissions des affaires étrangères et de la défense ont « pu apporter à la fois leur expertise et leur expérience, et nous permettre de l’enrichir », a assuré le chef de l’État.
Une bonne nouvelle, en apparence, lorsque l’on sait à quel point en France en 2022 le débat sur les questions militaires est confisqué par l’exécutif.
En réalité, cette « consultation » semble n’avoir servi à rien, ou presque. Les parlementaires ont eu quelques jours pour communiquer leurs commentaires, qui de toute façon n’ont pas été retenus – à quelques microscopiques tournures de phrases près.
Mediapart s’est penché sur la consultation menée auprès de la commission de défense de l’Assemblée nationale. Première surprise : les délais impartis. Un projet de « Revue nationale stratégique » a été transmis aux député·es qui la composent le jeudi 27 octobre, avec pour consigne de rendre leurs observations et commentaires le... lundi 31 octobre, soit quatre jours (comprenant un week-end) plus tard.
Toujours selon nos informations, ces contributions ont été transmises au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) – l’organe chargé de superviser la rédaction de la « Revue nationale stratégique » – le mercredi 2 novembre en fin de journée. Soit une semaine à peine avant la présentation officielle du texte par Emmanuel Macron à Toulon. Un délai trop court pour permettre de repenser en profondeur une pièce de doctrine de cette importance.
Les député·es sollicité·es ont manifesté leur mécontentement : un tel calendrier n’est « pas respectueux du Parlement », a jugé le groupe La France insoumise en préambule du document qui synthétise ses commentaires. Dans sa propre contribution, le groupe Les Républicains regrette que la France n’ait pas pris « davantage de temps pour rédiger un véritable Livre blanc ». Au Sénat, où les sénatrices et sénateurs du groupe Socialiste, écologiste et républicain (SER) ont dénoncé un « simulacre de coconstruction » et « refusé d’être les figurants d’un scénario écrit d’avance ».
Quatre nouveaux paragraphes sur un document qui en compte 199
De fait, la « Revue nationale stratégique » semblait bien « écrite d’avance ». Afin de mesurer la manière dont ces consultations ont « enrichi » (pour reprendre les termes présidentiels) le document, nous nous sommes procuré la version de travail soumise aux parlementaires et l’avons comparée, ligne par ligne, avec la version finale rendue publique le 8 novembre.
Il en ressort que le document n’a connu que d’infimes modifications. En tout et pour tout, et à l’exception d’une introduction qui ne figurait pas dans la version de travail fournie aux parlementaires, 4 paragraphes sur 199 ont été ajoutés suite à cette « consultation ».
L’un pointe le rôle croissant des GAFAM, un second évoque les possibles partenariats des territoires d’outre-mer, un troisième plaide pour une « autonomie technologique renforcée » de l’Union européenne, un dernier paragraphe relaie une vieille revendication de l’industrie de l’armement sur la « taxonomie » européenne. Tous semblent tomber comme un cheveu sur la soupe, ne s’articulant pas, ou mal, avec le reste du texte, étant parfois rédigés de manière absconse.
Hormis ces quatre paragraphes, les modifications apportées au texte sont marginales, visant à éclaircir ou préciser quelques points sans jamais en modifier le sens et la portée. Le sommaire est resté le même et les « dix objectifs stratégiques » énumérés n’ont pas bougé d’une virgule.
Une seule – légère – inflexion est notable : à quelques reprises, des références à l’Otan sont gommées. Des recommandations sur le « renforcement de la sécurité euro-atlantique » (ou « atlantique » tout court) sont remplacées par une référence plus générale aux « alliances » de la France. Un écho aux critiques d’une partie des parlementaires (en particulier LFI et RN) sur l’atlantisme jugé trop marqué, mais qui ne suffit pas pour changer la philosophie générale du texte, qui réaffirme que « l’Otan reste aujourd’hui le fondement et le cadre essentiel de la sécurité collective de l’Europe ».
Les critiques, largement partagées, des député·es sur la défense européenne réduite à l’état de « slogan creux », sur le flou de la notion de « puissance d’équilibre », l’absence de diagnostic détaillé sur la relation compliquée à l’Allemagne, le manque d’explications sur les contours précis des interventions militaires françaises sur le continent africain, les leçons tirées de la guerre en Ukraine jugées insuffisantes ou partielles, l’absence de prise en compte sérieuse des bouleversements climatiques à l’œuvre et de ses implications, ne se retrouvent à aucun moment dans les quelques ajouts consentis par les rédacteurs du texte.
En plus de la participation de parlementaires, le ministère des armées a indiqué, un temps, que des think tanks seraient associés à l’élaboration de la « Revue nationale stratégique » et de la LPM qui suivra. Mais même cette – modeste – velléité participative semble avoir été écartée : le ministère parle désormais de rencontrer des think tanks pour leur « faire l’explication » du document qui vient d’être adopté, et non plus pour les associer à son élaboration.
L’idée de faire figurer les contributions de chaque groupe parlementaire en annexes, un temps évoquée, semble également avoir été abandonnée. Elle prive assurément les Français·es de l’occasion de savoir ce que leurs partis pensent de certaines questions importantes, des Républicains, qui souhaitent « ouvrir la réflexion sur la création de SMP [sociétés militaires privées] nationales », au RN, qui souhaite « consolider ou forger » des partenariats avec vingt pays dont la Serbie, la Hongrie, le Togo, le Brésil, les Philippines, Oman et les Émirats arabes unis (mais plus le Qatar et l’Arabie saoudite, contrairement à ce qui figurait dans son programme pour l’élection présidentielle).
Le gouvernement continue d’assurer que les questions militaires ne sont pas confisquées et qu’un débat « aura bien lieu », « au Parlement », au moment de l’adoption de la LPM. La loi devrait être présentée au début de l’année 2023.
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