mercredi 22 juin 2022

LA LISTE S'ALLONGE DEPUIS 24 H : DE DUPOND-MORETTI A COLONNA, CES MINISTRES QUI DEVRAIENT ÊTRE AU-DESSUS DE TOUT SOUPCON... (1)

Harcèlement moral : la ministre Colonna nommée malgré des signalements

Selon nos informations, la ministre des affaires étrangères a été visée par plusieurs signalements adressés à la cellule « tolérance zéro » du Quai d’Orsay au début de l’année 2022. Une inspection générale devait être conduite à l’ambassade de France au Royaume-Uni, où elle était en poste jusqu’à sa nomination. L’inspection a été suspendue.

Ellen Salvi   /   Médiapart

22 juin 2022 à 18h36 

 

Au Quai d’Orsay, c’est la consternation. Le 20 mai dernier, Catherine Colonna a été nommée ministre de l’Europe et des affaires étrangères alors qu’elle était visée par plusieurs signalements, adressés en début d’année à la cellule d’écoute sur le harcèlement. Ce choix a suscité la stupéfaction de nombreuses sources à Paris, interrogées par Mediapart (lire notre Boîte noire), qui évoquent des problèmes de management anciens et largement connus au sein de la diplomatie.

Plusieurs personnes décrivent des comportements pouvant être « destructeurs » et « lourds de conséquences », avec notamment des arrêts maladie à Rome et à Londres, dans les deux ambassades où Catherine Colonna fut en poste – de septembre 2014 à septembre 2017 pour la première et de septembre 2019 à son entrée au gouvernement pour la seconde. « C’est assez connu au Quai d’Orsay. Il y a beaucoup de gens qui en ont souffert », affirme un diplomate.

« Tout le monde sait que c’est très compliqué de travailler avec elle, confirme un autre. Ce n’est pas simplement qu’elle a mauvais caractère... On parle de gens qui, au bout d’un moment, craquent nerveusement. » Alors que le ministère traverse une crise sans précédent, sur fond de réforme de la fonction publique, cette nomination n’a pas franchement été perçue comme « un signal positif », euphémisent plusieurs sources.

Catherine Colonna alors ambassadrice de France en Italie dans son bureau du palais Farnèse à Rome, le 12 décembre 2014. © Photo Eric Vandeville / Abaca
 

Interrogée par Mediapart, la porte-parole du Quai d’Orsay, Anne-Claire Legendre, rappelle que « les témoignages recueillis par le référent “écoute” [de la cellule « tolérance zéro » – ndlr] sont confidentiels et l’anonymat des auteurs de ces signalements préservé ».  Après avoir évalué les signalements dont il est saisi, « le référent “écoute” à la tête de la cellule peut conclure à un classement sans suite, à des mesures d’accompagnement pour résoudre une situation de conflit, ou bien enfin à la nécessité de saisir les autorités administratives compétentes pour procéder aux vérifications nécessaires s’il y a présomption de harcèlement ».

Et d’ajouter : « S’agissant de la ministre elle-même, la direction des ressources humaines n’a jamais été saisie par le référent “écoute” de demande d’enquête. » Selon nos informations, le lancement prochain d’une inspection générale à l’ambassade de France au Royaume-Uni avait toutefois été annoncé au début du mois de mai, peu de temps avant la nomination de Catherine Colonna. Mais cette mission a finalement été suspendue après son entrée au gouvernement.

Contrairement à d’autres inspections générales, l’inspection générale des affaires étrangères (IGAE), dirigée depuis le 7 mars par la diplomate Kareen Rispal, ne constitue pas un corps. Ses membres, issus du corps diplomatique, ne sont donc pas protégés par un statut d’indépendance à l’égard de leur ministre.

Un retour à Paris précipité et mal perçu

Plusieurs sources à Paris affirment à Mediapart que le lancement de cette inspection générale à l’ambassade du Royaume-Uni était directement lié aux alertes venues de Londres. Interrogée sur ce point, la porte-parole du Quai d’Orsay rappelle que « tous les postes diplomatiques font l’objet d’inspections régulières, environ tous les cinq ans, selon un calendrier laissé à l’appréciation de l’inspection générale ». « Cela permet de vérifier le bon fonctionnement des postes diplomatiques et de s’assurer de l’adéquation des moyens aux missions qui leur sont dévolues », indique-t-elle.

Anne-Claire Legendre souligne aussi que « la règle est de ne conduire ces inspections que lorsque les ambassadeurs ou les ambassadrices sont en fonction ». « Pour ce qui concerne Londres, où la dernière inspection avait eu lieu en 2016, une inspection avait donc été programmée en 2022, dit-elle. Le retour à Paris de Mme Colonna lorsqu’elle a été nommée ministre a conduit à reprogrammer cette inspection à la rentrée, lorsqu’un nouvel ambassadeur ou une nouvelle ambassadrice aura été nommé(e). »

Ce retour en France, décrit par plusieurs sources comme « précipité » – le choix de Catherine Colonna ayant été décidé à la toute dernière minute –, a été « mal perçu » par bon nombre de diplomates interrogés par Mediapart. « Ça faisait un peu penser à Dupond-Moretti avec les magistrats... », glisse l’un d’entre eux, en référence aux relations tumultueuses que le ministre de la justice entretenait, comme avocat, avec certains juges. « C’est quand même un signal assez curieux dans un contexte où il y a toutes les mobilisations sur les sujets harcèlement..., affirme un autre. Ça nous a un peu scotchés. » Plusieurs personnes évoquent en outre les difficultés rencontrées par la nouvelle ministre pour recruter dans son cabinet.

D’après nos informations, les premières alertes sont remontées à Paris dès le passage de Catherine Colonna à l’ambassade de France en Italie, où cette proche de Jacques Chirac – elle fut sa porte-parole à l’Élysée pendant 9 ans – avait été nommée par François Hollande en septembre 2014. À l’époque, la cellule « tolérance zéro » n’existait pas et les dispositifs d’écoute sur le harcèlement, moral ou sexuel, étaient quasi inexistants au Quai d’Orsay. Mais les méthodes de travail de l’ambassadrice y avaient déjà été remises en question.

Ce sont des signalements postérieurs, venus de Londres, qui ont provoqué l’« évaluation » – en d’autres termes, l’enquête – de la cellule d’écoute sur le harcèlement au début de l’année 2022. Questionnés, les agent·es en poste à l’ambassade de France au Royaume-Uni n’ont pas répondu aux sollicitations de Mediapart. Selon nos informations, la cellule a interrogé plusieurs personnes ayant travaillé avec Catherine Colonna, à Rome et à Londres. Dans les deux cas, elle aurait recueilli des témoignages concordants, faisant état de dysfonctionnements managériaux.

D’après plusieurs sources, parfois indirectes, il s’agirait d’instructions confuses, imprécises voire contradictoires ; de contournement des agent·es ; de non-prise en compte de leurs idées ou de leurs suggestions ; de demandes de tâches dévalorisantes qui ne relèvent pas de leurs compétences ; de comportements ou propos ressentis comme humiliants ; de critiques implicites mais répétées du travail effectué ; de micro-management – style de management où le manager contrôle étroitement le travail de ses équipes en leur laissant très peu de marges de manœuvre. 

Les craintes du Quai d’Orsay

L’Élysée et Matignon avaient-ils connaissance des signalements visant l’ancienne ambassadrice au moment de sa nomination au gouvernement ? Interrogé par Mediapart, l’entourage d’Emmanuel Macron s’est contenté de nous renvoyer vers les réponses du Quai d’Orsay, sans autre commentaire. À l’automne 2020, comme l’avait révélé le magazine ELLE, la cellule diplomatique de l’Élysée avait elle-même fait l’objet d’un audit, à la suite de burn-out et de départs précipités de conseillers.

Le 21 mai, lors de la cérémonie de passation de pouvoir avec Jean-Yves Le Drian, Catherine Colonna avait remercié son prédécesseur « pour la façon dont [il avait] dirigé ce ministère, fait progresser les intérêts et les idéaux de la France ». « J’aurai à cœur de m’inspirer de votre exemple, tout comme je poursuivrai votre politique d’égalité femmes-hommes et de tolérance zéro, car nous nous devons tous le respect mutuel », avait-elle glissé dans un discours dont la brièveté n’a échappé à personne.

Une déclaration qui a marqué les esprits au Quai d’Orsay, où certaines sources craignent que la nomination de Catherine Colonna freine le travail engagé depuis quelques années sur les sujets de harcèlement et de souffrance au travail. « La cellule tolérance zéro continue, comme elle le fait depuis sa création en 2017, à recueillir et évaluer les signalements dont elle est saisie », assure la porte-parole du ministère.

Depuis décembre 2020, cette cellule est dirigée par le diplomate Francis Étienne, ancien ambassadeur de France au Kazakhstan. Elle regroupe la ligne d’écoute lancée en 2017 pour recueillir les plaintes en matière d’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, celle créée contre le harcèlement sexuel l’année suivante et le dispositif contre le harcèlement moral créé fin 2019.

Quelques mois avant la fusion de ces trois entités, en septembre 2020, Mediapart avait révélé que l’ambassadeur de France en Côté d’Ivoire, Gilles Huberson, était visé par une enquête administrative après le témoignage de plusieurs femmes l’accusant de violences sexistes et sexuelles. Rappelé à Paris dans la foulée de nos révélations, il avait été mis à la retraite d’office le 15 novembre 2021. Selon les chiffres fournis par le Quai d’Orsay, la cellule « tolérance zéro » a été saisie, en 2020, de 100 signalements qui ont donné lieu à six enquêtes. En 2021, elle a recueilli 116 signalements ayant débouché sur douze enquêtes.

Ellen Salvi

 


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