La guerre en Ukraine fige la Bosnie-Herzégovine dans la peur
La Bosnie-Herzégovine s’enfonce dans la peur. La guerre en Ukraine ravive les risques d’une sécession de la Republika Srpska, l’entité serbe de ce pays toujours divisé.
7 mars 2022 à 09h40
Lončari, Janja, Banja Luka (Bosnie-Herzégovine).– Les « Volontaires de Saint-Georges » ont pignon sur rue à Lončari, un gros village qui s’étire le long de la route nationale qui relie Brčko à Banja Luka, dans le nord de la Republika Srpska, l’entité serbe d’une Bosnie-Herzégovine toujours divisée. L’organisation arbore la croix de Saint-Georges, signe de ralliement des nationalistes russes. Un portrait du général Mladic et un graffiti reproduisant le blason de l’armée de la Republika Srpska, dissoute après les accords de paix de Dayton en 1995, ornent les rues du village.
« Vous trouverez facilement la maison de Srđan Letić, assure une voisine, c’est celle entourée d’un mur d’enceinte. » Celui-ci n’est pas achevé, mais le maître de maison, son impressionnante masse de muscles serrée dans un jogging, ne tarde pas à se présenter. « Je vous ai vu arriver par les caméras de surveillance. » L’homme dirige « l’organisation humanitaire Saint-Georges », mais refuse toute discussion : « C’est la guerre, et nous ne sommes pas dans le même camp. »
Les Volontaires de Saint-Georges sont liés à la nébuleuse des groupuscules de l’extrême droite serbe qui, depuis 2014, a envoyé un certain nombre de combattants dans les régions sécessionnistes du Donbass, mais ils forment surtout une milice parallèle prête à exécuter les basses œuvres du régime de Milorad Dodik, le « patron » de la Republika Srpska.
Plusieurs vans offerts par la Fédération de Russie sont garés devant la villa, mais les activités « humanitaires » de l’organisation sont inconnues. Sur Facebook, les volontaires promettent de « donner leur sang pour défendre la Republika Srpska contre ses ennemis extérieurs et intérieurs, comme les prétendus opposants qui sont prêts à vendre les tombeaux de nos ancêtres pour arriver au pouvoir ».
Engagés dans cette lutte impitoyable contre les « soi-disant opposants », Letić et deux de ses acolytes sont sous le coup d’un procès pour avoir sauvagement agressé un jeune homme dans les rues de Brčko en novembre 2021. Srđan Letić a déjà été condamné pour fabrication de fausse monnaie, mais aussi pour le viol d’une adolescente de 13 ans.
Un village qui se vide à nouveau de ses habitants
« Ici, nous avons peur. Dès qu’on croit que les choses vont s’améliorer un peu, une nouvelle catastrophe survient… » Installé dans le petit bureau du Parti de l’action démocratique (SDA), la formation nationaliste bosniaque, Azem Aletović est revenu dans son village natal de Janja en 2004, après plusieurs années d’exil en Allemagne. « Je suis parti en 1991, quand j’avais 18 ans, pour ne pas être mobilisé dans l’Armée populaire yougoslave (JNA) et être envoyé combattre en Croatie. Ensuite, la guerre a gagné la Bosnie-Herzégovine. »
Janja est un gros village agricole tout au nord-est de la Bosnie-Herzégovine, niché sur les rives de la Drina, qui fait frontière avec la Serbie. Dès le mois d’avril 1992, il a été le théâtre de nombreuses exactions des milices serbes, et quasiment tous les Bosniaques musulmans, qui formaient près de 90 % des 11 000 habitants d’avant-guerre, ont dû s’enfuir. Fait rare en Republika Srpska, ils sont massivement revenus à partir de 2001.
« C’est parce qu’ici nous sommes tous des paysans, attachés à la terre », lâche un jeune homme, concierge de la communauté islamique locale, qui fume une cigarette avec des copains à côté de la mosquée reconstruite. L’un de ses amis lâche : « Je suis né en Allemagne, mais mes parents n’avaient qu’une idée : revenir. À cause de la terre. Ici, tout pousse, mais pour nous, les jeunes, il n’y a pas grand-chose à faire. »
De fait, même si aucun chiffre récent n’est disponible, le village se vide à nouveau de sa population. Tout le monde s’en va, les Bosniaques comme les réfugiés serbes qui étaient venus repeupler Janja durant la guerre, et qui sont maintenant cantonnés dans un lotissement éloigné du bourg. Entre la mosquée et le siège du SDA, le petit bazar de la ville est parfaitement désert en milieu de journée. Les cafés et les commerces sont tous fermés.
« Les gens ne partent pas seulement à cause de la situation économique, mais aussi de l’insécurité constante, du sentiment de précarité », explique Azem Aletović. « À chaque fête orthodoxe, ou bien le 9 janvier, le jour de la fête nationale de la Republika Srpska, ce sont les mêmes provocations. Parfois, ils tirent sur la mosquée. Cette année, le jour de Noël, une colonne de voitures est arrivée du village serbe voisin de Potkovača, braillant des slogans nationalistes et tirant en l’air. La police en a arrêté certains, mais la justice ne condamne jamais les provocateurs, ce qui leur donne un sentiment d’impunité. »
Depuis l’automne, la peur ne fait que monter, en raison des menaces répétées de sécession de la Republika Srpska. « Il ne peut pas y avoir de sécession pacifique, comme l’évoque Milorad Dodik, le dirigeant serbe », assure Azem Aletović. « Nous savons ce que cela voudrait dire : des violences, des massacres et un nouvel exode. »
Tensions autour des sanctions contre la Russie
Les habitants de Janja vivent suspendus aux nouvelles qui arrivent d’Ukraine. « Si Poutine le veut, il peut ouvrir un second front dans les Balkans, chez nous, en Bosnie-Herzégovine. S’il gagne la guerre en Ukraine, ou bien au contraire, pour faire diversion, s’il sent qu’il perd la partie. »
Membre serbe de la présidence collégiale de Bosnie-Herzégovine, Milorad Dodik a claqué la porte d’une réunion de cette instance, quand les deux autres co-présidents, le Bosniaque Šefik Džaferović et le Croate Željko Komšić, ont décidé d’aligner la Bosnie-Herzégovine sur les sanctions européennes contre la Russie.
Évoquant les « bandits » au pouvoir à Kiev (Kyiv en ukrainien), le dirigeant serbe a expliqué aux journalistes qu’il y avait désormais « deux États en Ukraine », avant de lancer que les sanctions seraient « une violation de la Constitution bosnienne ». « Et s’il n’y a plus de Constitution, il n’y a plus d’État », a-t-il même ajouté sur un ton menaçant. En réalité, « l’invasion russe a réduit la marge de manœuvre de Milorad Dodik, qui ne peut pas prendre le risque d’une confrontation directe avec l’Occident », assure Tanja Topić.
Cette analyste de la fondation sociale-démocrate allemande Friedrich Ebert à Banja Luka estime qu'il est en tout cas peu probable qu’il prenne la moindre initiative sans le double feu vert de Belgrade et de Moscou. Mais selon elle, « les conséquences de la guerre en Ukraine seront lourdes sur le long terme ».
« Tous les médias contrôlés par le pouvoir, notamment la télévision de Republika Srpska (RTRS), reprennent les éléments de la propagande russe, explique l’analyste. Ils ne parlent pas de guerre ni d’invasion, mais d’opération militaire, expliquant que l’Ukraine aurait provoqué la Russie. Les Serbes de Bosnie-Herzégovine vivent dans un univers parallèle qui rendra encore plus difficile tout dialogue avec les autres communautés du pays. »
Ainsi, la télévision publique, mais aussi d’autres chaînes privées proches du régime, invitent régulièrement Danijel Simić, un journaliste de Banja Luka basé à Donetsk, dans le Donbass, à commenter la situation en Ukraine. Il explique par exemple que l’Ukraine voudrait expulser les Russes d’Ukraine « comme les Croates ont expliqué les Serbes de Croatie en 1995 ».
Côté bosniaque, la guerre en Ukraine réveille les traumatismes du précédent conflit. « Depuis que l’invasion a commencé, je vois régulièrement certains de mes collègues qui s’effondrent en larmes au milieu de la journée, sans raison apparente », explique ainsi un fonctionnaire international en poste à Sarajevo.
De nouveau, nombre d’habitants font des stocks de pâtes ou de farine, mais pour le coup, c’est surtout la peur de l’inflation galopante qui risque de créer des pénuries. Les médias y ont leur part. Radio Sarajevo a ainsi annoncé que l’essence allait passer « sous 48 heures » à quatre marks convertibles le litre (1,95 euro), provoquant d’immenses queues devant les stations-service. Vendredi, le super ne s’affichait encore qu’à 2,65 marks.
Alors que la Bosnie-Herzégovine s’enfonce dans la peur, la mission militaire européenne Eufor, déployée depuis 2004 en remplacement des troupes de l’Otan, qui étaient présentes dans le pays depuis la fin de la guerre, a décidé de doubler ses effectifs, les passant de cinq cents à mille hommes, à titre « préventif ». « Et je n’aurais rien contre une présence d’Eufor dans une zone mixte comme notre village de Janja », lâche Azem Aletović.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire