Présidentielle 2022. Chez ceux qui s’abstiennent (5/8) Présidentielle 2022. Sur le terrain. Reportage
« La démocratie, c’est beau sur le papier »
Jeunesse rime souvent avec abstention, a fortiori dans les quartiers populaires. À Saint-Fons, dans le Rhône, la situation sociale extrêmement précaire affaiblit année après année la participation électorale. Mais le retrait des urnes peut être une démarche politique.
Saint-Fons (Rhône).– Zoulikha Tounsi s’est décidée et sait pour qui elle ira voter, le 10 avril 2022 (lire le premier épisode de notre série sur la ville de Saint-Fons). Mais la présidentielle passe furtivement dans la conversation. La sœur de cette Saint-Foniarde de 72 ans est gravement malade et réside en Algérie. Depuis la crise du Covid, le prix des billets d’avion vers ce pays a littéralement flambé, privant de voyage et de contacts familiaux des milliers de franco-algérien·nes, en nombre dans cette ville du Rhône.
Dans le reste de la commune, située en banlieue sud de Lyon, la campagne présidentielle n’est guère plus visible. Une campagne d’affichage pour l’inscription sur les listes électorales a eu lieu, ainsi que l’envoi automatique d’une carte d’électeur ou d’électrice aux jeunes de 18 ans, explique la mairie. Et les visages parfaitement lisses de Nathalie Arthaud et d’Hidalgo s’affrontent sur un panneau près du bureau de poste. Seuls signes qu’il se passe quelque chose, dans un mois, dans le champ électoral.
Au PMU L’Arsenal, du quartier du même nom, Karim (prénom d’emprunt) rigole franchement quand on lui demande si les partis sont passés pour tracter et convaincre, entre les tours HLM. « Ah ça non ! Cela serait même incongru, ajoute l’homme de 39 ans, né à Saint-Fons comme ses parents, de retour au bercail après une séparation. Les partis viennent pendant les élections municipales, et après, pfuit ! On ne les voit plus. »
Des changements remarqués s’opèrent pourtant dans le quartier, à différentes échelles. Les animateurs sont davantage présents sur les « city stades », auprès des jeunes qui tournent souvent en rond, notamment pendant les vacances scolaires. Les tours de l’Arsenal ont été récemment rénovées et plusieurs opérations de renouvellement urbain d’envergure sont en cours dans Saint-Fons. D’ici quatre ans, le tram reliera cette banlieue à Lyon, offrant d’autres perspectives à la ville et à sa population. « Mais à l’intérieur des appartements, c’est la même vie, souvent la même galère. Les jeunes d’ici, à part le chichon, il leur reste quoi ? », s’interroge Karim.
L’homme ne rechigne cependant pas à faire, comme il le peut et à chaque échéance électorale, la promotion du vote dans son quartier, notamment auprès de la génération suivante. « Il y a une vraie cassure chez les jeunes d’ici avec la politique. Ils en ont marre d’être laissés à leur détresse tout en devant montrer patte blanche en permanence, y compris sur les questions religieuses… Et je ne peux pas leur donner tort. Mon problème, c’est que leur abstention favorise l’extrême droite. »
La politique, « on n’en parle jamais entre nous », confirment Soheib, 18 ans, et Ayoub, 19, rencontrés devant la mission locale de la ville. Tous deux cherchent une formation en alternance pour travailler au plus vite. Ils disent vouloir participer au scrutin présidentiel mais ne savent pas s’ils sont inscrits, ni quand se déroulera l’élection. Les frères, plus âgés, ne votent pas, leurs parents, si.
« Mon père est handicapé, il a une retraite de merde et il faut faire vivre toute la famille avec, donc, forcément, on parle de ça parfois devant la télévision, raconte Soheib. Moi, je serais plutôt Mélenchon, parce qu’il veut augmenter le Smic. » Le candidat insoumis – avec Éric Zemmour –, est celui dont le nom revient le plus spontanément dans les conversations. « Mélenchon, c’est bien celui avec des lunettes, qu’on voit sur TikTok ? », demandait Norimène, 16 ans, rencontrée sur un chantier de nettoyage d’un jardin ouvrier quelques heures plus tôt. « Zemmour, c’est un raciste de fou, il ne nous fait pas peur, mais il ne nous intéresse pas », constate Ayoub.
Une conseillère en économie sociale et familiale de la mission locale confirme cette sensation de décalage. « La dimension politique et même citoyenne n’est jamais abordée par les jeunes que nous recevons. Ils arrivent avec des demandes concrètes et immédiates sur le logement, leurs droits sociaux, la santé ou l’obtention d’un titre de séjour. »
Des soucis « du quotidien » qui obstruent tout le reste. « J’ai 26 ans, presque le même âge qu’eux, relève cette employée. Je ne viens pas d’un milieu aisé mais je suis moi-même surprise par le niveau de difficulté auquel ils font face. Et surtout le nombre de jeunes à la rue. Tout ensuite devient compliqué pour eux. J’imagine donc à quel point le vote doit être le cadet de leurs soucis. »
Le chômage, très haut sur la commune, la forte représentation des ouvrières et ouvriers, et des employé·es dans la population au détriment des cadres, la jeunesse de sa population classent également Saint-Fons parmi les villes a priori taillées pour l’abstention. Mais ici comme ailleurs, les mécanismes de non-participation déjouent les analyses trop rapides (lire cet article sur les comportements électoraux). L’abstention est ainsi revendiquée par de jeunes gens tout à fait insérés socialement.
Medhi a 26 ans. Il a vécu toute sa vie à Saint-Fons, où il a d’abord créé une entreprise de location de voitures autoécole, puis une société de transport par camions pour la région lyonnaise, abritée par la pépinière d’entreprises La Coursive. Installé dans le quartier de l’Arsenal, le lieu, financé par diverses collectivités, ressemble à une petite oasis « startupienne », où l’on déjeune assis sur des tabourets de bar, près de bureaux reliés par des passerelles métalliques.
Après une école de commerce, Medhi a fait sienne une sortie d’Emmanuel Macron en 2016, au sujet de l’apprentissage : « Quand tu es arabe, c’est plus facile de trouver un client qu’un employeur. » Cependant, à 26 ans, chef d’entreprise, il « galère encore un peu » et vit chez ses grands-parents.
Medhi n’a jamais voté et ne compte pas s’y mettre un jour. « J’ai bien en tête l’utilité théorique de la démocratie, celle qu’on a apprise à l’école. C’est beau sur le papier, mais malheureusement nous avons toujours les mêmes problèmes : le riche est plus fort que le pauvre et l’argent reste le nerf de la guerre. » Sans rancune aucune, il salue des « politiciens businessmen, très bons businessmen, même pour les plus connus », mais avoue n’avoir « aucune foi en eux » : « Ils sont les rouages d’un système qui ne fonctionne pas. Et je ne crois pas que cette manière de penser soit liée à mon origine sociale. Je connais des gens très différents de moi qui partagent la même idée. »
Amina Kadri, 28 ans, vient de s’installer à Saint-Fons après son mariage avec un autre jeune entrepreneur de La Coursive. Professeure privée d’anglais dans la région lyonnaise, cette jeune femme n’a elle non plus jamais mis un bulletin dans l’urne. « Il me semble que les lois sont faites contre moi et ma religion, dans tous les pans de ma vie, et même dans le sport aujourd’hui ! », observe Amina, voilée, faisant référence notamment à la récente polémique autour des Hijabeuses.
« Je ne me sens pas non plus correctement représentée, poursuit-elle. Je sais que la France est un pays laïque mais voir une femme voilée comme moi à l’Assemblée nationale, ce serait génial ! Un peu moins de stigmatisation, a minima, aiderait. Des homosexuels, des naturistes, des musulmans, que sais-je encore… ? On aimerait voir ces gens-là au pouvoir. »
Son mari, Imad-Eddine, 27 ans, occupe un bureau avec un ami, pour le moment simplement meublé avec quelques chaises, une table basse et un vigoureux citronnier. Tous deux lancent une société dans l’événementiel, dans laquelle ils veulent injecter à terme une dimension environnementale et d’insertion.
Imad-Eddine, en parallèle d’un parcours professionnel dans la sécurité entamé juste après ses études, s’est forgé une bonne expérience dans les mariages orientaux. La mort de son frère il y a deux ans, victime collatérale d’une course poursuite dans Lyon, fait définitivement bifurquer son parcours. Le voilà de retour à Saint-Fons. « Quand on est jeune ici, on a l’idée qu’on n’a pas le droit et qu’on ne peut pas. C’est ce que nous voulons changer. »
Viktor Bajard, ancien marin, semble, lui aussi, avoir eu à 32 ans déjà de multiples vies : tour des océans dans la marine marchande, éveil écologique au Costa Rica, où il fait pousser des arbres, promoteur de ruches naturelles dans de l’écorce de chêne-liège en Algérie et en France… Il vient de s’installer avec sa fiancée à Saint-Fons.
« Moi, honnêtement, ma priorité et pour faire simple, c’est de faire pousser 10 000 plants de tomates dans les quartiers. Je n’attends pas après les soutiens politiques, parce que sinon, on ne fera jamais rien, prévient Viktor. Voter à la présidentielle, je voulais le faire, mais j’arrive toujours trop tard pour m’inscrire. Et puis voter contre, ça ne me tente pas trop. »
Pour son associé, enfant du pays, la politique est également restée longtemps lointaine. « Les jeunes, ici, ne savent pas à quoi sert un politique, explique Imad-Eddine. Moi-même, je ne votais jamais. Mais j’ai fait un bac pro, j’ai été pompier volontaire, je me suis éveillé à la question environnementale avec Viktor, et tout ça a forgé une sorte de culture citoyenne. Je voudrais même me lancer, un jour, dans la politique à mon tour. »
« Imad me pousse à voter, c’est important pour lui, confirme sa femme Amina. Mais j’ai l’impression que ce n’est pas pour moi, que je ne connais pas assez bien les choses. Et pourtant, je le sais : si personne ne votait, que deviendrait-on ? La liberté des femmes tient aussi à ce droit. Mais j’ai en quelque sorte lâché prise. »
Au bout du quartier de l’Arsenal s’annoncent les barres couleur vieux rose du quartier Parmentier. Manon Burnet vit dans l’une d’entre elles avec sa mère. Titulaire d’un Capes de lettres, Manon a démissionné il y a quelque mois de l’Éducation nationale, en raison de problèmes de santé et du sentiment de « ne pas être à sa place ». Elle travaille depuis octobre dans une radio associative en service civique et songe à devenir journaliste, ou peut-être bibliothécaire.
En 2017, année de son baptême électoral, la jeune femme a laissé passer l’occasion. Cette fois-ci, Manon désire participer et donnera sûrement son bulletin à Macron, reconnaissante au président d’avoir « géré la crise du Covid, que personne n’attendait ». Elle veut voter surtout « pour sa mère », née en Algérie et qui n’a pas le droit de vote en France. Peut-être aussi pour son frère, Zaccary. « Je m’appelle Manon, mon père est blanc, je passe à travers les gouttes. Lui non. Il est déjà allé en garde à vue pour un simple contrôle de papiers dans le métro. Je veux voter pour ça, la lutte contre le racisme. »
Vingt ans plus tôt, Aziz votait encore. Aujourd’hui, son fils de 18 ans lui fait la morale, à cet abstentionniste convaincu. Drôle de paradoxe. « Je suis né aux Minguettes et suis devenu un enfant du socialisme et de “Touche pas à mon pote”. J’ai grandi dans une ferme entourée de Gaulois, où l’on me traitait de “gris” au rugby mais je m’en fichais. Je m’appelais Aziz mais me sentais français, exclusivement. Mais on s’est fait tellement avoir par la gauche au pouvoir… »
Travaillant auprès des jeunes de Saint-Fons, il estime faire de son mieux mais a perdu « le souffle ». « Je
ne pleure plus de voir que certains vont couler, que seuls les plus
rusés pourront s’en sortir. Tout est fait pour les laisser s’enfumer le
cerveau, tenter l’argent facile et rester des moutons. Vingt ans que je
pratique ce territoire, et c’est de plus en plus difficile de croire que
ces jeunes trouveront une place. Quel intérêt alors pour eux d’aller
voter ? » Pour eux, et pour lui, faire un choix, c’est celui de ne pas choisir.
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