mercredi 30 décembre 2020

MONACO ET LA CORRUPTION : "COUVERCLE MEDIATIQUE REFERME"... ET PUIS, QU'EN PENSE L'EX AVOCAT DUPONT-MORETTI ?

A Monaco, la presse est bâillonnée

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Depuis l’éviction du juge qui instruisait l’affaire de corruption visant le milliardaire Dmitri Rybolovlev et de hauts responsables monégasques, la principauté tente d’étouffer le scandale. Plusieurs journalistes ont été placés en garde à vue ou convoqués par la police

 

Depuis que le juge Édouard Levrault a été prié de quitter la principauté, en juin 2019, plus aucune information ne filtre sur l’information judiciaire pour corruption dont il avait la charge. En revanche, la justice et la police locales s’activent pour éteindre l’incendie médiatique.

Une douzaine de journalistes ayant écrit des articles sur la plus grave affaire de corruption présumée ayant jamais éclaboussé la principauté ont récemment été convoqués par la police monégasque. Au moins trois d’entre eux ont été entendus en garde à vue dans les locaux de la police et l’un d’entre eux a été mis en examen (inculpé, dit-on en droit monégasque) pour diffamation et recel de violation du secret de l’enquête et de l’instruction.

La contre-attaque est à la hauteur du scandale provoqué par les révélations de la presse, d’abord dans Mediapart le 21 août 2017, puis dans Le Monde.

Ces articles ont dévoilé comment le milliardaire russe Dmitri Rybolovlev, patron de l’AS Monaco, aurait tissé sa toile jusqu’au palais du prince et comment il aurait instrumentalisé, à son profit, la justice et la police dans le cadre d’un litige privé qui l’opposait au marchand d’art suisse Yves Bouvier.

Immédiatement après la parution des premiers articles, Dmitri Rybolovlev a porté plainte pour diffamation contre Mediapart et Le Monde. La mise en examen étant automatique en droit français en matière de diffamation, les auteurs des articles et les directeurs des publications sont mis en examen par la justice française. Ils n’ont pas encore été jugés. La nouvelle salve d’attaques contre des journalistes émane, cette fois, de la justice monégasque et cible non seulement la diffamation, mais aussi et surtout la violation du secret de l’enquête et de l’instruction.

Les faits accablants révélés dans la presse ont été mis au jour grâce à la saisie du téléphone portable de l’avocate de Rybolovlev. Dans les messages qu’elle croyait avoir effacés, la justice a découvert ses conversations secrètes avec de hauts responsables monégasques visant à influer sur le cours de l’enquête pour escroquerie ouverte à Monaco suite à la plainte de Rybolovlev contre son marchand d’art.

Ces découvertes stupéfiantes, dignes d’un scénario de série télévisée, ont conduit à la mise en examen du milliardaire et de son avocate pour corruption active, trafic d’influence actif et recel de violation du secret de l’enquête, en novembre 2018. Le juge a également mis en examen les anciens ministres de l’intérieur et de la justice et trois hauts responsables policiers, soupçonnés d’avoir bénéficié des largesses de la part de l’homme d’affaires russe. Tous nient les faits qui leur sont reprochés et sont présumés innocents.

Dans le choc provoqué par ce « Monacogate », le prince en personne a accordé un entretien à Mediapart, en novembre 2018, dans lequel il déclarait : « Je laisse faire la justice. Il n’y a aucune intervention de près ni de loin, non seulement de ma part, mais de la part du gouvernement. Ce qui se passe, c’est la preuve de l’indépendance de la justice. On tirera les enseignements à la fin de l’instruction. »

Depuis, pourtant, cette indépendance a été mise à mal. Le juge d’instruction Édouard Levrault a été contraint de quitter la principauté, le renouvellement de son détachement de trois ans, renouvelable une fois, ne lui ayant pas été accordé. Ce qu’il a pris comme une marque de défiance à son égard. Muté à Nice, le juge a exprimé publiquement son mécontentement, prenant la parole très librement pour émettre de sévères critiques envers le système judiciaire monégasque. « J’ai servi d’alibi pour justifier à quel point la justice pouvait être indépendante à Monaco. Ce fut de courte durée, car, en me limogeant, il a été démontré combien cette indépendance, même dans ses apparences, avait aussi ses limites », a-t-il déclaré à L’Obs, le 23 octobre 2019.

 

Le juge Édouard Levrault. © Catetcie 
Le juge Édouard Levrault. © Catetcie
 

Le 10 juin 2020, Édouard Levrault est allé encore plus loin dans sa critique du système. Dans un documentaire intitulé Scandale à Monaco : les révélations d’un juge, diffusé par France 3 dans l’émission « Pièces à conviction », il a affirmé, en parlant des autorités monégasques : « Ils ont osé. Ils oseront tout. Rien ne les arrêtera. Les intérêts auxquels je suis en train de toucher sont des intérêts d’État. Je n’ai pas voulu servir le règne de l’argent, ni celui des pouvoirs en place, ni celui des réseaux d’influence. »

Le documentaire a fait trembler les murs du palais princier, qui a dénoncé « une histoire basée sur une interprétation orientée de faits et d’informations sortis de leur contexte, avec pour seul objectif celui du sensationnalisme médiatique ». Au même moment, le commissaire principal Christophe Haget, ex-directeur de police judiciaire, mis en examen pour corruption, trafic d’influence et violation du secret de l’instruction et mis en cause dans le documentaire, donnait une interview à Nice-Matin, le 12 juin. Photographié dans un restaurant niçois en compagnie de son avocat, Éric Dupond-Moretti, il annonçait son intention de saisir le Conseil supérieur de l’audiovisuel et de porter plainte contre le juge Levrault. Un mois plus tard, Dupond-Moretti était nommé garde des sceaux.

La plupart des journalistes ayant publié des informations relatives à l’enquête du juge Levrault ou lui ayant donné la parole dans leurs colonnes sont aujourd’hui dans le collimateur des policiers chargés d’enquêter sur la violation du secret de l’enquête et de l’instruction, suite à une plainte déposée par Christophe Haget, dès le 31 août 2017, après la parution des premières révélations dans la presse.

Les médias locaux, Monaco-Matin et L’Observateur de Monaco, ont été les premiers ciblés : trois de leurs journalistes ont été entendus en garde à vue par la police. Sollicités par Mediapart, aucun d’eux n’a souhaité s’exprimer.

Puis, en avril 2020, les deux journalistes de L’Obs qui avaient recueilli les propos du juge ont reçu un courriel du commandant de police Alain Klaric, chef de l’Inspection générale des services de police à la direction de la sûreté publique de Monaco. L’officier les priait de le contacter en vue d’un rendez-vous à Monaco, sans préciser l’objet de sa demande. Pas très rassurant pour les journalistes… Pourquoi le responsable de la police des polices les convoquait-il ? De quoi étaient-ils soupçonnés ? Diffamation ? Violation du secret de l’instruction ?

Christophe Bigot, l’avocat de L’Obs, leur a conseillé de ne pas aller à Monaco et de rédiger un courrier demandant davantage d’explications. « À Monaco, la diffamation est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à deux ans de prison, ce qui n’est plus le cas en France, où elle est passible d’une simple amende. Peut-être s’agit-il d’un fantasme, mais est-on sûr que la justice fonctionne normalement à Monaco ? » interroge Me Bigot.

Selon nos informations, trois autres journalistes ayant écrit sur l’affaire dans Le Point et L’Express ont reçu le même type de courriel et ont jugé plus prudent de ne pas se rendre à Monaco.

Agathe Duparc, autrice du premier article sur l’affaire publié par Mediapart, qui vit près de Genève, a également été convoquée dans le cadre de l’enquête sur la violation du secret de l’instruction. Elle a été entendue en juillet 2020 par un officier de police judiciaire de la gendarmerie de Gex, dans le cadre d’une commission rogatoire internationale émise par un juge de Monaco. Elle n’a répondu à aucune question.

Pour Emmanuel Tordjman, l’avocat de Mediapart, « il s’agit d’un contournement du droit de la presse, gravement attentatoire à la liberté d’informer. Le but de cette convocation est de donner toute latitude à la police et à la justice pour rechercher l’auteur principal du délit de violation du secret de l’instruction dont les journalistes seraient les receleurs, c’est-à-dire leurs sources. Il me paraît inacceptable que des journalistes puissent, en démocratie, être considérés comme pénalement suspects de n’avoir fait qu’une chose, leur métier, c’est-à-dire informer le public sur des sujets dintérêt général ».

Pascal Henry, le réalisateur du documentaire de France 3, est pour l’instant le seul à avoir été mis en examen, à la fois pour diffamation et pour recel de violation du secret de l’enquête et de l’instruction. Pas pour le film diffusé en juin 2020, mais pour un premier documentaire d’investigation sur l’affaire Rybolovlev, intitulé Monaco : qui fait la loi sur le rocher ?, diffusé par France 3 dans « Pièces à conviction », le 4 juillet 2018.

Dans ce film, il détaillait notamment les textos compromettants de l’avocate de Rybolovlev, à l’origine du scandale. Le réalisateur, convoqué par un juge d’instruction, a d’abord renâclé. « Le secret de l’instruction ne s’applique pas aux journalistes, ni à Monaco ni en France. Il ne concerne que les personnes en charge de l’enquête », a-t-il répondu par écrit au juge. Mais, en octobre 2020, il a finalement accepté de se rendre à la convocation du juge, qui l’a mis en examen, ainsi que la présidente de France Télévisions et le producteur du film.

En effet, si les journalistes ne sont pas tenus à un quelconque secret, ils peuvent, dans des cas rarissimes, être mis en cause pour recel, c’est-à-dire pour le fait de détenir un document issu d’une enquête judiciaire en cours.

En revanche, la plainte auprès du CSA a fait pschit. Le 21 octobre, le collège du CSA, après avoir visionné le documentaire, n’a relevé aucun manquement à la déontologie de l’information et l’a fait savoir au plaignant et au diffuseur.

Les journalistes convoqués à Monaco en sont persuadés : l’offensive à leur encontre est une « procédure bâillon », qui a pour but de réfréner leurs ardeurs éditoriales, de les amener à réfléchir à deux fois avant de publier de nouveaux articles et de faire peur à leurs sources.

Et ça fonctionne… Depuis plusieurs mois, aucun article n’a été publié concernant le dossier de corruption, désormais entre les mains de deux nouveaux juges français, Ludovic Leclerc et Franck Vouaux, détachés dans la principauté depuis novembre 2019. Les deux magistrats marchent sur des œufs. Ils savent que la moindre faute de procédure pourrait être fatale.

C’est pourquoi, afin de verrouiller le dossier, ils ont demandé à la cour d’appel de se prononcer sur un point de droit essentiel. En effet, le 12 décembre 2019, la cour d’appel de Monaco a définitivement annulé toutes les poursuites engagées depuis février 2015, suite à la plainte de Dmitri Rybolovlev contre le marchand d’art suisse Yves Bouvier et sa conseillère Tania Rappo, qui avaient valu à ces derniers une mise en examen pour escroquerie.

Cet arrêt a été confirmé par la Cour de révision, le 8 juillet 2020. Les conclusions de la cour d’appel, qui reprend point par point les échanges de textos entre Tetiana Bersheda et les hauts responsables monégasques, sont cinglantes : « L’ensemble des investigations ont été conduites de manière partiale et déloyale. » Autrement dit, les interventions du clan Rybolovlev auprès de la police et de la justice ont vicié l’ensemble de la procédure.

Le problème est que l’information judiciaire en cours pour corruption, dirigée contre Rybolovlev, est intimement liée à cette affaire initiale d’escroquerie, dans laquelle le patron de l’AS Monaco se posait en victime. Avant de poursuivre leurs investigations, les juges ont donc besoin de savoir si les actes de la procédure annulés par la cour d’appel peuvent toutefois rester valables dans leur dossier de corruption. Interrogée par Mediapart, la procureure générale Sylvie Petit-Leclair confirme que les magistrats instructeurs ont bien sollicité la cour d’appel : « Estimant que la décision d’annulation de la procédure initiale pouvait affecter la validité de certains actes de procédure postérieurs, ils ont souhaité qu’il soit statué sur la validité de ces pièces. »

L’examen du dossier par la cour d’appel pourrait prendre plusieurs mois. En attendant, le couvercle médiatique est solidement refermé sur Monaco.

Médiapart

 

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