jeudi 2 février 2023

HERITAGE CLAUDE BERRI : EN CAUSE, LE CONTRÔLE FISCAL DES OEUVRES D'ART DANS LE CADRE DES SUCCESSIONS / AGENTS DEDIES : EN 10 ANS, 3.000 SUPPRESSIONS DE POSTES SUR 9.000 !

L’art est un paradis fiscal et Bercy ne voit rien : ce que révèle l’affaire Berri

La justice enquête sur ce qui pourrait être l’une des plus grandes affaires de dissimulation d’œuvres d’art dans le cadre d’un héritage, après la mort du cinéaste Claude Berri. Le dossier montre en creux les failles béantes du système français en matière de contrôle fiscal. Une députée plaide pour la création d’un registre national de la propriété des œuvres d’art, à l’instar de celui des cartes grises.  

Fabrice Arfi  /  Médiapart

29 janvier 2023 à 16h33 

 

Il y a bien, judiciairement parlant, une affaire Berri. Deux services de police co-saisis par la justice sont depuis quatre ans sur la piste de ce qui pourrait être l’une des plus grandes affaires de dissimulation d’œuvres d’art dans le cadre d’un héritage. Le dossier concerne la succession Berri, du nom de Claude Berri, né Langmann, dernier des Mohicans du cinéma français à qui l’on doit quelques-uns des plus grands succès du septième art hexagonal : Tchao Pantin, Jean de Florette, Manon des Sources, Germinal, comme réalisateur ; L’Ours, L’Amant, Bienvenue chez les Ch’tis, Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre, comme producteur.  

Sur le papier, le prestigieux casting que cette affaire mobilise – des figures du cinéma, une fille d’académicien devenue écrivaine à succès, l’ancien patron d’une grande maison d’enchères, le notaire aujourd’hui le plus influent de France… – dit, en soi, son caractère extraordinaire, déjà raconté par plusieurs médias comme l’émission « Complément d’enquête » (France 2) ou le magazine Vanity Fair.

Mais au-delà des faits et des personnes au centre de l’intrigue judiciaire, le dossier met aussi en lumière les failles béantes du système français dans le contrôle du patrimoine des œuvres d’art détenues par de riches particuliers et les dérives, fiscales notamment, qui l’accompagnent. En somme, l’art est un paradis fiscal et la puissance publique est structurellement aveugle pour mesurer l’étendue du problème, faute de moyens législatifs et d’enquête adéquats.

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Claude Berri (en haut à g.), François de Ricqlès (en bas à g.), un buste de Giacometti (au centre) et le ministère des finances (en haut à dr.) © Montage Simon Toupet/Mediapart
 

De ce point de vue, l’affaire Berri a tout d’un cas d’école. Les chiffres que le dossier recèle ont de quoi donner le tournis. D’après un document judiciaire datant de janvier 2022, environ 430 œuvres n’auraient pas été intégrées à la succession après la mort du cinéaste. Des sources informées de l’enquête réévaluent aujourd’hui à près de 500 cette estimation.

Au regard de la qualité de la collection en question, le montant de ce qui aurait été in fine soustrait à l’assiette fiscale de l’héritage se chiffre potentiellement en dizaines de millions d’euros, peut-être plus. Un manque à gagner considérable pour les finances publiques, si l’enquête devait définitivement confirmer ces éléments.

Mais le pire réside peut-être dans le fait que les agents de Bercy n’avaient en réalité aucune possibilité de découvrir la forgerie par leurs propres moyens. Il a en effet fallu qu’une guerre fratricide éclate des années plus tard dans le clan Berri pour que ce continent caché remonte à la surface.

Comment une telle situation a-t-elle été rendue possible ?

L’origine de l’enquête

Tout commence par une fin. Claude Berri, déjà très diminué après un AVC survenu en 2005, décède le 9 janvier 2009, à Paris. À sa mort, ce parrain du cinéma laisse derrière lui un catalogue de films connus de toute la France, mais aussi une montagne d’œuvres d’art qui composent sa collection personnelle : de l’art contemporain, moderne, tribal, des photographies et du mobilier. C’est l’une des plus belles et érudites collections privées du pays. On y retrouve, pêle-mêle, Picasso, Picabia, Giacometti, Dubuffet, Dalí, Man Ray, Penone, Ryman, Fontana et tant d’autres.  

En 2015, l’un des fils de Claude Berri, Thomas Langmann, lui-même figure du cinéma français – il est notamment le producteur de The Artist, Oscar du meilleur film , soupçonne son demi-frère, Darius, d’avoir orchestré avec d’autres une dissimulation massive des œuvres d’art de la collection paternelle dans le cadre de la succession. Une plainte pénale est déposée en 2018 et, depuis, la justice enquête.

Deux services de police sont missionnés : l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC) et la Brigade de répression de la délinquance astucieuse (BRDA). Après des années d’une enquête digne d’un gigantesque Cluedo dans les plus beaux quartiers de Paris – qui est soupçonné d’avoir caché quoi, comment et où ? –, plusieurs personnes sont apparues au centre de la curiosité policière.

Parmi elles : Darius Langmann, dernier fils de Claude Berri, né en 1986, mais aussi l’écrivaine Nathalie Rheims, sa dernière compagne.

Selon des synthèses policières et judiciaires, l’enquête suspecte que de nombreuses œuvres qui se trouvaient dans la collection de Claude Berri de son vivant ont bien été détournées à sa mort. Ces documents font ainsi état de « plusieurs dissimulations », de « soustraction de biens », de « détournement » et d’« évictions volontaires ». Au fil des découvertes, l’instruction a empilé les délits présumés visés dans le champ des investigations : « abus de confiance », « vol en bande organisée », « blanchiment », « faux et usage de faux ».

Une vague de perquisitions menées au printemps 2021, notamment chez Darius Langmann et Nathalie Rheims, a permis de retrouver plus de 150 œuvres, qualifiées par les enquêteurs, pour certaines d'entre elles, de « biens détournés et volés », selon nos informations.

Parmi les dizaines d’œuvres qui intéressent l’enquête, on trouve : le tableau New York, de Francis Picabia ; des photographies de paysages marins de Sugimoto ; Le Cavalier de la Mort, de Salvador Dalí ; Geist des Gewölbes, de Paul Klee ; Self Portrait with Christmas, de Man Ray ; un portrait d’Andy Warhol, par Robert Mapplethorpe ; la sculpture Deposizione, de Lucio Fontana ; la photo Giacometti dans son atelier, de Robert Doisneau ; ou encore Trois Têtes, de Henri Michaux.

Un arrêt du 18 janvier 2022 de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, déjà cité par Le Parisien et Le Canard enchaîné, évoque lui aussi l’existence de « certaines œuvres pouvant être qualifiées de volées ou détournées ». La justice pointe par exemple, s’agissant de Nathalie Rheims, le possible détournement d’une œuvre de l’artiste japonais Hiroshi Sugimoto, qui a ensuite été vendue pour 1,5 million d’euros grâce à une facture de propriété dont « l’authenticité était remise en cause » par l’enquête, selon la cour d’appel.

Sollicités par Mediapart, ni Nathalie Rheims ni son avocat, Me Christophe Ingrain, n’ont souhaité faire de commentaire.

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Darius Langmann, Nathalie Rheims et Thomas Langmann lors des funérailles de Claude Berri à Bagneux, le 15 janvier 2009. © Photo François Guillot / AFP

De son côté, l’avocat de Darius Langmann, Me Laurent Merlet, explique que son client n’a pas été entendu depuis l’ouverture de l’enquête en 2018 et qu’il n’a, par conséquent, pas accès au dossier judiciaire. « Il conteste toutefois formellement tout détournement d’œuvres de la succession de son père : à la suite d’un partage notarié effectué entre les deux frères en 2011, des œuvres non inventoriées restaient à partager et deux experts choisis par les héritiers ont estimé ces œuvres entre 2013 et 2015 », assure l’avocat, qui avance que ni la cour d’appel de Paris ni le fisc ne sont venus à ce jour « accréditer la fable d’œuvres détournées » (voir l’intégralité de sa réponse dans les annexes de cet article).

À ce stade de l’enquête, aucune mise en examen n’a été prononcée et, selon le droit français, toute personne susceptible d’être mise en cause judiciairement est, par nature, présumée innocente.

Le rôle d’un notaire et d’un commissaire-priseur en question

Au-delà des premiers rôles, l’enquête s’intéresse aussi aux agissements de personnages intermédiaires mais non moins centraux au moment d’une succession : le notaire et, s’agissant d’œuvres d’art à inventorier et à estimer, le commissaire-priseur. Dans cette affaire, il se trouve que les deux concernés sont des sommités dans leur domaine.

Le premier, Marc Cagniart, est aujourd’hui le président de la chambre des notaires de Paris. Le second, François de Ricqlès, un « élégant esthète », d’après Le Figaro, a passé dix-huit ans à la tête de la célèbre maison d’enchères Christie’s – il a notamment dirigé la vente historique Pierre Bergé/Yves Saint-Laurent, en 2009, au Grand Palais.

L’avenir dira si, aux yeux de la loi, le notaire Marc Cagniart et le commissaire-priseur François de Ricqlès ont travaillé normalement dans le dossier Berri, s’ils ont été négligents ou, pire, complices des forfaits dénoncés.

Dans la plainte à l’origine de l’enquête judiciaire, les avocats de Thomas Langmann mettaient en cause leur « bienveillance coupable », présentant les deux professionnels comme parties prenantes des dérives de la succession Berri.

Il est par exemple reproché à Marc Cagniart d’avoir passé, selon ses actes notariaux de 2009, entre 12 et 42 secondes seulement par œuvre pour les inventorier. Une prouesse qui ne peut, d’après les plaignants, que démontrer un scénario écrit d’avance pour un héritage truqué. Contacté par Mediapart pour répondre à ces accusations, le notaire n’a pas souhaité s’exprimer au nom du secret professionnel.

Le notaire travaille dans l’intérêt des héritiers en essayant de leur faire payer le moins de droits possibles de manière raisonnable.

François de Ricqlès, commissaire-priseur de la succession Berri

La valeur des œuvres d’art de la succession Berri a officiellement été estimée à 64 millions d’euros ; ce qui est déjà considérable. Mais d’après les termes d’un redressement fiscal de novembre 2020, il s’agit en réalité d’une vaste sous-estimation d’une quinzaine de millions d’euros au moins. Le commissaire-priseur François de Ricqlès l’a d’ailleurs reconnu à demi-mot, le 12 juillet 2016, lors d’une conversation avec Thomas Langmann, que ce dernier a enregistrée.

« Pour des successions aussi importantes, le notaire travaille dans l’intérêt des héritiers en essayant de leur faire payer le moins de droits possibles de manière raisonnable », a confié François de Ricqlès, évoquant des « pratiques courantes dans les déclarations de succession » quand il s’agit de « sous-estimer » fiscalement un patrimoine. Des documents d’assurance de 2010 vus par Mediapart sont également de nature à montrer une sous-estimation massive de la valeur des œuvres incluses dans la succession Berri.  

Des agents de la Direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF), qui se sont penchés sur le dossier parallèlement aux investigations policières, ont depuis permis l’élargissement de l’instruction à des faits de « blanchiment de fraude fiscale », après avoir alerté le procureur de la République de Paris au nom de l’article 40 du Code de procédure pénale, selon une source proche du dossier.

Un enjeu politique négligé

Mais à côté de la sous-estimation de ce qui a été déclaré, l’enquête de police s’est surtout attachée ces derniers mois à identifier ce qui n’avait pas été déclaré. Un trésor d’œuvres d’art suspectées d’avoir donc échappé aux règles de l’héritage – et à l’impôt afférent. C’est tout l’enjeu du dossier de la succession Berri, qu’une députée socialiste, Christine Pirès-Beaune, a décidé de porter sur le front parlementaire.

Il y a, indéniablement, une volonté de protéger ce patrimoine.

Christine Pirès-Beaune, députée socialiste

Membre de la commission des finances de l’Assemblée nationale, la députée se bat depuis des années pour une meilleure fiscalité autour de la détention des œuvres d’art de grande valeur, de longue date exclues de toute forme d’imposition sur le patrimoine en France – hier l’ISF, aujourd’hui l’IFI (impôt sur la fortune immobilière). « Je me suis heurtée, déjà sous François Hollande, à un mur. Il y a, indéniablement, une volonté de protéger ce patrimoine-là, au motif que Paris doit rester une capitale de l’art, alors qu’il s’agit bel et bien d’un patrimoine comme un autre », explique Christine Pirès-Beaune.

« Mais le pire, c’est peut-être l’opacité qui règne au moment de la transmission du patrimoine d’œuvres d’art, par exemple dans le cadre d’une succession », avance l’élue, qui dit regretter de prêcher dans un désert d’indifférence polie, voire parfois d’hostilité politique. « On a bien un registre des cartes grises, pourquoi n’avons-nous pas un registre national des œuvres d’art qui permettrait à l’administration fiscale de mieux travailler et de savoir qui a acheté quoi et quand ? Ce ne serait quand même pas compliqué à mettre en place ! », s’agace l’élue du Puy-de-Dôme.

La parlementaire avait également déposé un amendement fin 2021 dans le but de donner plus de moyens aux agents du fisc afin qu’ils aient accès à certains dossiers de professionnels (notaires, assureurs, commissaires-priseurs) pour vérifier la bonne foi d’une déclaration d’œuvres d’art au moment d’une succession. En vain. L’amendement a été rejeté, notamment au nom du respect du secret professionnel.

Plusieurs fonctionnaires de Bercy sollicités par Mediapart, tous membres du syndicat majoritaire Solidaires-Finances publiques, sonnent l’alarme pour leur part sur la réduction chronique des effectifs affectés au contrôle fiscal au sein de la Direction générale des finances publiques (DGFIP), principale administration de Bercy. Citant des rapports du Sénat et de la Cour des comptes, ils évoquent le chiffre de plus de 3 000 suppressions de postes (sur environ 9 000 personnes) entre 2012 et 2022.

Ils confirment eux aussi les impasses structurelles du contrôle fiscal des œuvres d’art dans le cadre des successions : « Comment calculer une assiette d’impôts à partir d’un patrimoine que l’on ne voit pas ? »

D’évidence, il y a là un vide juridique qui, en matière fiscale, est parfois le reflet d’une volonté politique de ne surtout rien faire. 

Fabrice Arfi

 

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