Privatisation des autoroutes : un fiasco à 55 milliards d’euros
Alors que les péages augmentent à nouveau, le rapport de l’Inspection générale des finances, révélé par « Le Canard enchaîné », remet en lumière la rente exorbitante des autoroutes concédées au privé. Une situation héritée des choix faits en 2015 notamment par Emmanuel Macron et Élisabeth Borne.
Martine Orange / Médiapart
1 février 2023 à 19h11
Le rapport de l’Inspection générale des finances, révélé par Le Canard enchaîné le 25 janvier, lui a fait perdre tout espoir : le sujet de la privatisation des autoroutes est revenu sur le devant de la scène. Pour certains membres de l’exécutif, à commencer par Emmanuel Macron, Élisabeth Borne, Alexis Kohler, cela a même un effet boomerang. La situation actuelle découle directement des choix qu’ils ont faits en 2015. À l’époque, ce sont eux, contre la volonté des responsables parlementaires qui voulaient renationaliser les autoroutes, qui ont supervisé les contrats signés avec les sociétés concessionnaires , leur accordant des droits et des privilèges exorbitants, et organisant délibérément l’impuissance de l’État face aux intérêts privés.
C’est une privatisation qui ne passe pas. Et plus le temps passe, plus il y a consensus pour dénoncer cette vente des autoroutes au privé. Mais cette fois, c’est l’Inspection générale des finances qui le dit : l’accaparement de monopoles physiques essentiels par le privé, sans contrôle et sans régulation, a conduit à la constitution de rentes indues. L’instance de contrôle la plus élevée de Bercy les évalue à 55 milliards d’euros, au détriment des finances publiques. La somme est si énorme qu’elle recommande un raccourcissement des concessions accordées ou une taxation supplémentaire de ces surprofits.
Jamais le ministère des finances n’était allé aussi loin dans la critique de ses choix passés, jusqu’à préconiser un retour en arrière. On comprend l’embarras du ministre des finances et son désir de tenir ce rapport secret.
Des marges dignes du luxe
Empêtré dans la polémique, le gouvernement tente par tous les moyens d’enterrer le sujet. Interrogé à l’Assemblée nationale le 31 janvier, le ministre de la transition écologique s’est défendu de toute volonté de cachotterie à l’égard de la représentation nationale. Pour Christophe Béchu, si le rapport de l’Inspection générale des finances n’a pas été rendu public, c’est qu’il sert au gouvernement dans sa défense juridique contre les sociétés concessionnaires d’autoroute. De son côté, Clément Beaune, ministre des transports, relativise la portée du rapport. Des surprofits, il n’y en a pas dans les sociétés autoroutières. La preuve, selon lui : l’Autorité de régulation des transports (ex-Arafer) n’en parle pas.
Dès 2016, cette autorité avait pourtant tiqué face à la situation des sociétés autoroutières. « La hausse supplémentaire des tarifs de péage qui résulte de la compensation du gel tarifaire en 2015 représente des recettes cumulées de l’ordre de 500 millions d’euros (courants) pour l’ensemble des sept sociétés, sur la durée restant à courir des concessions », écrivait-elle dans son premier rapport.
En décembre 2022 , elle a publié un nouveau rapport sur l’activité et les comptes des sociétés autoroutières. Les chiffres y sont amalgamés, mélangeant ceux des sociétés historiques qui exploitent des autoroutes depuis longtemps amorties – en moins de cinq ans, celles-ci avaient entièrement récupéré leurs frais d’acquisition – et ceux de sociétés qui sont encore en train de construire ou ont à peine fini des tronçons d’autoroutes. Ce qui amène à minorer certaines positions de rente, détenues notamment par Vinci et Eiffage qui dominent ce marché.
Malgré le ton distant, l’autorité paraît stupéfaite par les résultats qu’elle publie. Car ils sont hors norme. Touchées comme tous les autres secteurs de l’économie par la crise sanitaire en 2020, les sociétés autoroutières ont effacé les séquelles de cet arrêt dès l’année suivante. En 2021, elles ont réalisé dans leur ensemble un chiffre d’affaires de 10,3 milliards d’euros, retrouvant leur niveau de 2019.
Mais la suite est encore plus étonnante : ces concessionnaires réalisent des bénéfices exorbitants . En 2021, celles-ci ont enregistré 3,9 milliards d’euros de profits, en hausse de 49 % par rapport à 2020 , année qui n’a pas beaucoup de signification compte tenu de la pandémie, mais en hausse aussi de 11 % par rapport à 2019. La marge nette de ces sociétés s’élève à 36,8 %. Des marges dignes du luxe, qui à elles seules désignent une situation de rente.
Ces contrats secrets qui leur assurent l’impunité
Se défendant de tout laxisme, le ministre des finances a expliqué dans un entretien au Journal du dimanche, qu’il entendait bien mettre à contribution les sociétés concessionnaires. « Nous l’avons fait dans le projet de loi de finances 2020 : cela nous rapportera plus d’un milliard d’euros d’ici la fin des concessions », a justifié Bruno Le Maire. Un milliard d’euros sur dix ans, cela ressemble à une aumône, comparé aux 55 milliards d’euros de surprofits engrangés.
Pourtant, c’est encore trop pour les sociétés concessionnaires. Depuis 2017, elles ont obtenu un plafonnement de certaines taxes d’occupation du territoire, une baisse de l’impôt sur les sociétés, des aides et des subventions de toute nature pour les accompagner, sans parler des déductions de tous les frais financiers qui les ont amenées à se décapitaliser pendant des années afin de minorer leurs impôts . Le total de leurs impôts et taxes en 2021 a représenté moins de 900 millions d’euros. Les concessionnaires estiment que cette contribution est largement suffisante, voire trop élevée.
Ils ont donc engagé des recours devant les tribunaux administratifs pour contester la taxe exceptionnelle demandée par l’État. Ils ont le droit pour eux, expliquent-ils, grâce aux contrats négociés dans le secret en 2015 sous l’égide d’Élisabeth Borne, alors directrice de cabinet de Ségolène Royal et d’Alexis Kohler, alors directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, que l’État n’a jamais voulu rendre publics et révélés par la suite par Mediapart.
À la suite du gel des tarifs des péages ordonnés par Ségolène Royal, les sociétés concessionnaires ont obtenu un allongement de leurs concessions de deux à cinq ans, en contrepartie de 3,2 milliards d’euros de travaux supplémentaires. Profitant de leur position de force, elles arrachent même dans les négociations une nouvelle indexation tarifaire, très avantageuse pour leurs intérêts, et des exemptions hors du droit commun. Ainsi, toute modification de la fiscalité en leur défaveur ne peut pas être appliquée. De même, toute disposition qui pourrait changer les termes des contrats doit donner lieu à compensation, selon les termes de l’accord, afin « d’assurer, dans le respect du service public, les conditions économiques et financières » des contrats.
Comment les services juridiques de Bercy et plus encore les magistrats du Conseil d’État ont-ils pu accepter de telles clauses ? L’Autorité de régulation des transports n’a même pas été consultée dans le cadre de ces négociations. Et elle ignorait tout de la teneur de ces contrats avant que nous les rendions publics. Ce simple fait dit tout de la puissance de contrôle et de régulation de cette autorité : elle est proche du néant. Elle n’a aucune prise sur les sociétés concessionnaires.
Rente perpétuelle
Ayant accepté d’être pieds et poings liés, l’État se retrouve sans aucune marge de manœuvre face à la toute-puissance de Vinci et Eiffage qui mènent le combat en avant-garde. Pour eux, les hausses des tarifs des péages sont non négociables : elles sont prévues dans les contrats. En guise de compensation, le ministre des finances en est réduit, comme face à TotalEnergies, à quémander un geste. Vinci Autoroutes a annoncé qu’il allait « bloquer sur l’ensemble de son réseau, les tarifs de péage de 70 % des trajets de moins de 30 km ». La « moitié des trajets de moins de 50 km » et les itinéraires de contournement de trente-cinq agglomérations desservies par son réseau bénéficieront également de cette mesure, précise l’entreprise. Le concessionnaire d’autoroutes Area, filiale d’Eiffage, lui va proposer une réduction de 40 % sur des trajets réguliers, pour les utilisateurs empruntant leurs autoroutes avec une fréquence de dix allers-retours par mois. Ces « efforts » sont censés compenser les milliards manquants aux finances publiques et profitant à la rente privée.
À la suite de la révélation du rapport de l’Inspection générale des finances publiques, de nouvelles voix se sont élevées dans les rangs du Parlement pour demander la renationalisation des autoroutes, comme le permet la loi au nom de l’intérêt général. Une suggestion impossible à mettre en œuvre, a insisté Christophe Béchu le 31 janvier à l’Assemblée nationale. La mesure coûterait trop cher pour les finances publiques, selon lui. Résumant la position du gouvernement, il préfère attendre sagement l’extinction des concessions sans rien faire.
Au vu de la longueur de la durée des concessions, cela revient à accorder une rente quasi perpétuelle aux concessionnaires privés. Selon le rapport de l’Autorité de régulation de transports, la première concession arrivant à échéance, celle de la Sanef accordée en 1963, se termine en 2031. D’autres s’échelonnent entre 2032 et 2036. Toutes les autres expirent après 2050. La plus longue, celle Cofiroute Duplex consentie en 1999, se terminera en 2086.
C’est autant de moins pour la transition écologique. Car tous ces milliards dégagés par les péages autoroutiers auraient pu servir, comme cela avait été conçu à l’origine, à financer l’entretien et le renouvellement des réseaux ferroviaires, le développement du fret et des transports en commun, indispensables pour lutter contre les dérèglements climatiques. Cela aurait pu… Mais le gouvernement préfère défendre la rente privée.
(1) Mais ne surtout pas parler du choix de la privatisation et de ses conditions en 2015 : c'est le trio Macron, Borne et Kohler qui était à la manoeuvre !
J.P. C.
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