samedi 21 janvier 2023

UNE REVELATION (... VRAIMENT ?) : "L'EDUCATION NATIONALE, 1er EMPLOYEUR DE FRANCE, DRAINE SON LOT DE TRAVAILLEURS ET TRAVAILLEUSES PAUVRES, PEUT-ÊTRE PLUS PAUVRES QUE JAMAIS"... (1)

À la retraite, les travailleurs pauvres de l’Éducation nationale craignent la double peine

La fonction publique a multiplié les statuts précaires en son sein. Exemple dans l’Éducation nationale, où le double spectre de l’inflation et d’une retraite toujours plus lointaine mobilise même les plus fragiles.

Mathilde Goanec

19 janvier 2023 à 09h43

« Il y a de la pudeur. Une sorte d’indignation aussi : je travaille, je suis enseignante, je ne vais pas aller aux Restos du cœur… » Gwen*, professeure des écoles remplaçante dans le Val-d’Oise, est titulaire depuis deux ans seulement de l’Éducation nationale, après des années à exercer en tant que contractuelle, et une parenthèse dans la protection de l’enfance. Une précarité qu’elle paye encore très cher aujourd’hui.

« Au début de ma carrière, mes trois premiers mois de salaire ont été versés en retard, j’étais mère isolée avec un loyer à honorer, la banque hurlait, cela m’a mise dans la mouise direct », se souvient l’enseignante. Sa maigre paye d’alors ne permet pas de passer ce premier orage, Gwen contracte donc un premier prêt à la consommation, puis un autre, elle s’endette également auprès de ses amis.

Après deux décennies à ce régime, elle finit par décrocher son concours, sans pouvoir faire valoir toute son ancienneté. Gwen vit désormais avec 1 800 euros net par mois, mais traîne comme un boulet 6 000 euros d’impayés auprès de son bailleur social. Pour tenir, aider sa fille jeune active, et ajouter 200 euros par mois à son budget, cette fonctionnaire donne une dizaine d’heures de cours privés par semaine, via une société spécialisée, ou au noir. « C’est un crève-cœur, pour quelqu’un qui comme moi aime le service public, mais je n’ai pas le choix. »

Dans une salle de classe d'une école primaire à Paris en 2022. © Photo Magali Cohen / Hans Lucas via AFP

L’Éducation nationale, premier employeur de France, draine son lot de travailleurs et travailleuses pauvres, peut-être plus pauvres que jamais. Jeunes professeur·es et contractuel·les, surveillant·es, assistantes d’élèves en situation de handicap (AESH), agent·es d’entretien, l’inflation touche ces catégories de personnel de plein fouet ; lesquelles seront également parmi les plus démunies face à une possible réforme du régime de retraite, du fait de carrières hachées et maigrement rémunérées.

Sophie*, professeure en Île-de-France, qui sort elle aussi à 38 ans d’une longue période de surendettement, sera d’ailleurs du cortège parisien jeudi 19 janvier 2022. « Pour les retraites, mais aussi pour de meilleurs salaires dès maintenant », affirme l’enseignante.

Ce sont les femmes et les précaires qui vont être les plus touchés

Alice Michel, AESH à Paris

Chrystel Levardon siège pour le syndicat CGT au sein du comité d’action sociale de l’Éducation nationale dans l’Essonne, qui chaque mois rend un avis avant de verser ou non une aide financière exceptionnelle aux personnels de cette administration. « Parmi les profils récurrents, on retrouve principalement des AESH, et des femmes. Quand on a un revenu de moins de 1 000 euros par mois et un loyer à 800 euros, des enfants à faire garder, on a tout dit, c’est impossible », résume Chrystel Levardon, qui anticipe d’autres demandes à venir pour affronter la hausse affolante du coût de l’énergie.

Alice Michel (lire aussi une partie de son témoignage ici) a effectivement vu sa facture d’électricité tripler dans son HLM et vient de solliciter l’assistante sociale de l’éducation nationale. AESH à Paris depuis sept ans, elle est l’une des rares, parmi ses collègues, à travailler 36 heures par semaine, dans un métier où le temps partiel est la norme.

Cette mère de trois enfants gagne 1 368 euros par mois – un salaire qui tombera à 1 200 euros aux 18 ans de son aînée, dans quelques mois, selon les règles du « supplément forfaitaire familial ». Son compagnon touche 1 600 euros en tant que directeur adjoint pour une chaîne de magasin de surgelés, et malgré leurs deux salaires, le budget de la famille reste extrêmement serré : « Comme la plupart des gens qui ne gagnent pas beaucoup, j’ai un découvert autorisé… et je vis chaque mois sur ce découvert. »

Contre le recul de l’âge de la retraite, Alice Michel, syndiquée chez Sud Éducation, s’appuie sur son propre parcours pour convaincre ses collègues de faire grève jeudi : « Ce sont les femmes et les précaires qui vont être les plus touchés. Moi j’ai commencé à travailler à 17 ans, je n’ai pas fait d’études supérieures, j’ai travaillé pendant dix ans comme esthéticienne puis en intérim. AESH, c’était pour pouvoir être davantage à la maison. Quitte à être pauvre, autant passer du temps avec ses enfants... »

Mais Anne Falciola, 53 ans, qui coordonne le pôle national AESH-CGT, confirme la complexité de l’exercice. Avec des salaires si faibles, la capacité à assumer une journée de grève se retrouve singulièrement réduite chez ces personnels de l’éducation nationale. Et pourtant, « malgré les problèmes quotidiens, la retraite, c’est la première chose dont on parle le matin en ce moment. Moi je suis sûre d’une chose : c’est une question de dignité ».

La mobilisation paye, insiste cette AESH, mais si peu. Au bout de plusieurs années à réclamer un meilleur salaire et un meilleur statut, les AESH ont obtenu moins de trois euros d’augmentation par mois pour les nouvelles entrantes.

Des « miettes », immédiatement dévorées par l’inflation, souligne Anne Falciola. « Cela paraît inimaginable de laisser des personnes toute la journée dans les écoles, à 92 % des femmes, dans une telle absence de considération ! Depuis trois ans, on a de plus en plus de licenciements pour inaptitude. Ces femmes craquent, et on les jette. »

J’essuie encore les plâtres de ces années-là.

Sophie, enseignante en Île-de-France

Les AESH ne sont pas les seules à tenter de surnager dans les méandres de la « communauté éducative », qui recouvre des personnes aux statuts de plus en plus divers. Depuis 2012, des médiateurs sociaux ont fait leur apparition dans les établissements scolaires, pour prévenir les violences ou incivilités. Sans réel statut ni reconnaissance, payés juste au-dessus du Smic par les collectivités locales, il arrive souvent que le « dix du mois, on n’ait plus rien », raconte Sonia*, 46 ans, habitante de Seine-Saint-Denis.

« Je me suis débrouillée pour avoir un logement social, j’attendais depuis huit ans, explique-t-elle. Mais j’ai des collègues qui vivent en hôtels sociaux ! Le mercredi et une partie des vacances, on nous oblige à aller travailler dans l’association qui chapeaute notre activité quand le collège est fermé. Résultat, on doit faire garder les enfants, contrairement aux enseignants. C’est intenable. »

Une psychanalyse en cours depuis trois ans, un cours de yoga, et pas « des pâtes tous les jours, parce que cela me semble important de bien se nourrir ». Du luxe ? C’est la question que se pose Lila, qui sort de ses études de psychologie et occupe deux postes à mi-temps dans l’Éducation nationale, le premier comme assistante pédagogique dans un collège, le second en tant qu’assistante d’éducation (AED) en lycée, pour 1 385 euros chaque mois. Deux emplois « super chouettes, proches des élèves ».

En février, Lila devrait accéder à la prime REP (réseau d’éducation prioritaire), enfin concédée aux AED par le ministère, mais moins élevée que pour les enseignant·es. « Comme tout le monde, j’ai envie de profiter un peu de la vie mais c’est compliqué car nous sommes payés le minimum syndical comme AED. Le plus dur, c’est de ne pas être vraiment reconnus dans nos fonctions. » Lila manifestera, à Montpellier, jeudi.

Sophie pensait être enfin sortie des galères. Elle a débuté en 2008, en tant que jeune professeure d’anglais, dans une région inconnue, où il a fallu trouver un logement, s’équiper de A à Z, se payer un ordinateur pour préparer les cours. Elle prend alors un « crédit revolving », puis un autre pour « la télé, mon seul loisir de l’époque, vu ma charge de travail ». Le verdict tombe très vite : surendettement. « J’essuie encore les plâtres de ces années-là », constate Sophie.

Aujourd’hui, l’enseignante frôle les 2 000 euros de salaire, loge dans un studio douillet de 47 mètres carrés dans le parc social mis à disposition du personnel de l’Éducation nationale, à une heure de transport de son travail cependant. Mais à chaque rentrée de septembre, elle pense à ses jeunes collègues, ceux-là mêmes pour lesquels le ministre de l’éducation, Pap Ndiaye, a promis une « revalorisation », et à leurs 1 400 euros net mensuels de début de carrière. « Je sais à quel point c’est violent d’être payé comme ça, et pas seulement matériellement. Un salaire de 1 400 euros… qu’est-ce que cela dit de nous ? »

Mathilde Goanec

 

(1)  Ce sont les femmes qui sont les plus touchées, évidemment. Mais un retour vers le passé montre que cette situation perdure depuis des décennies - sans que ce fait atténue en quoi que ce soit le caractère scandaleux de cette inégalité... Sans oublier que l'ensemble des enseignant.es comparé.es à leurs collègues européens sont parmi les plus mal rémunéré.es.

J.P. C.

 

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