Les questions que pose le cas Pannier-Runacher
« Pétrole », « paradis fiscaux », « dissimulation » : depuis la publication d’un article du média Disclose sur son père, la ministre de la transition énergétique est sous le feu des critiques. Pour essayer d’y voir clair, Mediapart s’est penché sur les quatre enjeux – conflit d’intérêts, fiscalité, transparence et politique – du dossier.
Y a-t-il une affaire Pannier-Runacher et, si oui, laquelle ? Depuis la publication par le média Disclose d’un article sous le titre « Pétrole et paradis fiscaux : les intérêts cachés de la ministre de la transition énergétique », Agnès Pannier-Runacher se trouve au centre d’une tempête politique. Les appels à la démission se multiplient depuis 24 heures et la ministre est présentée dans plusieurs commentaires de presse comme fragilisée au sein du gouvernement.
Quels sont les faits au cœur de la polémique ? En 2016, le père de la ministre, Jean-Michel Runacher, un ex-dirigeant du géant pétrolier Perenco, a consenti un héritage par anticipation à ses petits-enfants. Il leur a légué, dans une société française créée pour l’occasion et baptisée Arjunem, la nue-propriété de 1,2 million d’euros d’épargne personnelle : en l’occurrence des parts de fonds d’investissement domiciliés ou gérés dans des paradis fiscaux, que la société Arjunem détient via un compte ouvert dans une banque luxembourgeoise.
Une situation qui n’est pas apparue dans les déclarations de patrimoine et d’intérêts déposées en décembre 2018 par Agnès Pannier-Runacher quand elle a été nommée secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances.
« Pétrole », « paradis fiscaux », « dissimulation »… : les ingrédients mis en avant n’ont pas manqué d’allumer un incendie politique, les oppositions à Emmanuel Macron s’emparant de l’histoire, au risque, parfois, de lui faire dire ce que l’article de Disclose n’avançait même pas.
Pour essayer d’y voir clair dans le cas d’Agnès Pannier-Runacher, Mediapart s’est penché sur les quatre enjeux – conflit d’intérêts, fiscalité, transparence et politique – du dossier.
- Y a-t-il un problème fiscal ?
En l’état actuel du dossier, aucun sujet d’ordre fiscal n’apparaît. Le père d’Agnès Pannier-Runacher a créé la société française Arjunem en 2016 pour transmettre une partie de son patrimoine personnel (1,2 million d’euros) à ses quatre petits-enfants (dont les trois enfants de la ministre), en profitant d’une niche fiscale prévue par la loi française. Il n’y a donc ni évasion fiscale, ni même optimisation fiscale agressive.
Jean-Michel Runacher a d’abord créé Arjunem, puis a apporté à la société des parts de fonds d’investissement, avant de donner la nue-propriété des actions d’Arjunem à ses petits-enfants. Cela signifie que ceux-ci sont propriétaires de la société, mais que Jean-Michel Runacher en conserve l’usufruit, c’est-à-dire l’intégralité du pouvoir de décision et des bénéfices économiques (les dividendes éventuellement versés par Arjunem).
Effectuer une donation anticipée en nue-propriété permet de réduire les droits de succession lorsque l’usufruitier décède ou souhaite donner, plus tard, son usufruit à ses descendants. Il s’agit bien d’une optimisation fiscale, mais complètement légale et fréquemment utilisée, notamment pour la transmission de sociétés et de biens immobiliers.
Les fonds spéculatifs dans lesquels Arjunem détient des parts sont immatriculés dans des paradis fiscaux ou gérés par des sociétés d’investissement basées dans des paradis fiscaux. Par ailleurs, Arjunem détient ces parts de fonds via un compte-titres ouvert dans une banque luxembourgeoise. Mais cela n’apporte aucun avantage fiscal ni au père d’Agnès Pannier-Runacher ni à ses enfants. Arjunem est une société française basée à Paris, et qui paye donc ses impôts en France.
- Quid des risques de conflit d’intérêts ?
Dans les informations rendues publiques à ce jour, rien ne lie directement les fonds spéculatifs de la société Arjunem des enfants de la ministre à la compagnie pétrolière Perenco. Disclose a simplement souligné que Perenco et Arjunem ont tous deux placé une partie de leur épargne dans le même fonds d’investissement. Ce qui veut dire qu’à ce stade aucun élément ne permet de dire que le patrimoine des enfants d’Agnès Pannier-Runacher (dont deux sont encore mineurs) pourrait fluctuer en fonction des décisions de la ministre. Une inconnue demeure cependant sur la nature exacte des trois fonds spéculatifs : présentent-ils une particularité liée au cours des énergies fossiles, par exemple ? Aucun élément ne permet de le dire pour l’instant.
La ministre n’en reste pas moins exposée à des risques de conflits d’intérêts patents, identifiés depuis plusieurs années. Ancienne directrice générale déléguée de la Compagnie des Alpes (immobilier, gestion des domaines skiables) ou administratrice du fonds d’investissement Macquarie (autoroutes), elle a d’ailleurs été contrainte de signer un arrêté de déport, après son entrée au gouvernement en 2018. Dans une enquête sur ses activités dans le secteur privé, Mediapart avait souligné son rôle au conseil d’administration de l’armateur Bourbon, groupe para-pétrolier mis en cause pour des faits présumés de corruption en Afrique.
Les fonctions de son père, Jean-Michel Runacher, exposent aussi la ministre à des risques de conflit d’intérêts. Ancien dirigeant de Perenco jusqu’en 2020, celui-ci continue en effet à ce jour de conseiller le groupe pétrolier. Ce qui veut dire que les intérêts que défend le père (intérêts privés de Perenco) sont contradictoires avec ceux de sa fille ministre (intérêt général).
L’autre risque de conflit d’intérêts auquel s’expose la ministre concerne la société Engie, au sein de laquelle travaille le père de ses enfants. À son arrivée au ministère, Agnès Pannier-Runacher s’est déportée des actes de toute nature relatifs à ce groupe. Ce qui veut dire qu’elle n’a pas le droit de s’impliquer dans ce dossier et que, si elle le fait, elle s’expose à des poursuites pénales.
- Y a-t-il une question de transparence ?
Les informations sur la société Arjunem des enfants de la ministre étaient publiques : elles étaient enregistrées au tribunal de commerce, y compris les mails décrivant les fonds spéculatifs choisis et le fait que Perenco avait investi dans certains d’entre eux.
Au regard des obligations de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), chargée de contrôler les liens d’intérêts des membres du gouvernement, l’article de Disclose en convient lui-même : la ministre « n’est pas tenue de dévoiler l’existence d’Arjunem ». Dans son « guide du déclarant », la HATVP écrit effectivement : « Vous ne devez pas déclarer les biens de vos enfants (y compris mineurs). »
Toutefois, les déclarations d’intérêts comme de patrimoine des responsables publics prévoient une case « Observations » dans laquelle ils peuvent pro-activement élargir le périmètre. « Son éthique personnelle aurait pu soumettre Agnès Pannier-Runacher à déclarer ces liens, même si d’apparence indirects », estime ainsi Béatrice Guillemont, directrice générale d’Anticor.
La HATVP a indiqué, mardi 8 novembre, avoir engagé des « vérifications » sur les déclarations d’Agnès Pannier-Runacher, dont les déclarations d’intérêts et de patrimoine en tant que ministre de la transition énergétique, non rendues publiques à ce jour, sont justement à l’étude, comme pour tous les autres membres du gouvernement d’Élisabeth Borne.
Pour les associations anticorruption, le cas Pannier-Runacher montre que le périmètre des déclarations est insuffisant. « Elle-même n’est obligée que de déclarer ses biens propres. En 2013, le Conseil constitutionnel avait censuré l’extension aux enfants des déclarations d’intérêts ou de patrimoine des décideurs publics, au nom d’une “atteinte disproportionnée à la vie privée” », a relevé Patrick Lefas, président de Transparency International France, dans Libération.
Pour ce magistrat près la Cour des comptes, « il faudrait une vision plus extensive des intérêts déclarés, même indirects, sans forcement les rendre publics, permettant d’émettre des réserves d’usage en cas de besoin. Il vaut toujours mieux en dire plus que pas assez, à titre de précaution préventive. Sinon, cela risque de faire mauvais genre une fois que les médias s’en saisissent ».
« Cette affaire questionne en fait le périmètre de la HATVP, qui devrait être étendu au domaine familial », abonde Béatrice Guillemont d’Anticor auprès de Disclose. « D’ailleurs, dès 2011, la commission Sauvé préconisait que l’autorité de contrôle puisse “demander communication, dans les cas litigieux, de la situation patrimoniale du conjoint séparé de biens, du partenaire ou du concubin ainsi que des enfants mineurs”. Malheureusement, la loi de 2013 sur la transparence de la vie publique et celle de 2017 pour la confiance dans la vie politique n’ont pas retenu cette recommandation. »
- Y a-t-il un problème politique ?
Le sujet a fait l’objet de trois questions au gouvernement, mardi, à l’Assemblée nationale. Toutes adressées à la première ministre Élisabeth Borne. « Aviez-vous connaissance de ces informations quand vous avez nommé [Agnès Pannier-Runacher] ministre de la transition énergétique ? », a d’abord demandé le député socialiste Arthur Delaporte. « Pouvez-vous continuer à faire confiance à Mme Pannier-Runacher ? », a enchaîné son collègue de La France insoumise (LFI) Aurélien Saintoul. « Lui renouvelez-vous votre confiance ? », a insisté la présidente du groupe écologiste Cyrielle Chatelain.
« Si l’objectif de votre question est de m’amener à commenter des articles de presse, je vous répondrai que ce n’est pas mon rôle », a rétorqué la cheffe du gouvernement à l’élue Europe Écologie-Les Verts (EELV) pour éviter de répondre à la seule question politique qui vaille : était-il judicieux de nommer à la tête du ministère de la transition énergétique une personnalité ayant autant partie liée avec l’industrie pétrolière (son père chez Perenco et elle chez Bourbon) ? Quand bien même ces liens ne seraient pas pénalement répréhensibles, ils font inévitablement porter un soupçon sur ses choix politiques au sein du gouvernement.
Aurait-on songé, de la même manière, à nommer au ministère de la justice un homme en conflit ouvert avec une partie de la magistrature ? Ou au ministère des affaires étrangères une femme dont le corps diplomatique se méfie ? Ou même encore au ministère de l’intérieur un homme qui aurait autorité sur les policiers chargés d’enquêter sur les violences sexuelles tout en étant lui-même accusé par des femmes ? On se dirait, dans chacun de ces cas de figure, que ces choix sont pour le moins particuliers.
Ce sont pourtant ceux qu’a faits Emmanuel Macron. Pour Agnès Pannier-Runacher, donc, mais aussi pour Éric Dupond-Moretti Place Vendôme, Catherine Colonna au Quai d’Orsay et Gérald Darmanin Place Beauvau. À chaque fois en connaissance de cause des polémiques – ou pire encore, le garde des Sceaux étant mis en examen par la Cour de justice de la République (CJR) pour « prises illégales d’intérêts » – que ces nominations pourraient susciter. En interne, beaucoup se sont souvent demandé si ce n’était pas fait exprès.
C’est le côté « c’est moi qui décide » du chef de l’État. Un trait de caractère plus connu sous l’expression « maître des horloges » que ses soutiens ont désormais le plus grand mal à défendre tant il confine à l’absurde et à la provocation. Depuis cinq ans, Emmanuel Macron se fait fort de bousculer ce qu’il continue d’appeler « le système », sans jamais être bousculé à son tour. Il s’enorgueillit ainsi de ne se laisser dicter son agenda par personne – et surtout pas par la presse dont il considère, depuis l’affaire Benalla, qu’elle « ne cherche plus la vérité ».
Fabrice Arfi, Yann Philippin, Antton Rouget et Ellen Salvi
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