Au Parlement européen, l’offensive anti-climat du lobby industriel
Les eurodéputés devaient voter mercredi une vaste réforme du marché carbone. Mais le Parlement a finalement rejeté ce texte. Les très polluants industriels de l’acier, du ciment et des engrais ont opéré un lobbying intense pour pouvoir continuer à émettre gratuitement leurs gaz à effet de serre.
Depuis le mardi 7 juin, le Parlement européen planche sur le Pacte vert, un important paquet législatif qui doit permettre à l’Union européenne (UE) de réduire ses émissions de gaz à effet de serre d’au moins 55 % en 2030, par rapport à 1990.
Huit des quatorze propositions pour la transition écologique ont été examinées par les eurodéputé⸱es à Strasbourg, avant de passer au vote en session plénière ce mercredi 8 juin – les États membres devant se prononcer dans la foulée fin juin pour aboutir ensuite à une traduction de ces propositions dans la législation européenne.
Une des mesures cruciales sur la table était la réforme du marché carbone. En 2005, l’UE a mis en place un système d’échange de quotas d’émission de CO2 pour que les industries rejettent moins de gaz à effet de serre. « Cela incite les entreprises à moins polluer : au moins elles polluent, au moins elles payent, peut-on lire sur le site du Parlement européen. Les entreprises doivent acquérir ces quotas d’émission par le biais d’enchères et leur prix varie en fonction de l’offre et de la demande. » Début 2022, chaque firme devait payer plus de 80 euros pour chaque tonne de CO2 émise.
Mais le marché du carbone européen demeure inopérant. En effet, dès l’instauration de ce système, des dérogations ont été accordées aux industries, principalement pour les secteurs de la sidérurgie, de la cimenterie et de la production d’engrais. Des permis à polluer gratuits censés à l’origine protéger ces groupes européens contre la concurrence internationale non soumise au prix du CO2.
Or, ces quotas d’émissions gratuits alloués à des géants climaticides comme Lafarge ou ArcelorMittal couvrent, selon la Commission européenne, 94 % des émissions de l’ensemble du secteur industriel de l’UE.
D’après une étude européenne publiée en février dernier, cette non-application du principe de pollueur-payeur à l’industrie lourde représente un manque à gagner de 90 milliards d’euros pour les États membres depuis 2008. Autant de milliards perdus pour effectuer la transition écologique.
Pis, ces permis de polluer ont servi de rente pour les industriels. « Des firmes ont été jusqu’à vendre leurs quotas gratuits d’émission de CO2 sur les marchés carbone, explique à Mediapart Neil Makaroff, responsable Europe au Réseau Action Climat. Entre 2008 et 2019, on estime que ces entreprises ont tiré 30 à 50 milliards d’euros de profits liés à la revente de leurs quotas… »
Résultat de cette aberration : les émissions de l’industrie lourde stagnent depuis 2012 et les grands groupes continuent d’engranger de mirifiques profits tout en aggravant le chaos climatique.
Durcir le calendrier
En juillet 2021, la Commission européenne a évoqué lors de la présentation des grandes lignes du « Pacte vert » la suppression des quotas gratuits en 2035.
Toutefois, le 17 mai dernier, des eurodéputé⸱es, réuni⸱es en commission environnement pour préparer la session plénière au Parlement de ce mercredi 8 juin, ont proposé de durcir ce calendrier. Ils et elles ont voté pour commencer à supprimer progressivement les permis gratuits à polluer dès 2026, afin qu’ils disparaissent complètement d’ici à 2030.
À cette date, les quotas gratuits comme instrument de protection de la compétitivité des industries européennes devraient être contrebalancés par un nouveau mécanisme, la taxe carbone aux frontières. Le principe de ce dispositif, baptisé mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, est de surtaxer les marchandises importées en fonction de leur empreinte carbone.
Mais depuis cette proposition des législateurs de raccourcir le calendrier pour mettre définitivement fin aux droits à polluer gratuits, les lobbies industriels ont exercé une importante pression sur les eurodéputé·es pour tenter de faire capoter le vote de cette échéance ce mercredi 8 juin.
Pour exemple, les grandes organisations professionnelles européennes de la cimenterie, de l’industrie chimique, de l’aciérie ou encore des fertilisants ont envoyé une note aux parlementaires « en vue des votes en plénière sur le système d’échange de quotas d’émission et le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ».
Dans ce document que publie Mediapart, ces lobbies industriels arguent que « les industries à forte intensité énergétique fournissent des emplois directs à environ 2,6 millions de personnes et représentent les fondements de chaînes de valeur à la fois critiques et stratégiques pour l’économie de l’Union européenne et pour la société ».
Ils rappellent par ailleurs que dans « ce nouveau contexte de grave récession économique », les décideurs politiques doivent éviter toute orientation du « Pacte vert » qui pourrait entraîner « des coûts disproportionnés, des fermetures d’usines et des licenciements ».
Ce chantage à l’emploi brandi pour justifier le maintien à long terme des permis à polluer gratuits se retrouve dans d’autres courriels envoyés aux députés européens et qu’a pu consulter Mediapart.
La FNSEA, le syndicat agricole majoritaire en France, a ainsi alerté que la fin des quotas de carbone gratuits pour la production d’engrais « fragiliserait la compétitivité de l’agriculture européenne et augmenterait les fuites de carbone, alors que les agriculteurs sont déjà pleinement engagés à rendre l’Europe climatiquement neutre d’ici 2050 ».
Aegis Europe, alliance d’une vingtaine de fédérations de l’industrie lourde qui représente « un chiffre d’affaires annuel de plus de 500 milliards d’euros, ainsi que des millions d’emplois dans toute l’UE », a pour sa part notifié par mail aux élu⸱es « l’impérieuse nécessité de maintenir les quotas gratuits jusqu’en 2030 pour permettre aux producteurs européens de se décarboniser. La proposition d’une suppression progressive accélérée des quotas gratuits […] portera atteinte à la compétitivité et à la viabilité des secteurs concernés ».
Lobbying de poids
Selon les données du registre de transparence de l’UE et celles de l’ONG InfluenceMap, plus d’une cinquantaine de réunions ont eu lieu avec des eurodéputé⸱es clés sur les dossiers du marché carbone et de la taxe carbone aux frontières.
Les groupes qui ont rencontré le plus fréquemment les parlementaires sont le sidérurgiste allemand Thyssenkrupp et l’association européenne de l’acier Eurofer. Cette dernière a appelé « la plénière du Parlement européen à corriger le vote perturbateur de sa commission environnement », avançant qu’« une suppression brutale des quotas gratuits » risquerait d’engendrer la perte « d’au moins 30 000 emplois ».
Au total, les fédérations européennes de l’industrie lourde possèdent 121 lobbyistes accrédités au Parlement européen avec un budget estimé entre 28 et 32 millions d’euros rien que pour l’année 2021.
Résultat de ce rouleau compresseur, les eurodéputé⸱es ont voté ce mercredi 8 juin pour la suppression définitive des droits à polluer gratuits non pas en 2030… mais en 2034. Face à ce fiasco et d'autres affaiblissements du texte, les parlementaires socialistes et écologistes ont préféré se prononcer contre l’ensemble du projet de réforme du marché carbone, jugé trop peu ambitieux.
« Cela démontre à quel point le Parlement européen est extrêmement clivé sur cette question des quotas d’émissions gratuits, regrette Neil Makaroff du Réseau Action Climat. Les débats étaient chaotiques. Les industriels ont réussi leur coup en jouant sur la division entre eurodéputés. »
Sans accord en plénière, la copie a été de facto renvoyée à la commission environnement, retardant encore de plusieurs mois une mesure pilier face à l’urgence climatique.
« Alors que nous avions obtenu un accord politique solide en commission environnement, prévoyant la fin des quotas carbone gratuits pour les entreprises en 2030, les groupes de la droite du Parlement (Renaissance, PPE et l’extrême droite) se sont alliés avant la plénière pour affaiblir le texte, son ambition, et la date de fin des quotas gratuits à 2034, précise l’eurodéputée écologiste Marie Toussaint. Les intentions de Renaissance [groupe de La République en marche – ndlr] et des conservateurs sont claires : ils préfèrent une fois de plus écouter les lobbies plutôt que les aspirations des citoyens européens. »
Le président de cette commission environnement, l’eurodéputé français Pascal Canfin du groupe Renaissance avait pourtant déclaré quelques minutes juste avant le vote : « Nous avons rendez-vous avec l’histoire. »
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