mercredi 4 mai 2022

LE LEADER INSOUMIS REUSSIT A "ATTRIBUER A SON ENTREPRISE DE RASSEMBLEMENT UNE AURA VICTORIEUSE, MAIS AUSSI A L'INSCRIRE DANS LE SILLAGE D'UNE HISTOIRE LONGUE".

Législatives : pourquoi l’accord des gauches est historique

L’imaginaire du Front populaire a été convoqué par les protagonistes de l’union en train de se bâtir à gauche. L’analogie, qui n’est pas la seule possible, a cependant ses limites. Et le rassemblement en cours est inédit.

Fabien Escalona / Médiapart

3 mai 2022 à 19h47 

 

En ce mardi 3 mai, jour anniversaire de la victoire du Front populaire aux élections législatives de 1936, le rassemblement de la gauche et des écologistes en vue du scrutin de 2022 a de nouveau avancé. Après Génération·s puis Europe Écologie-Les Verts (EELV), le Parti communiste (PCF) a trouvé un accord avec les troupes de Jean-Luc Mélenchon, sous la bannière de la « Nouvelle Union populaire écologique et sociale ». Les discussions se poursuivent avec le Parti socialiste (PS) et le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA).

L’objectif de les finaliser à cette date symbolique a été mentionné par le leader insoumis lui-même, lors de son discours en marge du défilé du 1er-Mai. Une façon d’attribuer à son entreprise de rassemblement une aura victorieuse, mais aussi de l’inscrire dans le sillage d’une histoire longue, durant laquelle des efforts semblables ont parfois marqué positivement la mémoire collective.

Bien sûr, toute analogie avec le Front populaire, ou d’autres grands moments d’unité électorale à gauche, trouve rapidement ses limites. « Aucune d’entre elles ne peut jamais marcher point par point, pour la bonne raison que les forces de gauche évoluent tout le temps, à l’instar de la société », remarque l’historienne Marion Fontaine, spécialiste des mouvements ouvriers à l’université d’Avignon. Avoir en tête les épisodes précédents permet cependant de mesurer la part d’inédit qui caractérise le rassemblement en cours – nous y reviendrons.

Photo illustration © Sébastien Calvet / Mediapart avec AFP
 

Par ailleurs, au-delà de l’exactitude historique, le maniement mémoriel de ces épisodes est révélateur. D’abord parce qu’il répond à une aspiration massive à l’union, dont les états-majors partisans ont bien conscience. Ensuite parce que ce maniement est sélectif : plus proches dans le temps, l’expérience de la gauche plurielle (qui a gouverné de 1997 à 2002) et la rédaction du Programme commun (signé en 1972) n’ont guère été invoquées.  

Jean-Luc Mélenchon a pourtant été un ministre de Lionel Jospin, qui s’était appuyé à Matignon sur une majorité composée de socialistes, de communistes, d’écologistes et de chevènementistes. Il a aussi régulièrement défendu le legs de François Mitterrand, qui fut un protagoniste majeur du fameux accord de gouvernement négocié entre le PS et le PCF, dont le cinquantième anniversaire sera justement fêté le mois prochain.

« En 2011, Mélenchon avait fait une très longue conférence sur la façon dont le Programme commun avait préparé la victoire de Mitterrand, se souvient l’historien Jean-Numa Ducange, professeur à l’université de Rouen. Mais cela évoque des mauvais souvenirs au PCF [celui-ci s’est fait dépasser électoralement par le PS durant la décennie ayant suivi cette signature – ndlr]. Quant aux Verts, ils étaient inexistants à l’époque. Dans la mémoire collective, surtout, le risque est de se voir rappeler les reniements de 1983 et 1984, une fois les socialistes parvenus au pouvoir sur ces bases programmatiques. »

« Pour des raisons qui tiennent à l’échec final du Programme commun de la gauche, et à la crise des partis alors puissants qui l’ont élaboré, celui-ci ne saurait constituer une référence pour les forces aujourd’hui impliquées dans l’union », confirme l’historienne Danielle Tartakowsky. Le Front populaire, en revanche, semble davantage « porteur d’un imaginaire positif, susceptible de mettre en mouvement ». Son origine antifasciste, ainsi que ses nombreuses conquêtes sociales, qui ont amélioré le sort matériel et conféré de la dignité et du pouvoir à tant de subalternes, en font « un moment de victoire rare dans notre histoire »

Le maire PS de Clermont-Ferrand salue la mémoire du Front populaire en espérant sa réédition contemporaine en 2022. © Capture d’écran / Twitter
 

Politiquement compréhensible, la convocation de ces jours glorieux n’a cependant qu’une pertinence limitée en termes de comparaison historique. Les différences abondent, d’abord à propos du contexte. Le Front populaire s’est construit durant deux ans, en réaction à la menace que les ligues d’extrême droite ont semblé faire planer sur la forme républicaine du régime. Sa base commune programmatique, loin de n’être soutenue que par des partis, l’a également été par « deux confédérations syndicales et près de 90 associations, dont la Ligue des droits de l’homme », rappelle Danielle Tartakowsky.

La nature des acteurs n’a rien à voir non plus. Les radicaux, force centrale indispensable à l’obtention d’une majorité, sont aujourd’hui réduits à l’état de traces dans le système partisan. Quant à la SFIO (l’ancêtre du PS) et au PCF, c’est de les voir se raccrocher aux wagons de l’union de la gauche en dernier et en position de faiblesse qui est le fait marquant de 2022. « Les forces qui étaient centrales dans les rassemblements antérieurs, et qui en ont même été l’ossature jusqu’aux années 2000, ont quasiment disparu lors de la présidentielle de cette année », constate Roger Martelli, directeur de publication de Regards.

Le rapport entre les forces concernées tranche aussi. En 1936, comme dans les années 1970, un équilibre subsistait entre les forces impliquées dans l’union. Et si la domination du PS était certes installée depuis longtemps au moment de la gauche plurielle, le PCF rassemblait encore 8,6 % des suffrages à l’élection de 1995 qui a précédé la coalition gouvernementale de 1997. Cette fois, Jean-Luc Mélenchon a laissé ses concurrents très loin derrière lui. 

Or, ajoute Marion Fontaine, « c’est la première fois qu’une alliance large est à ce point structurée par la force considérée comme la plus radicale. Il existe une vraie interrogation sur la dynamique que cela va enclencher ». En attendant, les modalités de négociation ressemblent davantage à la genèse oubliée de la gauche plurielle d’il y a un quart de siècle qu’au Front populaire des années 1930 ou au Programme commun des années 1970.

Autrice d’un ouvrage récent sur le sujet, l’historienne Élisa Steier repère un certain nombre de similitudes : « L’alliance se construit autour d’un parti pivot (même si ce n’est plus le même), par le biais d’accords bilatéraux contractés par ce dernier (plutôt que des accords tripartites ou quadripartites), et tout ceci dans une temporalité resserrée. » Quoique la discussion programmatique soit réelle, l’enseignante perçoit la même préoccupation de ne lier les mains de personne par un texte excessivement détaillé.

Éviter la marginalisation dans un « nouveau monde électoral »

Comme pour la fabrique de la gauche plurielle, et des autres grandes alliances antérieures, la dynamique actuelle du rassemblement s’explique par les intérêts propres des partis en négociation, aussi bien que par le contexte politique dans lequel ils agissent. À cet égard, l’alignement des planètes en cours découle de plusieurs sources.

D’un côté, les formations ayant lourdement échoué à la présidentielle sont privées de marges de manœuvre. « Elles sont bien plus dans les cordes qu’il y a cinq ans, estime Florent Gougou, maître de conférences à Sciences Po Grenoble. Après la présidentielle de 2017, on ne savait pas encore, par exemple, si l’effondrement du candidat Hamon signifiait aussi celui du PS en tant que parti. Désormais, il n’y a plus de doute. En plus de cela, La France insoumise a décidé de tendre la main à ces partis en position d’extrême faiblesse. Il serait hasardeux pour eux de la refuser. »

D’un autre côté, le parti de Jean-Luc Mélenchon a en effet changé d’attitude par rapport à 2017. Il peut se le permettre, étant donné que sa supériorité a été confirmée sur ses concurrents à gauche. Mais il est également incité à le faire, tant le risque est grand de passer à nouveau cinq années dans une relative marginalité politique. « De 2017 à 2022, le premier parti d’opposition était Les Républicains, rappelle Florent Gougou. Si on en restait aux résultats de la présidentielle, ce devrait être le Rassemblement national (RN). Mais les législatives offrent l’opportunité d’aboutir à un autre scénario. »  

Pour Nicolas Bué, professeur en science politique et spécialiste des coalitions partisanes, il y a là un point de ressemblance avec les années 1970. « Dans le contexte de la Ve République, explique-t-il à Mediapart, le système institutionnel était perçu comme desservant la gauche. Le Programme commun était une façon d’espérer faire jeu égal avec la force dominante gaulliste. Cette idée-là doit jouer chez les Insoumis ainsi que chez les forces plus minoritaires à gauche. À défaut d’avoir une majorité, ils entrevoient l’espoir d’en priver le président réélu. »

Photo illustration © Sébastien Calvet / Mediapart avec AFP

Une nouveauté, néanmoins, pourrait résider dans l’ampleur des candidatures uniques dans les circonscriptions. Par le passé, il est vrai, certaines avaient été réservées à des alliés dès le premier tour, afin de garantir leurs chances au second. Mais, selon le même politiste, « le premier tour est globalement toujours resté une instance de départage, avec des désistements organisés entre les deux tours ».

« Des candidatures uniques ne changeraient pas grand-chose dans les endroits où la gauche était de toute façon assurée d’une présence au second tour, ni dans les fiefs du RN où la gauche n’a aucune chance car Marine Le Pen y a rassemblé 40 % des suffrages, assure Florent Gougou. En revanche, cela peut faire la différence dans toute une série de territoires intermédiaires, où le glissement de Macron vers la droite laisse un espace supplémentaire pour un duel La République en marche/ gauche, au lieu d’un duel La République en marche/extrême droite. »

Ce choix stratégique pourrait être facilité par la faiblesse du nombre de députés sortants à gauche. « Une cinquantaine de sièges seulement sont concernés, contre le triple quand le PS était dans l’opposition face à la droite », rappelle Rémi Lefebvre. Pour le professeur de science politique à l’université de Lille, un autre facteur résiderait dans une forme de « lucidité » des partis quant à leur délitement territorial. Celui-ci ne les inciterait pas forcément à des efforts d’investiture dans la totalité des 577 circonscriptions potentielles.

En somme, dans l’identité de la force structurant l’alliance à gauche, comme dans les modalités de celle-ci, la part de nouveauté est grande. Plutôt qu’à la reproduction de schémas déjà expérimentés, le rassemblement en cours renseigne sur les transformations considérables que traverse encore la vie politique française. « Des choses qui étaient impensables dans l’ordre électoral précédent sont devenues possibles », résume Florent Gougou.

Législatives : Insoumis et écolos ouvrent la voie à un accord historique

Concernant les dynamiques du système politique français, l’effet est paradoxal. D’un côté, l’accord législatif à gauche ne semble avoir été possible qu’après la grande explication de la présidentielle. « Au contraire des grands précédents historiques de rassemblement, tout semble en procéder : cette élection est devenue la mesure essentielle du rapport de force, c’est la seule capable de fluidifier la conjoncture entre les partis et d’amener des inflexions programmatiques stupéfiantes, selon un calendrier accéléré qui appauvrit singulièrement l’exercice », se désole Rémi Lefebvre.

D’un autre côté, remarque Nicolas Bué, « Jean-Luc Mélenchon est le premier, depuis 2002, à remettre en cause la logique prêtée au quinquennat ». Fût-ce en se mettant en avant comme potentiel premier ministre, ce qui témoigne d’une acceptation évidente de la personnalisation de la vie politique, « il affirme que les législatives sont l’élection la plus importante ». Plus l’accord noué sera large, plus les scrutins des 12 et 19 juin prochains seront en tout cas cruciaux pour déterminer les rapports de force qui structureront le second quinquennat d’Emmanuel Macron.

Fabien Escalona

 


 

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