« Une occupation plus longue serait une menace majeure pour le régime russe »
Pour expliquer la décision de Vladimir Poutine de déclarer la guerre à l’Ukraine, certains optent pour la folie. D’autres pour une fuite en avant d’un dictateur en mal de popularité, désireux de rassembler la Russie derrière lui. L’une des meilleures expertes pour répondre à ces questions est Gulnaz Sharafutdinova, autrice d’un livre référence sur le pouvoir poutinien. Entretien.
26 février 2022 à 11h24
Gulnaz Sharafutdinova est professeure à l’Institut Russie du King’s College de Londres, une des universités les plus prestigieuses du Royaume-Uni. Née en Union soviétique, dans la République du Tatarstan (ouest), elle réside désormais en Occident après des études aux États-Unis.
En 2020, elle a publié un ouvrage fascinant sur le pouvoir poutinien, Le Miroir rouge : le leadership de Poutine et l’identité d’insécurité de la Russie (The Red Mirror : Putin’s Leadership and Russia’s Insecure Identity, Oxford University Press, 2020). Elle y démonte les ressorts du soutien d’une grande partie de la population au dirigeant russe, en particulier de 2014 à 2018, juste après l’invasion de la Crimée et avant une réforme impopulaire des retraites. Selon elle, l’attaque contre l’Ukraine pourrait cependant se retourner contre lui si l’armée russe fait face à une résistance forte avec un coût humain important parmi les soldats.
Comment avez-vous réagi à l’annonce du début des combats ?
J’ai ressenti du chagrin, de la honte et aussi de la colère. Il y a quelques jours, lorsque je discutais avec mes amis et mon mari de la possibilité d’une invasion totale, même après la reconnaissance de l’indépendance de la République populaire de Donetsk (RPD) et de la République populaire de Louhansk (RPL), je pensais qu’il y avait 60 % de chance que les troupes n’envahissent pas entièrement l’Ukraine et qu’elles restent simplement à l’intérieur de de la RPD et de la RPL. Mais j’avais tort.
Lorsqu’un dirigeant, un dictateur, reste trop longtemps au pouvoir, il perd le contact avec la réalité. De plus, il y a aussi une logique pour un dictateur à essayer de rassembler le pays derrière lui en lançant une guerre, en désignant des ennemis. C’est une stratégie qui a bien fonctionné lors de l’invasion de la Crimée [en 2014 – ndlr] et qu’il essaie de répéter.
Avez-vous été surprise par la décision de Vladimir Poutine ?
Je n’avais aucune certitude sur l’éventualité d’une telle invasion. J’avais l’illusion que cette possibilité ne permettait pas de résoudre les problèmes avancés par Vladimir Poutine et le Kremlin sur les questions de sécurité et d’élargissement [de l’Ukraine vers l’Otan et l’Union européenne – ndlr]. Mais, dans le même temps, je vois bien comment, sur le plan interne, créer des ennemis peut bénéficier à un régime qui a perdu de la popularité. Cependant, je ne croyais pas à une invasion à grande échelle.
Vladimir Poutine est-il fou, comme certains l’affirment en Occident ?
Je vous répondrai en évoquant un fait divers qui s’est passé en Russie, à Moscou, en 2018. Un mari jaloux pensait que sa femme le trompait. Il l’a emmenée dans la forêt et lui a coupé la tête. Était-il fou ou non ? Si nous pensons au rôle des émotions, de la haine et des affects, cet homme, qui a été condamné à quatorze ans de prison, était mû par elles. Mais il s’était préparé à cette action, il a pris une décision. C’est un assassinat. Il aurait dû se contrôler, donc en un certain sens il n’y a pas de folie là-dedans.
Si on en revient à Vladimir Poutine, on peut considérer qu’il est poussé par des affects : sa haine de l’Occident, sa haine d’une Ukraine qui se tourne vers l’Ouest, a abouti à la décision d’envahir le pays. Donc il n’est pas fou. Mais ce que l’on peut dire, c’est que l’isolement dû à la pandémie et la structure du pouvoir en Russie telle qu’elle fonctionne ces dernières années conduisent à ce que Poutine soit déconnecté de la réalité en raison de la sélection des informations qu’il reçoit et qui lui font peur. Cependant, aveuglé par sa volonté de maintenir sa popularité dans le pays, il pourrait se tromper sur les conséquences de sa décision.
Dans votre livre, vous montrez la manière dont Vladimir Poutine utilise le passé soviétique au service de cette popularité.
Il y a une combinaison d’outils symboliques. Tout d’abord, et j’en parle dans le livre, à partir de 2007-2008, le gouvernement, Poutine lui-même et les médias sous son contrôle ont commencé à promouvoir l’idée que la transition des années 1990, après la chute de l’Union soviétique, avait été un traumatisme, une période de démembrement, de faiblesse, de fragmentation, de chaos et d’anarchie, dont avaient profité les ennemis, intérieurs ou extérieurs, de la Russie. En raison des difficultés réelles de la transition, ce message a trouvé un écho au sein de la population : l’idée que le pays est victime de différentes forces, des capitalistes occidentaux, des oligarques nationaux, qu’il souffre de rackets, que l’État ne contrôle rien. Ainsi peindre et promouvoir ce cadre a trouvé un écho. C’est un élément fondamental du récit poutinien et de l’histoire qu’il met en avant et à laquelle il croit lui-même probablement.
De plus, il encourage aussi l’idée d’un exceptionnalisme soviétique : certes, nous sommes des victimes mais nous avons été grands, puissants, nous sommes moralement supérieurs aux Occidentaux, à nos ennemis. C’est cette mémoire soviétique qu’il utilise. Et cette notion que l’Union soviétique était entourée d’ennemis est fondamentale pour comprendre l’identité collective soviétique. Et cela se mélange à l’image de la renaissance du Phénix, l’exceptionnalisme soviétique est présenté comme un exceptionnalisme russe avec une histoire millénaire. Ce sont les deux faces d’une même pièce.
Une fois que vous avez peint le tableau d’un pays victime de forces extérieures plus puissantes et que ces théories deviennent populaires en Russie, lorsque vous vous sentez très faible et impuissant, alors l’agression devient possible. Malheureusement, toutes ces idées sont acceptées par beaucoup de Russes aujourd’hui. Ce n’est peut-être pas aussi puissant qu’en 2014 après l’annexion de la Crimée, mais si j’en crois mes conversations avec des membres de ma famille, cela reste fort au sein des classes les moins privilégiées et en dehors des villes.
Dans votre livre, vous soulignez la manière dont Poutine est présenté comme le symbole de l’unité nationale. Pensez-vous que la guerre en Ukraine peut ébranler le régime de Vladimir Poutine sur ses bases sur le modèle de ce qui s’est passé en Afghanistan après l’invasion soviétique ?
Oui. Beaucoup de choses vont dépendre de la façon dont la situation va évoluer en Ukraine. Les Russes qui soutiennent la décision de Poutine aujourd’hui espèrent une opération rapide, décisive et chirurgicale, qui permet à Poutine d’éliminer et de remplacer le pouvoir ukrainien honni et d’y établir un nouvel ordre et la paix. C’est la perception et le désir de ceux qui croient en Poutine aujourd’hui. Mais si l’on assiste à une occupation plus longue avec un coût humain important, ce serait une menace majeure pour le régime. Les Russes qui soutiennent Poutine pourraient lui retirer son appui.
D’autre part, même si c’est difficile à prévoir en raison de la manière dont les individus les plus loyaux sont sélectionnés pour être placés autour de Poutine, les membres de l’élite qui vont subir des pertes économiques en raison des sanctions pourraient changer d’attitude. Ils ne manifestent peut-être pas leur opposition à ce stade, mais avec le temps, nous pourrions voir apparaître des clivages au sein de l’élite.
Peut-on imaginer une Russie sans Poutine ?
Oui, absolument. C’est une question de temps. Jusqu’à hier, je me disais qu’il faudrait dix à quinze ans, mais cette invasion crée des risques énormes pour la Russie. Cela va être préjudiciable à l’économie, alors que les conditions de vie se sont détériorées ces huit dernières années, et même depuis 2013, année où la croissance a ralenti et le pays est entré en récession. Donc, je me dis que cette période de dix à quinze ans pourrait se réduire, c’est une probabilité. Encore une fois, je ne sais pas ce qui se passera demain, mais la possibilité de déstabilisation a augmenté et cela dépendra de ce qui se passera en Ukraine, de la manière dont la guerre va se dérouler, des conséquences qu’elle va avoir sur les élites, la société, l’économie…
L’offensive russe en UkraineCes dernières années, universitaires, membres de l’élite, penseuses et penseurs de l’opposition, nous avons réfléchi à ce qui va se passer après Poutine. À mon avis, nous devons réfléchir avec encore plus d’urgence aux réformes nécessaires et à la manière de s’assurer qu’il y a une ouverture pour un réel changement en Russie dans le futur après Poutine. Mais à ce stade, toute l’attention, bien sûr, doit être portée par les décideurs politiques, par les gouvernements occidentaux, sur la désescalade, sur l’arrêt de la guerre, sur l’obtention d’une sorte de paix et d’un cessez-le-feu. C’est la priorité. C’est assez clair à l’heure actuelle.
Existe-t-il une forme d’opposition au sein de l’armée russe ? Il y a eu quelques lettres d’anciens militaires s’opposant à la guerre avant l’invasion.
Je connais ce général à la retraite
qui a écrit une lettre. Cependant, l’armée russe est connue pour être
apolitique et pour mettre un point d’honneur à ne pas participer à la
politique. Donc cela n’ouvre pas vraiment la possibilité d’une action
politique forte au sein de l’armée. J’ai vu passer quelques photos de
soldats qui désertent. Certaines choses pourraient se produire parmi la
troupe, mais parmi les hauts gradés j’ai bien peur qu’il n’y ait pas de
réticences au point d’arrêter cette guerre.
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