Le
groupe Lagardère est mort. Sans attendre l’avis des autorités de la
concurrence, Vivendi a lancé une OPA sur le groupe de médias et de
communication. Le nouvel ensemble va constituer une concentration
horizontale et verticale d’une ampleur jamais égalée en France. Une
puissance au service des vues et intérêts de Vincent Bolloré.
Cela s’annonce comme une formalité,
tant l’issue est assurée : Vivendi va prendre le contrôle officiel de
Lagardère. Sans attendre le verdict des autorités de la concurrence, le
groupe a déposé lundi 21 février son projet d’OPA sur son concurrent,
dont il détient déjà 45 % du capital.
Pour emporter cette
dernière étape boursière au plus vite, Vivendi a décidé de relever son
offre : au lieu des 24,10 euros par action promis en septembre, il
propose désormais aux actionnaires de racheter leurs actions au prix de
25,50 euros, s’ils apportent leurs titres immédiatement. Une manière
d’obtenir une victoire éclair.
Essayant une dernière fois de donner le change, Arnaud Lagardère s’est félicité de cette « OPA amicale menée par son ami de 30 ans ». Une opération qui, il l’a soutenu devant les sénateurs, permettra de « maintenir l’intégrité du groupe ».
Ces dernières fanfaronnades ne permettent pas de cacher son échec
cuisant. Alors qu’il avait hérité de positions industrielles (Airbus) et
médiatiques (Hachette) inespérées, Arnaud Lagardère a liquidé en à
peine dix ans le groupe familial. Lagardère est mort. Et c’est Vincent
Bolloré qui est parvenu à lui porter l’estocade finale, là où tant d’autres avant lui s’y étaient essayés et avaient échoué.
Vivendi + Lagardère : l’addition des deux
groupes de médias et de communication va constituer une concentration
horizontale et verticale qui n’a jamais atteint de telles proportions en
France.
Déjà, Vincent Bolloré avait le contrôle de Canal+, de
CNews, du groupe d’édition Editis (Plon, Presses de la Cité, Belfond,
10/18, Robert Laffont, Julliard, La Découverte…) et de son vaste réseau
de distribution, du groupe Prisma (Télé-Loisirs, Gala, Capital, Voici, Femme actuelle),
de Havas avec ses agences de publicité (Euro RSCG, Havas Worldwide),
ses activités d’achat d’espace publicitaire (Havas Media) et de
communication (Havas Sport & Entertainment), son institut de sondage
et d’opinion (CSA).
Avec Lagardère, il y adjoint Europe 1, dont il a déjà de fait le contrôle, peut-être LeJournal du dimanche et Paris Match, et peut-être aussi une partie ou la totalité de Hachette, selon les décisions des autorités de la concurrence.
Une telle puissance effraie. Les
éditeurs et les auteurs indépendants sont les plus en alerte. Depuis des
semaines, ils tapent à toutes les portes pour souligner les dangers de
la création d’un tel groupe, qui aurait un quasi-monopole dans les
éditions scolaires, une position ultra-dominante dans la distribution,
et qui porte en germe une menace sur toute la création, sur la place du
livre et des librairies indépendantes en France.
Conserver Hachette
Alors
que les autorités européennes de la concurrence avaient refusé un
premier mariage entre Editis et Hachette en 2004, peuvent-elles revenir
sur leur jurisprudence et autoriser un tel rapprochement aujourd’hui ?
Vincent Bolloré dit attendre sereinement leur décision. La prise de
contrôle totale du groupe Lagardère va lui permettre d’avoir la haute
main sur tous les actifs, de choisir ce qu’il cède et ce qu’il
abandonne, de tracer les lignes en fonction de ses intérêts.
Selon La Lettre A,
l’homme d’affaires aurait peut-être déjà un schéma en tête. Il serait
prêt à revendre tout ou partie d’Editis au groupe espagnol Prisa (El País) afin de conserver Hachette.
L’opération
permettrait de rester entre amis. Le fonds Amber est devenu un
actionnaire important du groupe de presse espagnol, très endetté, à la
faveur d’une conversion de créances, et Vincent Bolloré est venu lui
apporter son appui. C’est Amber qui a mené en premier le dernier assaut
contre le groupe Lagardère, favorisant par la suite l’arrivée de Vincent
Bolloré en chevalier blanc, sur recommandation de Nicolas Sarkozy, promu administrateur de Lagardère.
Une si grande proximité finit par alimenter les interrogations, au
point que certains se demandent si le fonds Amber n’a pas été le faux
nez de Vincent Bolloré dans l’attaque de Lagardère.
Mais même si
l’homme d’affaires est contraint de céder l’équivalent de Hachette ou
d’Editis pour se conformer aux exigences des autorités de la
concurrence, même s’il cède un ou plusieurs titres de presse – Paris Match ? Le JDD ?
– à Bernard Arnault, au titre de compensation, parce qu’il ne veut pas
froisser la troisième fortune du monde, le nouvel ensemble affichera une
puissance considérable.
Car la menace ne pèse pas que sur
l’édition. Elle plane sur toutes les activités de média et de
communication, et, on le mesure dans cette campagne présidentielle, sur
le débat public.
La stratégie perdante d’Emmanuel Macron
Même
au temps où le groupe Havas était détenu par l’État, il n’a jamais eu
une telle emprise. À l’époque, cette position faisait déjà l’objet de
rudes débats pour savoir comment endiguer son influence. Aujourd’hui, la
constitution d’un tel empire privé est à peine relevée.
En
coulisses, Emmanuel Macron a bien tenté d’arrêter cette marche
conquérante. Mais plutôt que de fixer des règles claires, de rappeler
les limites de la loi, voire de la réécrire, le président de la « start-up nation »
a préféré en appeler au capitalisme de la barbichette, si particulier
au mode de fonctionnement du monde des affaires français, pour barrer le
chemin à Vincent Bolloré.
C’est ainsi que Bernard Arnault a été
appelé à la rescousse. En service commandé, sans intérêt réel autre que
celui de plaire au prince, le président de LVMH a mis en place une
défense tactique qui a vite été défaite par un Vincent Bolloré qui
tenait solidement la place. À défaut d’empêcher la prise de contrôle de
Lagardère, le pouvoir a alors donné son aval à l’opération TF1-M6, censée faire barrage à la création d’un Murdoch à la française, projetée par l’homme d’affaires.
La
riposte ne pouvait que convenir à un Vincent Bolloré. Car c’est dans
cet entre-soi du monde des affaires, dans ce clair-obscur du capitalisme
français que l’homme d’affaires prospère le mieux. Depuis quarante ans,
il a même prouvé qu’il excelle à ce jeu, damant le pion à tous les
autres.
L’obsession des médias
Longtemps
Alain Minc a été conseiller de Vincent Bolloré. Il lui rapportait des
idées, les potins de la ville dont les milieux d’affaires sont si
friands, et parfois lui soufflait les coups boursiers à tenter. Il était
d’ailleurs personnellement intéressé à leur réussite, touchant 1 % des
plus-values réalisées, comme l’a révélé mon collègue Laurent Mauduit
dans Petits conseils (Stock). Une information confirmée par Vincent Bolloré lui-même.
Puis cette collaboration vieille de plus de 20 ans s’est brusquement arrêtée en 2015. « À partir du moment où il a pris la présidence de Vivendi et Canal+, Vincent Bolloré n’a plus été le même »,
rapporte aujourd’hui Alain Minc. Être installé à la tête d’un groupe de
communication puissant, d’une chaîne emblématique, ne pouvait, selon
lui, qu’entraîner l’homme d’affaires dans d’autres rapports de pouvoir
et d’argent. Un terrain sur lequel Alain Minc, selon sa version, ne
voulait pas aller avec Vincent Bolloré. Ou peut-être son écheveau
d’intérêts multiples l’empêchait-il de s’y aventurer.
Mais est-ce vraiment
en 2014, au moment où il met la main sur Vivendi et Canal+, que tout a
basculé, comme le dit Alain Minc ? Est-ce seulement à partir de ce
moment-là que les ambitions de Vincent Bolloré dans les médias se sont
affirmées ? Car à reprendre le fil de l’histoire du groupe bâti au gré
des opportunités et des coups boursiers, il existe une ligne constante
chez l’homme d’affaires : c’est son intérêt pour les médias au sens
large. Il se manifeste dès 1998 lorsqu’il tente de renverser le pouvoir
chez Bouygues.
À l’époque, Vincent Bolloré ne fait pas mystère de
ses intentions : il n’y a que TF1 qui l’intéresse. Toutes les autres
activités du conglomérat (BTP, travaux publics, routes) et même Bouygues
Telecom doivent être vendues, selon lui. Tout doit être mis en œuvre
pour conforter la pépite du groupe : la première chaîne est celle qui a
le plus d’audience, le plus de recettes publicitaires en France.
Mais
TF1 est aussi le trophée politique et idéologique marquant du passage
au pouvoir lors de la première cohabitation (1986-1989) de ce qui est
désigné alors comme « la bande à Léo » (François Léotard, Gérard
Longuet, Alain Madelin, Claude Malhuret). Un groupe dont Vincent Bolloré
est idéologiquement et familialement (Gérard Longuet est son
beau-frère) proche. Pour eux tous, la privatisation de TF1 a un goût
d’inachevé : elle n’a pas permis d’être le fer de lance d’une reconquête
idéologique dont ils avaient rêvé, de la contre-réforme néolibérale
qu’ils espéraient, dont Denis Kessler, alors vice-président du Medef,
résumera crûment le programme pour le patronat et la droite en 2006 : « défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ». En un mot, en finir avec le marxisme, selon la droite.
Au
fil des ans, Vincent Bolloré y a ajouté un codicille : défendre les
valeurs auxquelles ce fervent catholique traditionaliste croit, et ses
idées de plus en plus réactionnaires. Suivant en cela - ou précédant,
c’est selon – l’évolution de toute une partie de la droite française.
Je me sers de mes médias pour mener mon combat civilisationnel.
Vincent Bolloré
Lors de son audition le 17 janvier
devant la commission sénatoriale sur la concentration dans les médias,
Vincent Bolloré a expliqué sans rire les raisons de son attirance : « Contrairement aux croyances répandues, les médias sont le deuxième secteur le plus rentable au monde, après le luxe. »
La communication aussi rentable que le luxe ? Personne n’a relevé
l’assertion, à rebours de tous les constats. Mais pour Vincent Bolloré,
elle a un immense mérite : elle justifie sa présence dans ce secteur,
ses vues expansionnistes. L’argent est un motif avouable, bien plus que
tous les autres.
À aucun moment, lors de cette audition, Vincent
Bolloré n’a parlé de pouvoir ni d’influence. Il est vrai qu’il n’est pas
le seul. Tous les autres milliardaires qui lui ont succédé ont justifié
leur intérêt pour les médias en invoquant une action de mécénat
(Bernard Arnault), leur volonté de soutenir le débat démocratique
(Xavier Niel), de développer une stratégie d’intégration
contenant-contenu (Patrick Drahi). Mais jamais, à les en croire, il
n’est venu à l’idée des uns ou des autres de racheter des journaux ou
des chaînes de télévision pour orienter les esprits et le débat public,
pour monnayer en retour une influence sur les pouvoirs politiques et
l’État. Même si Bernard Arnault concède qu’il supporterait mal que ses
journaux (Les Échos, Le Parisien) défendent des idées marxistes.
Loin des caméras, Vincent Bolloré ne prend plus de précautions. « Je me sers de mes médias pour mener mon combat civilisationnel », dit-il en petit comité, comme le rapporte le journaliste Vincent Beaufils dans son livre Bolloré, l’homme qui inquiète (Les Éditions de l’Observatoire). Lui dont le groupe a fait fortune en Afrique considère dans le même temps que « l’invasion migratoire » est le premier des dangers.
Une construction de bric et de broc
Bien
sûr qu’il regarde, il scrute même tous les épisodes. Mais en ce début
de printemps 2002, alors que le groupe Vivendi est au bord de la
faillite, que le sort de Jean-Marie Messier à la présidence donne lieu à
une formidable bataille au sein même du monde parisien des affaires,
Vincent Bolloré sait qu’il n’a pas encore la taille pour s’inviter dans
le dossier. D’autant que celui-ci est en apparence entre de bonnes
mains : Claude Bébéar, un de ses mentors, est à la manœuvre.
Après
l’échec de sa tentative d’abordage du groupe Bouygues – qui lui a
permis tout de même de réaliser 250 millions de francs de plus-values –,
de son intrusion ratée dans Pathé, Vincent Bolloré fait momentanément
profil bas. Désormais, il œuvre autrement, en passant presque à chaque
fois sous les radars. Mais toujours avec le même objectif : renforcer
son emprise sur les médias. Chaque vente d’actifs du groupe Rivaud,
chaque plus-value tirée de ses coups boursiers sera reconvertie dans
l’acquisition de tout ou partie d’une activité dans les médias.
En
2004, Vincent Bolloré commence à entrer furtivement dans le capital de
Havas. En quelques mois, il contrôle 22 % du capital. Au bout d’un an de
bataille, il parvient à évincer le président en place, Alain de
Pouzilhac, à prendre sa place et à contrôler le conseil d’administration
du groupe publicitaire, à la suite du ralliement spectaculaire du
publicitaire Jacques Séguéla en pleine assemblée et surtout d’un pacte
secret passé avec un des principaux actionnaires. Il lui rachètera par
la suite sa participation et lancera une OPA sur l’ensemble du groupe.
Un schéma repris pour prendre le contrôle du groupe Lagardère.
Puis
il enchaîne au gré des opportunités. Il se porte candidat à
l’attribution de deux chaînes numériques sur la TNT, dont Direct 8, avec
l’aide de Philippe Labro, qu’il double d’un journal gratuit, Direct Matin, en association avec Le Monde.
À l’époque, la rédaction est logée dans la tour Bolloré. L’homme
d’affaires s’y rend régulièrement pour regarder les émissions, suggérer
d’inviter telle personne, regarder ou modifier la une de son journal.
Bolloré
joue au patron de presse, veulent croire alors les rédactions. Même si
certaines méthodes les dérangent déjà : en 2009, l’homme d’affaires
impose en une du quotidien la photo de Paul Biya, président du Cameroun,
alors en visite à Paris, au moment où le groupe Bolloré est en grandes
négociations avec les autorités camerounaises pour y étendre encore son
influence. Vincent Bolloré n’admet guère les critiques de ses
journalistes : Jean-Luc Lagardère, dans le passé, n’hésitait pas à faire
de même avec ses journaux quand il s’agissait de vendre des missiles à
quelque puissance moyen-orientale.
En parallèle, Vincent Bolloré
continue ses emplettes. Il prend une participation dans Harris
Interactive, qu’il revendra par la suite, s’invite au capital d’Ubisoft,
au tour de table du groupe britannique de publicité Aegis, acquiert des
fréquences locales dans les télécoms.
Tout cela constitue un
portefeuille d’activités fait de bric et de broc, sans grande cohérence
apparente, mais qui vont malgré tout servir de rampe de lancement à un
groupe de communication, grâce au talent financier de Vincent Bolloré.
Des années après,
des connaisseurs du monde des affaires se demandent encore comment
Vincent Bolloré a pu faire. Comment des commissaires aux comptes censés
examiner l’opération ont-ils pu avaliser une telle opération ? À l’été
2011, Vincent Bolloré propose un marché à la direction de Vivendi, comme l’a raconté Laurent Mauduit :
il leur apporte les deux chaînes qu’il possède sur la TNT contre une
participation dans le groupe de communication. Les deux chaînes, qui ont
une audience confidentielle, sont valorisées 465 millions – Vincent
Bolloré n’y a pas investi plus de 200 millions d’euros. En retour, il
est payé en actions Vivendi, qui ont un prix particulièrement bas, en
cette période de crise financière.
Sans bourse délier, Vincent
Bolloré se retrouve actionnaire à hauteur de 1,7 % de Vivendi. Grâce à
la vente de quelques participations subsidiaires, il rachète des
actions, ce qui lui permet de monter à 5 % du capital et de s’asseoir au
conseil d’administration, où il figure déjà comme un des actionnaires
les plus importants du groupe.
« Le loup est dans la bergerie »,
murmurent certains observateurs du monde des affaires. Il ne fait guère
de doute, pour eux, que Vincent Bolloré ne va pas longtemps se
contenter de rester sur la banquette arrière. Comme à son habitude,
prédisent-ils, il va électriser les tensions pour prendre le pouvoir.
L’analyse se révélera juste. Vincent Bolloré ne prendra pas plus de
gants avec Jean-René Fourtou, qui préside Vivendi depuis 2002 et qu’il
connaît très bien - il est membre comme lui d’Entreprises et cité depuis
1986 –, qu’avec les autres. D’autant qu’il semble avoir le soutien
implicite de Claude Bébéar, très déçu par la conduite du groupe depuis
la chute de Jean-Marie Messier, qu’il a favorisée.
Canal+ perd des abonné·es, SFR aussi
Car
c’est peu dire que la gestion de Vivendi, après 2002, est des plus
médiocres. Dans un premier temps, Jean-René Fourtou, nommé président, et
son directeur général Jean-Bernard Lévy (aujourd’hui PDG d’EDF) ont
renégocié avec les banquiers, en en profitant pour s’enrichir au
passage, afin d’éviter la faillite du groupe. Puis ils ont géré le
groupe à la petite semaine, sans vision stratégique, le transformant en
grosse Sicav ayant des positions partout mais sans rien à faire. Canal+
perd des abonné·es, SFR aussi. Mais il ne se passe rien.
Vivement
critiqué par les actionnaires, Jean-Bernard Lévy tente de prouver qu’il
est un patron : il lance l’acquisition ruineuse de l’opérateur
brésilien de télécoms GVT pour 8 milliards d’euros, puis rachète au
printemps 2012 au britannique Vodafone, partenaire de Vivendi depuis
12 ans, les 40 % qu’il détenait dans SFR pour 7,7 milliards d’euros. Une
opération réalisée au pire moment : Free, qui a obtenu une quatrième
licence en France dans la téléphonie mobile, vient de lancer la guerre
des prix dans les télécoms.
Vivendi en ressort encore plus
endetté. À peine arrivé au conseil, Vincent Bolloré participe activement
à secouer le cocotier. Et Jean-Bernard Lévy tombe.
Il démissionne en juillet 2012, dix ans, presque jour pour jour, après
l’éviction de Jean-Marie Messier. Jean-René Fourtou fait encore un peu
de résistance. Il fait le ménage de sa gestion passée en liquidant
toutes les participations du groupe dans les télécoms – Maroc Telecom,
le brésilien GVT et même SFR, vendu à Numericable (devenu Altice) –,
afin de désendetter le groupe. De 11 milliards de dettes, le groupe se
retrouve avec 4,6 milliards d’euros de cash.
Ce sera le dernier
acte de gestion de Jean-René Fourtou. Vincent Bolloré prend en septembre
la présidence du conseil de surveillance de Vivendi. Sans que les autorités boursières,
une fois de plus, ne s’émeuvent du contournement des règles de
gouvernance. Vincent Bolloré, il est vrai, a l’assentiment de nombreux
actionnaires du groupe : avec lui, au moins, ils vont enfin gagner de
l’argent. Et c’est bien là l’essentiel.
Les grandes manœuvres ne
tardent pas. À peine en place, l’homme d’affaires propose d’apporter la
participation qu’il détient dans Havas à Vivendi pour 2,4 milliards
d’euros, ce qui lui permet à nouveau de renforcer sa position
actionnariale dans le groupe. Puis il vend des actifs, distribue
généreusement les profits et les plus-values aux actionnaires, rachète
les actions. En sept ans, Vivendi a versé 11 milliards d’euros de
dividendes à ses actionnaires, dépensé 7,3 milliards d’euros pour
racheter ses actions et les annuler ; la scission et la cotation séparée
de sa filiale américaine Universal Music ont rapporté 27,8 milliards
d’euros, reversés immédiatement sous forme de distribution d’actions.
Total : quelque 48 milliards d’euros.
Et Vincent Bolloré en est le
premier bénéficiaire. Entre les apports, les dividendes, les rachats
d’actions, qui lui ont permis d’augmenter sa participation dans Vivendi
pour la porter à 27 %, la détention d’une participation de 18 % dans
Universal Music valorisée autour de 8 milliards, l’homme d’affaires a
tiré quelque 13 milliards d’euros du groupe en sept ans, selon les
calculs de Vincent Beaufils.
Enfin
quelqu’un qui s’attaque aux « Guignols de l’info » ! À l’hiver 2015,
c’est avec un ravissement certain que les milieux d’affaires accueillent
la nouvelle. Cette émission satirique est un épouvantail pour eux et
pour nombre de responsables politiques, à droite particulièrement, pour
Nicolas Sarkozy en particulier. Après l’éviction de Jean-Marie Messier,
ils espéraient bien que la nouvelle direction de Vivendi allait faire la
peau aux « Guignols ». Mais Jean-René Fourtou et Bernard Méheut, alors
dirigeant de Canal+, n’ont pas osé, regrettent-ils. Vincent Bolloré,
lui, n’a pas peur. L’homme d’affaires s’y reprendra cependant à
plusieurs fois, changeant l’heure de diffusion, le concept éditorial,
l’équipe qui l’anime, avant de l’arrêter définitivement en 2018. Dans
l’indifférence générale.
À peine assis dans le fauteuil de
président de Vivendi, l’homme d’affaires a décidé en fait de prendre
aussi la présidence de Canal+, principale filiale du groupe. Bertrand
Méheut est remplacé par son adjoint, Jean-Christophe Thiery. Mais cela
ne trompe personne : le vrai patron, c’est Vincent Bolloré. Et il arrive
avec un argument censé être définitif : Canal+ perd des abonné·es, perd
de l’argent. La méthode forte s’impose. Et les têtes commencent à
tomber.
Mais la brutalité avec laquelle l’homme d’affaires impose
ses vues dans la chaîne payante n’est rien par rapport à ce que subiront
les équipes d’I-Télé. Rachetée en 2016 à TF1 au moment où celle-ci
obtient de pouvoir diffuser LCI en clair sur la TNT, la chaîne va vite
découvrir avec angoisse le management Bolloré, qui a délégué à Philippe
Labro et Guillaume Zeller la mise en œuvre.
Sa mise au pas
provoquera la plus longue grève dans l’audiovisuel privé : 31 jours.
Pendant ce conflit, les rédactions y dénoncent les dérives éditoriales
(publi-reportages, lecture de communiqués, faux experts), le manque de
moyens et l’arrivée du présentateur Jean-Marc Morandini, imposée par la
direction, bien que celui-ci fasse l’objet de deux enquêtes
préliminaires, l’une pour « corruption aggravée sur mineurs », l’autre
pour « harcèlement sexuel et travail clandestin ».
Censure et autocensure
L’opinion
publique et le monde politique s’émeuvent. En réaction, le Conseil
supérieur de l’audiovisuel impose la création d’un comité d’éthique au
sein de la chaîne et exige un droit de regard sur tous les changements
de la grille et des programmes. Des mesures sans lendemain. L’émotion
passée, le CSA oubliera ses devoirs de contrôle.
Vincent Bolloré,
lui, peut se réjouir : lui sait mettre les journalistes au pas. Cent
journalistes sur les 120 de la rédaction quitteront la chaîne à l’issue
du conflit. I-Télé est enterrée au profit de CNews, appelée à devenir la
Fox News à la française.
Tout au long de ces années, le site Les Jours tiendra
la chronique régulière de la vulgarité, de la brutalité, des menaces
qui s’abattent sur les chaînes de Vincent Bolloré. Après la censure d’une enquête sur le Crédit mutuel, comme le raconte notre film Media Crash, l’autocensure prend le pas sur la censure. Les enquêtes, les reportages, l’information tout court se raréfient.
À
la place, Vincent Bolloré instaure un nouvel modèle conforme à ses
goûts et intérêts économiques : la télévision d’opinion. Un modèle qui
ne coûte quasiment rien, car bien que milliardaire, l’homme reste près
de ses sous. Les débats s’enchaînent à longueur d’antenne, avec des
pseudo-experts ayant des avis sur tout, particulièrement sur les sujets
sur lesquels ils n’ont jamais travaillé, proférant des énormités,
agitant les idées les plus rances afin de faire du bruit et de la
provocation. Jusqu’en septembre 2021, Éric Zemmour s’y est vu réserver une place de choix.
Un Murdoch francophone ?
L’argument
est utilisé désormais par tous les acteurs des médias français. Et
Vincent Bolloré ne manque pas de le reprendre pour lui : à côté des
géants du numérique américains, il est un nain. Plutôt que de lui
imposer des contraintes, il convient donc de le soutenir pour mettre en
place une riposte. Il affiche même de grandes ambitions qu’il définit
ainsi en 2015 : « Projeter la culture française dans le monde entier.
Face aux États-Unis, qui exaspèrent une partie du monde, et face à
l’Asie, à la culture parfois jugée plus hermétique en Occident. »
Dans les faits, c’est un groupe vivant sur des rentes et des niches qu’il construit, afin de l’avoir toujours à sa main.
Dans le droit-fil de cette stratégie, la
scission d’Universal Music, leader mondial du disque, paraît évidente.
Vincent Bolloré a patienté autant qu’il le fallait, puis a vendu au
mieux cette filiale symbole de la culture américaine. De toute façon,
l’homme d’affaires s’est toujours tenu très éloigné de tout ce qui
touchait les États-Unis, un monde dont il ne partage pas la philosophie
ni les vues.
Mais l’homme d’affaires, en dépit de ses
affirmations, ne parvient pas non plus à se forger des alliances en
Europe. La bataille autour du contrôle d’Aegis, même si elle s’est
conclue par de confortables plus-values, a représenté un sévère rappel à
l’ordre : les administrateurs, les actionnaires et les autorités
boursières lui ont rappelé qu’il y avait aussi des règles à respecter
dans le capitalisme.
Mais c’est en Italie que le milliardaire a
subi les plus fortes déconvenues. Pourtant, tout avait bien commencé.
Épaulé par Antoine Bernheim, qui avait toutes ses entrées dans la
péninsule, surtout depuis qu’il avait sauvé les finances du Vatican au
début des années 1980, Vincent Bolloré fait son entrée dans les conseils
des principaux groupes, jusqu’à devenir le président de Mediobanca, le
coffre-fort du capitalisme italien.
Les relations se resserrent
encore quand Vincent Bolloré se rapproche de Silvio Berlusconi. Les deux
hommes ont un ami commun : le producteur tunisien Tarak Ben Ammar, qui
facilite le rapprochement. Mais tout tourne mal quand Bolloré, qui est
entré au capital de Mediaset, le groupe de Silvio Berlusconi, décide
comme à son habitude de contourner les accords passés avec l’ancien
président du Conseil et de prendre le contrôle du groupe sans en payer
le prix.
Vincent Bolloré a sous-estimé la capacité de résistance
de Silvio Berlusconi et du monde des affaires italien. Il est sorti de
Mediobanca et de tous les conseils. Les procès s’enchaînent. La Consob,
l’autorité boursière italienne, l’accuse de manipulations de cours et de
non-respect de la réglementation boursière, l’interdit de gestion
pendant 18 mois. À sa suite, l’Autorité de régulation des médias et des
télécoms italiens (AGCOM) donne un coup d’arrêt
à son expansionnisme, estimant que Vivendi enfreint la loi sur les
concentrations : selon elle, le groupe ne peut être à la fois présent
dans les télécoms - il est le premier actionnaire de Telecom Italia avec
20 % du capital – et dans les médias - il détenait alors 28,8 % de
Mediaset.
Vingt milliards à dépenser
La
campagne italienne se termine par un fiasco. Vincent Bolloré y a perdu
tous ses appuis. Vivendi est sorti du groupe de Silvio Berlusconi, il
n’est plus qu’un actionnaire passif chez Telecom Italia et attend,
semble-t-il, le bon moment pour vendre : une fois que le gouvernement
italien aura regroupé en une même entité l’ensemble des infrastructures
de réseaux télécoms.
Même s’il continue d’afficher une volonté de
bâtir un groupe européen, Vincent Bolloré ne s’appuie plus, comme
depuis ses débuts, que sur une base française et africaine - Canal+ et
ses filiales y comptent une vingtaine de millions d’abonné·es sur le
continent. Un terrain qu’il maîtrise, où il sait pouvoir jouer avec ses
règles, sans que les autorités n’y trouvent à redire.
Alors que
le groupe Bolloré et sa filiale Vivendi vont se retrouver avec une
vingtaine de milliards à disposition, quel chemin va-t-il emprunter ?
Va-t-il choisir de consolider l’emprise familiale en sortant Vivendi de
la Bourse afin de préserver le groupe de toute attaque ? Va-t-il au
contraire décider de poursuivre l’expansion, en revenant en Afrique par
d’autres moyens, dans l’optique de construire un Murdoch francophone ?
À
ce stade, Vincent Bolloré entretient le mystère sur ses intentions.
Peut-être ne sait-il pas lui-même le chemin qu’il va emprunter, laissant
comme souvent toutes les options ouvertes, jusqu’à ce que les
opportunités se dégagent. Il sait que peu d’obstacles se lèveront face à
lui. En France, les règles de concentration pour préserver une presse
indépendante, le respect de la réglementation boursière, les principes
de gouvernance ne semblent jamais poser aucun problème à aucune
autorité, dès lors qu’il s’agit de Vincent Bolloré.
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