lundi 21 février 2022

BOLLORE, LE "MURDOCH FRANCAIS" : "JE ME SERS DE MES (sic) MEDIAS POUR MENER MON COMBAT CIVILISATIONNEL"... EN PORTE-VOIX DE ZEMMOUR ! (1)

Le système Bolloré (3/3)

Bolloré : la marche vers un empire médiatique

Le groupe Lagardère est mort. Sans attendre l’avis des autorités de la concurrence, Vivendi a lancé une OPA sur le groupe de médias et de communication. Le nouvel ensemble va constituer une concentration horizontale et verticale d’une ampleur jamais égalée en France. Une puissance au service des vues et intérêts de Vincent Bolloré.

Martine Orange / Médiapart

21 février 2022 à 17h54

Cela s’annonce comme une formalité, tant l’issue est assurée : Vivendi va prendre le contrôle officiel de Lagardère. Sans attendre le verdict des autorités de la concurrence, le groupe a déposé lundi 21 février son projet d’OPA sur son concurrent, dont il détient déjà 45 % du capital. 

Pour emporter cette dernière étape boursière au plus vite, Vivendi a décidé de relever son offre : au lieu des 24,10 euros par action promis en septembre, il propose désormais aux actionnaires de racheter leurs actions au prix de 25,50 euros, s’ils apportent leurs titres immédiatement. Une manière d’obtenir une victoire éclair. 

Essayant une dernière fois de donner le change, Arnaud Lagardère s’est félicité de cette « OPA amicale menée par son ami de 30 ans ». Une opération qui, il l’a soutenu devant les sénateurs, permettra de « maintenir l’intégrité du groupe ». Ces dernières fanfaronnades ne permettent pas de cacher son échec cuisant. Alors qu’il avait hérité de positions industrielles (Airbus) et médiatiques (Hachette) inespérées, Arnaud Lagardère a liquidé en à peine dix ans le groupe familial. Lagardère est mort. Et c’est Vincent Bolloré qui est parvenu à lui porter l’estocade finale, là où tant d’autres avant lui s’y étaient essayés et avaient échoué. 

Vincent Bolloré avec ses fils Yannick (à gauche) et Cyrille (à droite), lors de la fête du bicentenaire du groupe familial le 17 février. © Photo. Fred TANNEAU / AFP

Vivendi + Lagardère : l’addition des deux groupes de médias et de communication va constituer une concentration horizontale et verticale qui n’a jamais atteint de telles proportions en France.

Déjà, Vincent Bolloré avait le contrôle de Canal+, de CNews, du groupe d’édition Editis (Plon, Presses de la Cité, Belfond, 10/18, Robert Laffont, Julliard, La Découverte…) et de son vaste réseau de distribution, du groupe Prisma (Télé-Loisirs, Gala, Capital, Voici, Femme actuelle), de Havas avec ses agences de publicité (Euro RSCG, Havas Worldwide), ses activités d’achat d’espace publicitaire (Havas Media) et de communication (Havas Sport & Entertainment), son institut de sondage et d’opinion (CSA).

Avec Lagardère, il y adjoint Europe 1, dont il a déjà de fait le contrôle, peut-être Le Journal du dimanche et Paris Match, et peut-être aussi une partie ou la totalité de Hachette, selon les décisions des autorités de la concurrence. 

L’inquiétude du monde éditorial face à l’envol de Bolloré

Une telle puissance effraie. Les éditeurs et les auteurs indépendants sont les plus en alerte. Depuis des semaines, ils tapent à toutes les portes pour souligner les dangers de la création d’un tel groupe, qui aurait un quasi-monopole dans les éditions scolaires, une position ultra-dominante dans la distribution, et qui porte en germe une menace sur toute la création, sur la place du livre et des librairies indépendantes en France. 

Conserver Hachette

Alors que les autorités européennes de la concurrence avaient refusé un premier mariage entre Editis et Hachette en 2004, peuvent-elles revenir sur leur jurisprudence et autoriser un tel rapprochement aujourd’hui ? Vincent Bolloré dit attendre sereinement leur décision. La prise de contrôle totale du groupe Lagardère va lui permettre d’avoir la haute main sur tous les actifs, de choisir ce qu’il cède et ce qu’il abandonne, de tracer les lignes en fonction de ses intérêts. 

Selon La Lettre A, l’homme d’affaires aurait peut-être déjà un schéma en tête. Il serait prêt à revendre tout ou partie d’Editis au groupe espagnol Prisa (El País) afin de conserver Hachette.

L’opération permettrait de rester entre amis. Le fonds Amber est devenu un actionnaire important du groupe de presse espagnol, très endetté, à la faveur d’une conversion de créances, et Vincent Bolloré est venu lui apporter son appui. C’est Amber qui a mené en premier le dernier assaut contre le groupe Lagardère, favorisant par la suite l’arrivée de Vincent Bolloré en chevalier blanc, sur recommandation de Nicolas Sarkozy, promu administrateur de Lagardère. Une si grande proximité finit par alimenter les interrogations, au point que certains se demandent si le fonds Amber n’a pas été le faux nez de Vincent Bolloré dans l’attaque de Lagardère. 

Mais même si l’homme d’affaires est contraint de céder l’équivalent de Hachette ou d’Editis pour se conformer aux exigences des autorités de la concurrence, même s’il cède un ou plusieurs titres de presse – Paris Match ? Le JDD ? – à Bernard Arnault, au titre de compensation, parce qu’il ne veut pas froisser la troisième fortune du monde, le nouvel ensemble affichera une puissance considérable. 

Car la menace ne pèse pas que sur l’édition. Elle plane sur toutes les activités de média et de communication, et, on le mesure dans cette campagne présidentielle, sur le débat public. 

La stratégie perdante d’Emmanuel Macron

Même au temps où le groupe Havas était détenu par l’État, il n’a jamais eu une telle emprise. À l’époque, cette position faisait déjà l’objet de rudes débats pour savoir comment endiguer son influence. Aujourd’hui, la constitution d’un tel empire privé est à peine relevée. 

En coulisses, Emmanuel Macron a bien tenté d’arrêter cette marche conquérante. Mais plutôt que de fixer des règles claires, de rappeler les limites de la loi, voire de la réécrire, le président de la « start-up nation » a préféré en appeler au capitalisme de la barbichette, si particulier au mode de fonctionnement du monde des affaires français, pour barrer le chemin à Vincent Bolloré. 

C’est ainsi que Bernard Arnault a été appelé à la rescousse. En service commandé, sans intérêt réel autre que celui de plaire au prince, le président de LVMH a mis en place une défense tactique qui a vite été défaite par un Vincent Bolloré qui tenait solidement la place. À défaut d’empêcher la prise de contrôle de Lagardère, le pouvoir a alors donné son aval à l’opération TF1-M6, censée faire barrage à la création d’un Murdoch à la française, projetée par l’homme d’affaires.

La riposte ne pouvait que convenir à un Vincent Bolloré. Car c’est dans cet entre-soi du monde des affaires, dans ce clair-obscur du capitalisme français que l’homme d’affaires prospère le mieux. Depuis quarante ans, il a même prouvé qu’il excelle à ce jeu, damant le pion à tous les autres. 

L’obsession des médias

Longtemps Alain Minc a été conseiller de Vincent Bolloré. Il lui rapportait des idées, les potins de la ville dont les milieux d’affaires sont si friands, et parfois lui soufflait les coups boursiers à tenter. Il était d’ailleurs personnellement intéressé à leur réussite, touchant 1 % des plus-values réalisées, comme l’a révélé mon collègue Laurent Mauduit dans Petits conseils (Stock). Une information confirmée par Vincent Bolloré lui-même.

Puis cette collaboration vieille de plus de 20 ans s’est brusquement arrêtée en 2015. « À partir du moment où il a pris la présidence de Vivendi et Canal+, Vincent Bolloré n’a plus été le même », rapporte aujourd’hui Alain Minc. Être installé à la tête d’un groupe de communication puissant, d’une chaîne emblématique, ne pouvait, selon lui, qu’entraîner l’homme d’affaires dans d’autres rapports de pouvoir et d’argent. Un terrain sur lequel Alain Minc, selon sa version, ne voulait pas aller avec Vincent Bolloré. Ou peut-être son écheveau d’intérêts multiples l’empêchait-il de s’y aventurer.

Mais est-ce vraiment en 2014, au moment où il met la main sur Vivendi et Canal+, que tout a basculé, comme le dit Alain Minc ? Est-ce seulement à partir de ce moment-là que les ambitions de Vincent Bolloré dans les médias se sont affirmées ? Car à reprendre le fil de l’histoire du groupe bâti au gré des opportunités et des coups boursiers, il existe une ligne constante chez l’homme d’affaires : c’est son intérêt pour les médias au sens large. Il se manifeste dès 1998 lorsqu’il tente de renverser le pouvoir chez Bouygues. 

À l’époque, Vincent Bolloré ne fait pas mystère de ses intentions : il n’y a que TF1 qui l’intéresse. Toutes les autres activités du conglomérat (BTP, travaux publics, routes) et même Bouygues Telecom doivent être vendues, selon lui. Tout doit être mis en œuvre pour conforter la pépite du groupe : la première chaîne est celle qui a le plus d’audience, le plus de recettes publicitaires en France.

Mais TF1 est aussi le trophée politique et idéologique marquant du passage au pouvoir lors de la première cohabitation (1986-1989) de ce qui est désigné alors comme « la bande à Léo » (François Léotard, Gérard Longuet, Alain Madelin, Claude Malhuret). Un groupe dont Vincent Bolloré est idéologiquement et familialement (Gérard Longuet est son beau-frère) proche. Pour eux tous, la privatisation de TF1 a un goût d’inachevé : elle n’a pas permis d’être le fer de lance d’une reconquête idéologique dont ils avaient rêvé, de la contre-réforme néolibérale qu’ils espéraient, dont Denis Kessler, alors vice-président du Medef, résumera crûment le programme pour le patronat et la droite en 2006 : « défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ». En un mot, en finir avec le marxisme, selon la droite.

Au fil des ans, Vincent Bolloré y a ajouté un codicille : défendre les valeurs auxquelles ce fervent catholique traditionaliste croit, et ses idées de plus en plus réactionnaires. Suivant en cela - ou précédant, c’est selon – l’évolution de toute une partie de la droite française. 

Je me sers de mes médias pour mener mon combat civilisationnel.

Vincent Bolloré

Lors de son audition le 17 janvier devant la commission sénatoriale sur la concentration dans les médias, Vincent Bolloré a expliqué sans rire les raisons de son attirance : « Contrairement aux croyances répandues, les médias sont le deuxième secteur le plus rentable au monde, après le luxe. » La communication aussi rentable que le luxe ? Personne n’a relevé l’assertion, à rebours de tous les constats. Mais pour Vincent Bolloré, elle a un immense mérite : elle justifie sa présence dans ce secteur, ses vues expansionnistes. L’argent est un motif avouable, bien plus que tous les autres.

À aucun moment, lors de cette audition, Vincent Bolloré n’a parlé de pouvoir ni d’influence. Il est vrai qu’il n’est pas le seul. Tous les autres milliardaires qui lui ont succédé ont justifié leur intérêt pour les médias en invoquant une action de mécénat (Bernard Arnault), leur volonté de soutenir le débat démocratique (Xavier Niel), de développer une stratégie d’intégration contenant-contenu (Patrick Drahi). Mais jamais, à les en croire, il n’est venu à l’idée des uns ou des autres de racheter des journaux ou des chaînes de télévision pour orienter les esprits et le débat public, pour monnayer en retour une influence sur les pouvoirs politiques et l’État. Même si Bernard Arnault concède qu’il supporterait mal que ses journaux (Les Échos, Le Parisien) défendent des idées marxistes.

Loin des caméras, Vincent Bolloré ne prend plus de précautions. « Je me sers de mes médias pour mener mon combat civilisationnel », dit-il en petit comité, comme le rapporte le journaliste Vincent Beaufils dans son livre Bolloré, l’homme qui inquiète (Les Éditions de l’Observatoire). Lui dont le groupe a fait fortune en Afrique considère dans le même temps que « l’invasion migratoire » est le premier des dangers.

Une construction de bric et de broc

Bien sûr qu’il regarde, il scrute même tous les épisodes. Mais en ce début de printemps 2002, alors que le groupe Vivendi est au bord de la faillite, que le sort de Jean-Marie Messier à la présidence donne lieu à une formidable bataille au sein même du monde parisien des affaires, Vincent Bolloré sait qu’il n’a pas encore la taille pour s’inviter dans le dossier. D’autant que celui-ci est en apparence entre de bonnes mains : Claude Bébéar, un de ses mentors, est à la manœuvre. 

Après l’échec de sa tentative d’abordage du groupe Bouygues – qui lui a permis tout de même de réaliser 250 millions de francs de plus-values –, de son intrusion ratée dans Pathé, Vincent Bolloré fait momentanément profil bas. Désormais, il œuvre autrement, en passant presque à chaque fois sous les radars. Mais toujours avec le même objectif : renforcer son emprise sur les médias. Chaque vente d’actifs du groupe Rivaud, chaque plus-value tirée de ses coups boursiers sera reconvertie dans l’acquisition de tout ou partie d’une activité dans les médias. 

En 2004, Vincent Bolloré commence à entrer furtivement dans le capital de Havas. En quelques mois, il contrôle 22 % du capital. Au bout d’un an de bataille, il parvient à évincer le président en place, Alain de Pouzilhac, à prendre sa place et à contrôler le conseil d’administration du groupe publicitaire, à la suite du ralliement spectaculaire du publicitaire Jacques Séguéla en pleine assemblée et surtout d’un pacte secret passé avec un des principaux actionnaires. Il lui rachètera par la suite sa participation et lancera une OPA sur l’ensemble du groupe. Un schéma repris pour prendre le contrôle du groupe Lagardère. 

Puis il enchaîne au gré des opportunités. Il se porte candidat à l’attribution de deux chaînes numériques sur la TNT, dont Direct 8, avec l’aide de Philippe Labro, qu’il double d’un journal gratuit, Direct Matin, en association avec Le Monde. À l’époque, la rédaction est logée dans la tour Bolloré. L’homme d’affaires s’y rend régulièrement pour regarder les émissions, suggérer d’inviter telle personne, regarder ou modifier la une de son journal. 

Bolloré joue au patron de presse, veulent croire alors les rédactions. Même si certaines méthodes les dérangent déjà : en 2009, l’homme d’affaires impose en une du quotidien la photo de Paul Biya, président du Cameroun, alors en visite à Paris, au moment où le groupe Bolloré est en grandes négociations avec les autorités camerounaises pour y étendre encore son influence. Vincent Bolloré n’admet guère les critiques de ses journalistes : Jean-Luc Lagardère, dans le passé, n’hésitait pas à faire de même avec ses journaux quand il s’agissait de vendre des missiles à quelque puissance moyen-orientale. 

En parallèle, Vincent Bolloré continue ses emplettes. Il prend une participation dans Harris Interactive, qu’il revendra par la suite, s’invite au capital d’Ubisoft, au tour de table du groupe britannique de publicité Aegis, acquiert des fréquences locales dans les télécoms. 

Tout cela constitue un portefeuille d’activités fait de bric et de broc, sans grande cohérence apparente, mais qui vont malgré tout servir de rampe de lancement à un groupe de communication, grâce au talent financier de Vincent Bolloré. 

Jean-René Fourtou, président de Vivendi, et Vincent Bolloré en juin 2014. © Photo . ERIC PIERMONT / AFP

À l’assaut de Vivendi

Des années après, des connaisseurs du monde des affaires se demandent encore comment Vincent Bolloré a pu faire. Comment des commissaires aux comptes censés examiner l’opération ont-ils pu avaliser une telle opération ? À l’été 2011, Vincent Bolloré propose un marché à la direction de Vivendi, comme l’a raconté Laurent Mauduit : il leur apporte les deux chaînes qu’il possède sur la TNT contre une participation dans le groupe de communication. Les deux chaînes, qui ont une audience confidentielle, sont valorisées 465 millions – Vincent Bolloré n’y a pas investi plus de 200 millions d’euros. En retour, il est payé en actions Vivendi, qui ont un prix particulièrement bas, en cette période de crise financière.

Sans bourse délier, Vincent Bolloré se retrouve actionnaire à hauteur de 1,7 % de Vivendi. Grâce à la vente de quelques participations subsidiaires, il rachète des actions, ce qui lui permet de monter à 5 % du capital et de s’asseoir au conseil d’administration, où il figure déjà comme un des actionnaires les plus importants du groupe. 

« Le loup est dans la bergerie », murmurent certains observateurs du monde des affaires. Il ne fait guère de doute, pour eux, que Vincent Bolloré ne va pas longtemps se contenter de rester sur la banquette arrière. Comme à son habitude, prédisent-ils, il va électriser les tensions pour prendre le pouvoir. L’analyse se révélera juste. Vincent Bolloré ne prendra pas plus de gants avec Jean-René Fourtou, qui préside Vivendi depuis 2002 et qu’il connaît très bien - il est membre comme lui d’Entreprises et cité depuis 1986 –, qu’avec les autres. D’autant qu’il semble avoir le soutien implicite de Claude Bébéar, très déçu par la conduite du groupe depuis la chute de Jean-Marie Messier, qu’il a favorisée. 

Canal+ perd des abonné·es, SFR aussi

Car c’est peu dire que la gestion de Vivendi, après 2002, est des plus médiocres. Dans un premier temps, Jean-René Fourtou, nommé président, et son directeur général Jean-Bernard Lévy (aujourd’hui PDG d’EDF) ont renégocié avec les banquiers, en en profitant pour s’enrichir au passage, afin d’éviter la faillite du groupe. Puis ils ont géré le groupe à la petite semaine, sans vision stratégique, le transformant en grosse Sicav ayant des positions partout mais sans rien à faire. Canal+ perd des abonné·es, SFR aussi. Mais il ne se passe rien. 

Vivement critiqué par les actionnaires, Jean-Bernard Lévy tente de prouver qu’il est un patron : il lance l’acquisition ruineuse de l’opérateur brésilien de télécoms GVT pour 8 milliards d’euros, puis rachète au printemps 2012 au britannique Vodafone, partenaire de Vivendi depuis 12 ans, les 40 % qu’il détenait dans SFR pour 7,7 milliards d’euros. Une opération réalisée au pire moment : Free, qui a obtenu une quatrième licence en France dans la téléphonie mobile, vient de lancer la guerre des prix dans les télécoms. 

Vivendi en ressort encore plus endetté. À peine arrivé au conseil, Vincent Bolloré participe activement à secouer le cocotier. Et Jean-Bernard Lévy tombe. Il démissionne en juillet 2012, dix ans, presque jour pour jour, après l’éviction de Jean-Marie Messier. Jean-René Fourtou fait encore un peu de résistance. Il fait le ménage de sa gestion passée en liquidant toutes les participations du groupe dans les télécoms – Maroc Telecom, le brésilien GVT et même SFR, vendu à Numericable (devenu Altice) –, afin de désendetter le groupe. De 11 milliards de dettes, le groupe se retrouve avec 4,6 milliards d’euros de cash. 

Ce sera le dernier acte de gestion de Jean-René Fourtou. Vincent Bolloré prend en septembre la présidence du conseil de surveillance de Vivendi. Sans que les autorités boursières, une fois de plus, ne s’émeuvent du contournement des règles de gouvernance. Vincent Bolloré, il est vrai, a l’assentiment de nombreux actionnaires du groupe : avec lui, au moins, ils vont enfin gagner de l’argent. Et c’est bien là l’essentiel. 

Les grandes manœuvres ne tardent pas. À peine en place, l’homme d’affaires propose d’apporter la participation qu’il détient dans Havas à Vivendi pour 2,4 milliards d’euros, ce qui lui permet à nouveau de renforcer sa position actionnariale dans le groupe. Puis il vend des actifs, distribue généreusement les profits et les plus-values aux actionnaires, rachète les actions. En sept ans, Vivendi a versé 11 milliards d’euros de dividendes à ses actionnaires, dépensé 7,3 milliards d’euros pour racheter ses actions et les annuler ; la scission et la cotation séparée de sa filiale américaine Universal Music ont rapporté 27,8 milliards d’euros, reversés immédiatement sous forme de distribution d’actions. Total : quelque 48 milliards d’euros.

Et Vincent Bolloré en est le premier bénéficiaire. Entre les apports, les dividendes, les rachats d’actions, qui lui ont permis d’augmenter sa participation dans Vivendi pour la porter à 27 %, la détention d’une participation de 18 % dans Universal Music valorisée autour de 8 milliards, l’homme d’affaires a tiré quelque 13 milliards d’euros du groupe en sept ans, selon les calculs de Vincent Beaufils. 

Les salariés d'I-Télé devant le siège de la chaîne en octobre 2016. © Photo Christophe Archambault / AFP

La mise au pas

Enfin quelqu’un qui s’attaque aux « Guignols de l’info » ! À l’hiver 2015, c’est avec un ravissement certain que les milieux d’affaires accueillent la nouvelle. Cette émission satirique est un épouvantail pour eux et pour nombre de responsables politiques, à droite particulièrement, pour Nicolas Sarkozy en particulier. Après l’éviction de Jean-Marie Messier, ils espéraient bien que la nouvelle direction de Vivendi allait faire la peau aux « Guignols ». Mais Jean-René Fourtou et Bernard Méheut, alors dirigeant de Canal+, n’ont pas osé, regrettent-ils. Vincent Bolloré, lui, n’a pas peur. L’homme d’affaires s’y reprendra cependant à plusieurs fois, changeant l’heure de diffusion, le concept éditorial, l’équipe qui l’anime, avant de l’arrêter définitivement en 2018. Dans l’indifférence générale. 

À peine assis dans le fauteuil de président de Vivendi, l’homme d’affaires a décidé en fait de prendre aussi la présidence de Canal+, principale filiale du groupe. Bertrand Méheut est remplacé par son adjoint, Jean-Christophe Thiery. Mais cela ne trompe personne : le vrai patron, c’est Vincent Bolloré. Et il arrive avec un argument censé être définitif : Canal+ perd des abonné·es, perd de l’argent. La méthode forte s’impose. Et les têtes commencent à tomber.

Mais la brutalité avec laquelle l’homme d’affaires impose ses vues dans la chaîne payante n’est rien par rapport à ce que subiront les équipes d’I-Télé. Rachetée en 2016 à TF1 au moment où celle-ci obtient de pouvoir diffuser LCI en clair sur la TNT, la chaîne va vite découvrir avec angoisse le management Bolloré, qui a délégué à Philippe Labro et Guillaume Zeller la mise en œuvre.

Sa mise au pas provoquera la plus longue grève dans l’audiovisuel privé : 31 jours. Pendant ce conflit, les rédactions y dénoncent les dérives éditoriales (publi-reportages, lecture de communiqués, faux experts), le manque de moyens et l’arrivée du présentateur Jean-Marc Morandini, imposée par la direction, bien que celui-ci fasse l’objet de deux enquêtes préliminaires, l’une pour « corruption aggravée sur mineurs », l’autre pour « harcèlement sexuel et travail clandestin ».

Censure et autocensure

L’opinion publique et le monde politique s’émeuvent. En réaction, le Conseil supérieur de l’audiovisuel impose la création d’un comité d’éthique au sein de la chaîne et exige un droit de regard sur tous les changements de la grille et des programmes. Des mesures sans lendemain. L’émotion passée, le CSA oubliera ses devoirs de contrôle. 

Vincent Bolloré, lui, peut se réjouir : lui sait mettre les journalistes au pas. Cent journalistes sur les 120 de la rédaction quitteront la chaîne à l’issue du conflit. I-Télé est enterrée au profit de CNews, appelée à devenir la Fox News à la française. 

Tout au long de ces années, le site Les Jours tiendra la chronique régulière de la vulgarité, de la brutalité, des menaces qui s’abattent sur les chaînes de Vincent Bolloré. Après la censure d’une enquête sur le Crédit mutuel, comme le raconte notre film Media Crash, l’autocensure prend le pas sur la censure. Les enquêtes, les reportages, l’information tout court se raréfient.

À la place, Vincent Bolloré instaure un nouvel modèle conforme à ses goûts et intérêts économiques : la télévision d’opinion. Un modèle qui ne coûte quasiment rien, car bien que milliardaire, l’homme reste près de ses sous. Les débats s’enchaînent à longueur d’antenne, avec des pseudo-experts ayant des avis sur tout, particulièrement sur les sujets sur lesquels ils n’ont jamais travaillé, proférant des énormités, agitant les idées les plus rances afin de faire du bruit et de la provocation. Jusqu’en septembre 2021, Éric Zemmour s’y est vu réserver une place de choix. 

Un Murdoch francophone ? 

L’argument est utilisé désormais par tous les acteurs des médias français. Et Vincent Bolloré ne manque pas de le reprendre pour lui : à côté des géants du numérique américains, il est un nain. Plutôt que de lui imposer des contraintes, il convient donc de le soutenir pour mettre en place une riposte. Il affiche même de grandes ambitions qu’il définit ainsi en 2015 : « Projeter la culture française dans le monde entier. Face aux États-Unis, qui exaspèrent une partie du monde, et face à l’Asie, à la culture parfois jugée plus hermétique en Occident. »

Dans les faits, c’est un groupe vivant sur des rentes et des niches qu’il construit, afin de l’avoir toujours à sa main. 

Vincent Bolloré et son fils Yannick, président de Havas, en 2016. © Photo Éric Piermont / AFP

Dans le droit-fil de cette stratégie, la scission d’Universal Music, leader mondial du disque, paraît évidente. Vincent Bolloré a patienté autant qu’il le fallait, puis a vendu au mieux cette filiale symbole de la culture américaine. De toute façon, l’homme d’affaires s’est toujours tenu très éloigné de tout ce qui touchait les États-Unis, un monde dont il ne partage pas la philosophie ni les vues. 

Mais l’homme d’affaires, en dépit de ses affirmations, ne parvient pas non plus à se forger des alliances en Europe. La bataille autour du contrôle d’Aegis, même si elle s’est conclue par de confortables plus-values, a représenté un sévère rappel à l’ordre : les administrateurs, les actionnaires et les autorités boursières lui ont rappelé qu’il y avait aussi des règles à respecter dans le capitalisme. 

Mais c’est en Italie que le milliardaire a subi les plus fortes déconvenues. Pourtant, tout avait bien commencé. Épaulé par Antoine Bernheim, qui avait toutes ses entrées dans la péninsule, surtout depuis qu’il avait sauvé les finances du Vatican au début des années 1980, Vincent Bolloré fait son entrée dans les conseils des principaux groupes, jusqu’à devenir le président de Mediobanca, le coffre-fort du capitalisme italien. 

Les relations se resserrent encore quand Vincent Bolloré se rapproche de Silvio Berlusconi. Les deux hommes ont un ami commun : le producteur tunisien Tarak Ben Ammar, qui facilite le rapprochement. Mais tout tourne mal quand Bolloré, qui est entré au capital de Mediaset, le groupe de Silvio Berlusconi, décide comme à son habitude de contourner les accords passés avec l’ancien président du Conseil et de prendre le contrôle du groupe sans en payer le prix. 

Vincent Bolloré a sous-estimé la capacité de résistance de Silvio Berlusconi et du monde des affaires italien. Il est sorti de Mediobanca et de tous les conseils. Les procès s’enchaînent. La Consob, l’autorité boursière italienne, l’accuse de manipulations de cours et de non-respect de la réglementation boursière, l’interdit de gestion pendant 18 mois. À sa suite, l’Autorité de régulation des médias et des télécoms italiens (AGCOM) donne un coup d’arrêt à son expansionnisme, estimant que Vivendi enfreint la loi sur les concentrations : selon elle, le groupe ne peut être à la fois présent dans les télécoms - il est le premier actionnaire de Telecom Italia avec 20 % du capital – et dans les médias - il détenait alors 28,8 % de Mediaset.

Vingt milliards à dépenser

La campagne italienne se termine par un fiasco. Vincent Bolloré y a perdu tous ses appuis. Vivendi est sorti du groupe de Silvio Berlusconi, il n’est plus qu’un actionnaire passif chez Telecom Italia et attend, semble-t-il, le bon moment pour vendre : une fois que le gouvernement italien aura regroupé en une même entité l’ensemble des infrastructures de réseaux télécoms. 

Même s’il continue d’afficher une volonté de bâtir un groupe européen, Vincent Bolloré ne s’appuie plus, comme depuis ses débuts, que sur une base française et africaine - Canal+ et ses filiales y comptent une vingtaine de millions d’abonné·es sur le continent. Un terrain qu’il maîtrise, où il sait pouvoir jouer avec ses règles, sans que les autorités n’y trouvent à redire. 

Alors que le groupe Bolloré et sa filiale Vivendi vont se retrouver avec une vingtaine de milliards à disposition, quel chemin va-t-il emprunter ? Va-t-il choisir de consolider l’emprise familiale en sortant Vivendi de la Bourse afin de préserver le groupe de toute attaque ? Va-t-il au contraire décider de poursuivre l’expansion, en revenant en Afrique par d’autres moyens, dans l’optique de construire un Murdoch francophone ? 

À ce stade, Vincent Bolloré entretient le mystère sur ses intentions. Peut-être ne sait-il pas lui-même le chemin qu’il va emprunter, laissant comme souvent toutes les options ouvertes, jusqu’à ce que les opportunités se dégagent. Il sait que peu d’obstacles se lèveront face à lui. En France, les règles de concentration pour préserver une presse indépendante, le respect de la réglementation boursière, les principes de gouvernance ne semblent jamais poser aucun problème à aucune autorité, dès lors qu’il s’agit de Vincent Bolloré.

Martine Orange

 

(1)  Le sinistre et nuisible BOLLORE :

       -  après un acte de foi intégriste en sa chapelle,

       -  en route vers un chaos marqué d'un mortel Z,

       -  sans espoir de retour à un monde pacifié...

       ... n'est-t-il pas un danger, non seulement pour la France, mais pour l'Humanité ?

       J.P. Carlin

 

 

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