mercredi 27 octobre 2021

BOLLORE ET SES MULTIPLES FACULTES DE NUISANCE, TANT JUDICIAIRES QUE POLITIQUES.

Au tribunal de Paris, des magistrats se divisent sur la gestion de l’affaire Bolloré

Par et

Risque de « justice à la carte », « nouvelle forme d’impunité », la bataille fait rage entre magistrats au sein du tribunal de Paris sur la gestion de l’affaire de corruption qui met en cause le milliardaire Vincent Bolloré.

Non content de vouloir jouer le marionnettiste en chef à l’approche de l’élection présidentielle, étendant sa toile dans le monde des médias (CNews, Europe 1, Paris Match, le JDD, le groupe Prisma…) et fanatisant le débat public avec son poulain d’extrême droite Éric Zemmour, l’industriel Vincent Bolloré secoue également, mais beaucoup plus discrètement, le tribunal judiciaire de Paris.

Selon des témoignages et documents internes consultés par Mediapart, plusieurs magistrats spécialisés s’écharpent depuis des mois sur la gestion de l’affaire de corruption qui met en cause le milliardaire. Ce dernier est suspecté d’avoir stipendié entre 2009 et 2011 deux chefs d’État africains (Faure Gnassingbé au Togo et Alpha Condé en Guinée-Conakry) en échange de l’obtention de marchés de gestion portuaire – l’une des principales activités industrielles du groupe Bolloré — dans les pays concernés.

Vincent Bolloré lors de l’inauguration du service de transport ferroviaire Blueline à Conakry, en Guinée, le 12 juin 2014. © Photo Seyllou Diallo / AFP Vincent Bolloré lors de l’inauguration du service de transport ferroviaire Blueline à Conakry, en Guinée, le 12 juin 2014. © Photo Seyllou Diallo / AFP

En février dernier, Vincent Bolloré, avec deux de ses plus proches collaborateurs (Jean-Philippe Dorent et Gilles Alix), avait contre toute attente accepté de plaider coupable à l'initiative du Parquet national financier (PNF) pour « corruption » et « abus de confiance » dans ce dossier d’ampleur internationale, alors qu’il ne cessait de démentir les faits depuis huit ans que dure l’enquête. Dans le même temps, la société qu’il dirige – et qui porte son nom – reconnaissait également les faits en tant que personne morale et acceptait de s’acquitter d’une amende douze millions d’euros en faveur du Trésor public.

Mais tandis que la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) ayant entraîné la responsabilité de la personne morale Bolloré était homologuée par le tribunal, le plaider-coupable de la personne physique Bolloré était, lui, rejeté au même moment.

Le plaider-coupable aurait permis au milliardaire de s’en sortir à trop bon compte à titre personnel, d’après le tribunal. La peine proposée par le PNF se limitait ainsi à une simple amende de 375 000 euros (le maximum légal), sans peine de prison (alors que dix années étaient encourues) et sans inscription au casier judiciaire. Raison pour laquelle la présidente de la chambre correctionnelle Isabelle Prévost-Desprez, à qui il revenait d’entériner (ou non) le plaider-coupable, a estimé dans son ordonnance de refus que les « peines proposées […] sont inadaptées au regard des circonstances de l’infraction et de la personnalité de leur auteur ».

Le camouflet infligé à Vincent Bolloré avait alors fait couler beaucoup d’encre. Mais tout n’a pas été raconté sur les dessous de cet événement judiciaire, ses suites et ses conséquences. En coulisses, l’histoire a en réalité été le théâtre d’une sourde bataille entre magistrats, probablement inédite par son ampleur, au sein du tribunal, dont Mediapart a pu reconstituer le fil.

Les divergences alors mises au jour – et qui n’ont pas baissé d’intensité depuis – interrogent aujourd’hui, au-delà du seul cas Bolloré, jusqu’à l’efficience des stratégies de lutte contre la grande corruption internationale et aux outils adéquats pour la mener, comme le plaider-coupable. À sa création en 2004, il ne devait concerner que les petits délits ; son champ d’application a été élargi en 2011 sous la présidence Sarkozy.

Dans l’affaire Bolloré, tout a commencé le 5 février dernier par une ordonnance signée de la main de la juge d’instruction Aude Buresi, en charge du dossier. De concert avec le PNF, elle accepte de se dessaisir de son instruction, le milliardaire ayant fait savoir qu’il pourrait accepter le principe d’un plaider-coupable parallèlement aux négociations judiciaires engagées par sa société pour payer une copieuse amende.

Les choses vont vite. Une audience d’homologation de la peine proposée par le PNF est appelée trois semaines plus tard, pour le 26 février. C’est le président du tribunal judiciaire, Stéphane Noël, qui s’approprie l’audience de validation du plaider-coupable, ce qui fait bondir les présidents et assesseurs des XIe et XXXIIe chambres correctionnelles du tribunal, celles spécialisées dans la délinquance en col blanc — elles ont jugé récemment les affaires Bismuth, Bygmalion, Balkany, etc.

Craignant probablement l’homologation d’une peine trop clémente pour Vincent Bolloré, les juges ont écrit le 22 février un courriel collectif au président du tribunal, Stéphane Noël, dont Mediapart a pu prendre connaissance. Les mots sont tranchants. Les signataires disent notamment craindre de « voir reprocher à la justice financière une nouvelle forme d’impunité », charriant ainsi « l’image d’une justice “à la carte” pour des justiciables bénéficiant de relais politiques et/ou médiatiques ». Le nom de Bolloré n’est pas cité dans le mail mais il est sur toutes les lèvres.

L’affaire va prendre un autre tour avec la crainte, évoquée par certains magistrats, d’un risque de collusion entre Stéphane Noël et Vincent Bolloré : tous deux sont en effet membres du même cercle, Le Siècle, rassemblant lors de dîners des personnalités éminentes du monde politique, administratif et économique. Ce club très fermé est souvent tancé pour son opacité et le mélange des genres entre intérêts privés et bien public dont il est le creuset, d’après ses contempteurs. Stéphane Noël avait même intégré au mois de janvier dernier le conseil d’administration du Siècle.

Finalement, 48 heures avant les audiences d’homologation du plaider-coupable de Vincent Bolloré et de ses adjoints, Stéphane Noël en abandonne la présidence et la confie à la première vice-présidente du tribunal, Isabelle Prévost-Desprez, spécialisée dans les questions économiques et financières. Cette dernière créera l’événement en refusant de valider la peine proposée par le PNF et acceptée par Bolloré. Selon Le Canard enchaîné du 27 octobre, Vincent Bolloré aurait « vu dans cette volte-face judiciaire la patte de Macron » – ce qui n’est corroboré par aucun élément tangible.

À la présidence du tribunal judiciaire de Paris, on dément aujourd’hui que le retrait de Stéphane Noël ait eu un lien avec son appartenance au Siècle. On avance que ce changement de dernière minute s’explique par des considérations purement techniques : l’ordonnance dite de roulement du tribunal de Paris – il s’agit d’un document décrivant les affectations des magistrats au sein d’une juridiction – ne permettait pas à Stéphane Noël de présider un plaider-coupable.

Cela étant, la présidence du tribunal de Paris confie que M. Noël a décidé, après cette affaire, de se retirer du Siècle, « afin qu’il n’y ait aucune supputation de quelque ordre que ce soit ».

L’affaire aurait pu en rester là. Du moins, elle aurait pu suivre les deux principales voies offertes par le Code de procédure pénale en cas de non-homologation d’un plaider-coupable : soit le dossier est renvoyé au juge d’instruction initialement chargé de l’enquête, soit l’affaire est directement citée à l’audience pour un procès public.

Mais dans la plus grande discrétion, le PNF a opté, dès la fin du mois d’avril, pour une troisième voie, selon les documents consultés par Mediapart : retenter un nouveau plaider-coupable. « Suite à l’ordonnance de refus d’homologation du 26 février 2021, le procureur de la République financier entend vous proposer une ou plusieurs peines dans le cadre d’une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité [le plaider-coupable – ndlr] », écrit ainsi, le 25 avril, le procureur adjoint du PNF Jean-Luc Blachon à Vincent Bolloré. Un courrier identique a été envoyé aux deux adjoints du milliardaire également mis en cause.

Tout semble organisé au millimètre. Les jours suivants, les avocats de Vincent Bolloré et de ses bras droits reçoivent à leur tour une convocation pour une audience, fixée au 12 octobre 2021.

Selon la loi, la possibilité de procéder à un nouveau plaider-coupable, en cas de refus d’homologation du premier, n’est envisageable qu’à la condition de l’apparition d’un « élément nouveau ». Or, pour le PNF, l’élément nouveau dans le dossier Bolloré est… la nouvelle peine qu’il entend proposer au milliardaire.

Début octobre, à quelques jours de la supposée audience d’un second plaider-coupable pour Bolloré, nouvelle tempête au tribunal. Mais les versions divergent aujourd’hui en interne sur ce qu’il s’est exactement passé.

Côté magistrats du siège (c’est-à-dire présidents ou assesseurs des chambres spécialisées, ainsi qu’à la présidence du tribunal), on explique que l’audience du 12 octobre a été retirée « in extremis », la perspective d’un nouveau plaider-coupable de Bolloré ayant été jugée « inacceptable » au sommet du tribunal avec le risque, une nouvelle fois, de donner le sentiment d’une « justice en catimini » pour la délinquance en col blanc.

Cela est d’autant plus vrai, selon ces mêmes sources, que l’argument de la nouvelle peine proposée à Bolloré comme élément nouveau justifiant une seconde tentative de plaider-coupable a fait bondir des juges du tribunal. Ceux-ci ont estimé que l’élément nouveau évoqué par la loi ne peut être qu’extérieur au dossier (nouvelle pièce sur le fond par exemple) et sûrement pas une peine proposée par l’autorité de poursuite, faute de quoi les mêmes joueurs peuvent jouer longtemps de la sorte jusqu’à trouver un juge conciliant.

Côté PNF, on indique que s’il est exact qu’un nouveau plaider-coupable a été proposé en avril à Vincent Bolloré, l’hypothèse a en réalité été abandonnée au sortir de l’été. Et si les magistrats du siège ont eu connaissance d’une audience prévue pour le 12 octobre, c’est une erreur de greffe. À aucun moment, une audience de nouveau plaider-coupable n’a été réellement prévue, jure-t-on au PNF.

Dans l’entourage du procureur Jean-François Bohnert, on explique que les motivations de l’ordonnance de refus d’homologation du premier plaider-coupable étaient, en définitive, impossibles à contourner. La juge Prévost-Desprez avait en effet estimé que vu la gravité des faits mis au jour par l’enquête, il était « nécessaire » que l’affaire Bolloré soit jugée en audience publique par un tribunal correctionnel. En somme : un procès en bonne et due forme.

Le résultat de cette valse judiciaire ? La gestion de l’affaire Bolloré est retournée ces derniers jours à l’instruction, c’est-à-dire entre les mains de la juge Buresi, à qui il reviendra de renvoyer (ou non) Vincent Bolloré et ses adjoints devant un tribunal pour « corruption ».

Mais la bataille judiciaire autour de la gestion du dossier Bolloré a laissé des traces au tribunal de Paris. L’affaire semble cristalliser beaucoup d’incompréhension entre des magistrats anti-corruption qui n’appréhendent pas de la même manière les instruments juridiques à leur disposition pour mener à bien leur mission.

Au PNF, la perspective d’un plaider-coupable de Vincent Bolloré était vue comme inespérée et, en cas d’homologation par le tribunal (quelle que soit la peine proposée), aurait constitué une authentique victoire judiciaire dans un dossier sensible où l’administration de la preuve est toujours compliquée. Cela aurait eu de surcroît l’avantage de purger judiciairement une enquête qui dure depuis plus huit ans. Avec le retour du dossier à l’instruction et les multiples recours procéduraux déjà engagés par la défense de Bolloré et de ses adjoints, on craint au PNF que l’affaire ne « sorte » pas avant des années.

Au contraire, d’autres magistrats (majoritairement membres du siège) expliquent qu’une affaire aussi grave avec une personnalité aussi importante que Vincent Bolloré peut difficilement être traitée par un plaider-coupable, une procédure peu publicisée, a fortiori avec des peines proposées très en deçà de la jurisprudence du tribunal de Paris en matière de « corruption ».

En résumé : là où le PNF parle de victoire pour la justice, d’autres magistrats évoquent une défaite de la lutte anti-corruption. Le tout au sein du même tribunal.

Le seul qui, pour l’heure, reste silencieux est Vincent Bolloré. Sollicités par Mediapart, les avocats du milliardaire et de ses adjoints n’ont pas donné suite ou ont refusé de faire un commentaire.

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Médiapart

 

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