lundi 12 juillet 2021

GENERATION COVID... "SACRIFIEE" ELLE AUSSI / 'LA PETITE ENFANCE... TOUJOURS OUBLIEE' (1)

En crèches, les inquiétudes se multiplient sur l’impact du port du masque par les adultes

Par Laetitia Delhon

Malgré des alertes sur le terrain et de premières études pointant des effets négatifs sur les enfants, le gouvernement n’a pas fait évoluer sa doctrine sur le port du masque chirurgical par les professionnel·le·s depuis septembre 2020. Des retards de langage sont constatés, ainsi que des signes d’anxiété.

 

Ils sont nés en pleine pandémie et ont posé leurs premiers regards sur des adultes masqués. Ils ont ensuite quitté les bras de leurs parents pour rejoindre ceux de professionnel·le·s dont ils ne voyaient que les yeux. Eux, ce sont les bébés de la génération Covid, dont personne n’est capable de dire à quel point ils sont – ou seront – marqués.

Les consignes ont beaucoup fluctué après le premier déconfinement : un temps obligatoire en présence des enfants, puis seulement lors des échanges avec les parents, le port du masque redevient obligatoire par décret en présence des bébés en septembre 2020, à la suite d’un avis du Haut Conseil de la santé publique. La règle n’a pas bougé depuis, et seules les assistantes maternelles à domicile, adulte unique avec un groupe d’enfants réduit, sont exemptées.

De très nombreux éducateurs de jeunes enfants, professionnelles de maisons d’assistantes maternelles (MAM), directrices de crèches et psychologues alertent pourtant sur les impacts observés – même si certains professionnels souhaitaient porter le masque par peur d’être contaminés. « Nous avons constaté des difficultés amplifiées de séparation, le matin et le soir quand les parents viennent les chercher, indique Catherine Blanc Rousset, directrice d’une crèche municipale dans le Rhône. Nous avons vu les plus petits ouvrir de grands yeux éberlués lorsque nous enlevions le masque. Chez les plus grands, nous avons remarqué des difficultés d’apprentissage du langage, de compréhension et d’articulation car ils ne voient ni la bouche ni la mâchoire bouger. »

Les témoignages de ce type sont légion. « Lorsque nous posions le masque un court instant, les bébés ne nous reconnaissaient pas, décrit Marie-Christine Badoual, directrice d’une crèche municipale à Oullins (Rhône). Les plus grands sont beaucoup plus dissipés : ils ne savent pas d’où viennent les consignes et ont des difficultés à respecter le cadre, à se poser. » Stéphanie Tran, assistante maternelle en MAM à Narbonne, relève aussi que « les plus petits nous regardent bizarrement quand on enlève le masque, d’autres nous le retirent et certains ne sourient pas quand on le porte ». Nilda Santos, éducatrice de jeunes enfants, a été frappée par la réaction de certains enfants quand elle baissait le masque pour chanter une chanson : « Leur étonnement était impressionnant et assez perturbant. »

Dans la halte-garderie en semi-plein air Le P’tit Jardin à Paris, la directrice Valéry Roy s’est engouffrée dans la seule brèche permise par le protocole sanitaire. « Les plus petits qui faisaient leur entrée ne nous reconnaissaient pas et semblaient un peu effrayés. C’était trop dur pour eux et cela touchait à l’éthique de ma profession. Le protocole prévoyait une dérogation au port du masque quand les enfants étaient stressés et angoissés. Nous l’avons utilisée pour enlever le masque à certains moments de la journée. »

Même option choisie par Émilie Le Roux, assistante maternelle dans une MAM du Finistère. « D’après les recommandations de la Protection maternelle et infantile, nous pouvions enlever le masque si les enfants n’étaient pas bien. Nous l’avons fait avec ma collègue car certains enfants étaient stressés et l’un d’eux devenait même agressif. »

A la crèche des Petits Rougets à Pantin, restée ouverte pendant le confinement, en avril 2020. © Photo Constance Decorde / Hans Lucas 
A la crèche des Petits Rougets à Pantin, restée ouverte pendant le confinement, en avril 2020. © Photo Constance Decorde / Hans Lucas
 

Dans son avis de septembre 2020, le Haut Conseil de la santé publique indiquait que le port du masque chez les adultes, d’après l’expérience de terrain des professionnels « forcément parcellaire et en l’attente de données », ne semblait pas « pour l’instant s’accompagner de préjudice pour le petit enfant ». Il s’appuyait sur l’audition de plusieurs pédiatres décrivant « une bonne adaptation des jeunes enfants, y compris les plus petits », reconnaissant toutefois que « l’impact sur le développement des petits nourrissons d’une vie permanente auprès d’adultes masqués », comme en pouponnière de l’Aide sociale à l’enfance, n’était pas encore évalué.

Difficultés à distinguer certains sons

« Tout le monde dit que les enfants s’adaptent mais ils n’ont pas les mots pour l’exprimer », regrette Catherine Blanc Rousset. « Il ne faut pas confondre “adaptation”, un mot un peu “fourre-tout”, et familiarisation, ajoute Anna Tcherkassof, maîtresse de conférences en psychologie à l’université Grenoble-Alpes. Ce que ces enfants ont subi est davantage une résignation qu’une adaptation. » Avec trois spécialistes de la petite enfance, elle a réalisé une étude par questionnaire auprès de 600 professionnels fin 2020, afin de mesurer les effets du port du masque sur le développement des enfants. Les résultats consolidés, qui seront publiés en septembre dans la revue scientifique Psychologie française, montrent plusieurs impacts.

D’abord sur l’apprentissage du langage, car les « proto-conversations, ces premiers échanges très importants qui passent énormément par les sourires », sont empêchés par le masque. Le manque d’accès à l’articulation des phonèmes accroît également les difficultés à distinguer certains sons, comme le [v] du [b] dans « voiture » ou « banane ». Ensuite les apprentissages sont plus limités, car les enfants, ne voyant pas la bouche, s’impliquent moins dans les activités parlées, comme les temps de comptine ou de lecture à voix haute.

« Je suis toutefois moins préoccupée par l’acquisition du langage, car ces enfants y arriveront par la suite, que par la dimension non verbale, poursuit Anna Tcherkassof. Les acquisitions dès le plus jeune âge se font énormément par mimétisme facial, la finesse des échanges non verbaux est extrêmement importante pour la compréhension de l’état affectif de l’autre. » Difficile, seulement par les yeux, de transmettre la joie, la colère, l’empathie. « Tous les codes qui régulent ces interactions risquent d’être mal acquis », poursuit-elle.

Ces résultats confirment ceux de la recherche exploratoire menée au sein de la crèche municipale Tissot à Lyon auprès d’enfants de 5 à 20 mois, pour mesurer les effets du port du masque transparent (la CNAF en avait financé la distribution de 500 000 exemplaires en novembre dernier). « La focalisation de l’enfant se porte alors sur l’entièreté du visage de l’adulte et le fait de voir sa bouche quand il parle attire son regard, décrit François Ndjapou, psychologue dans les crèches municipales. Le masque transparent facilite aussi les interactions émotionnelles affiliatives [entre l’adulte et l’enfant – ndlr], permet de relier l’émotion du visage et celle d’une voix, avec une réelle volonté de communiquer avec l’adulte et des enfants qui souriaient davantage. » Mais ces masques inclusifs, critiqués pour leur inconfort, sont souvent restés au placard des structures.

Dans une tribune diffusée en avril, le Collectif national des orthophonistes de France a lancé une nouvelle alerte sur les conséquences du port de masque dans les premières années de l’enfance, « une période cruciale de développement neurologique ».

Mais le gouvernement reste muet. Sollicité par Mediapart, le cabinet d’Olivier Véran n’a pas répondu à nos questions sur le sujet, pas plus que celui d’Adrien Taquet, secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles. Rien d’étonnant pour les professionnel·le·s, habitué·e·s à ce que « la petite enfance soit toujours oubliée ».

Médiapart 


(1)  Cet article fait douloureusement écho à celui, relayé hier, sur 'La jeunesse "sacrifiée" par la macronie' : à lire plus haut.       J.P. C.

 

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