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Cri d'alarme de Matéo (étudiant)
Bonjour,
je
suis enseignant de sciences sociales en lycée en Bretagne et j’ai reçu
le cri d’alarme d’un de mes anciens élèves de première qui a participé à
la manifestation parisienne contre la loi dite sécurité globale le
samedi 5 décembre dernier.
Il s'appelle Matéo, il a aujourd'hui 21 ans et il est étudiant.
Je
me sens démuni pour répondre seul à ce cri d’alarme alors je le relaie
en espérant qu’il sera diffusé et qu’il suscitera quelque chose.
Une réaction collective à imaginer. Mais laquelle ?
Merci d'avance pour la diffusion et pour vos éventuelles réponses
Help !
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Bonjour Monsieur,
Ce
mail n’appelle pas nécessairement de réponse de votre part, je
cherchais simplement à écrire mon désarroi. Ne sachant plus à qui faire
part du profond mal-être qui m’habite c’est vous qui m’êtes venu à
l’esprit. Même si cela remonte à longtemps, l’année que j’ai passée en
cours avec vous a eu une influence déterminante sur les valeurs et les
idéaux qui sont aujourd’hui miens et que je tente de défendre à tout
prix, c’est pour cela que j’ai l’intime conviction que vous serez parmi
les plus à même de comprendre ce que j’essaye d’exprimer.
Ces
dernières semaines ont eu raison du peu d’espoir qu’il me restait.
Comment pourrait-il en être autrement ? Cette année était celle de mes
21 ans, c’est également celle qui a vu disparaître mon envie de me
battre pour un monde meilleur. Chaque semaine je manifeste
inlassablement avec mes amis et mes proches sans observer le moindre
changement, je ne sais plus pourquoi je descends dans la rue, il est
désormais devenu clair que rien ne changera.
Je
ne peux parler de mon mal-être à mes amis, je sais qu’il habite nombre
d’entre eux également. Nos études n’ont désormais plus aucun sens, nous
avons perdu de vue le sens de ce que nous apprenons et la raison pour
laquelle nous l’apprenons car il nous est désormais impossible de nous
projeter sans voir le triste futur qui nous attend. Chaque semaine une
nouvelle décision du gouvernement vient assombrir le tableau de cette
année. Les étudiants sont réduits au silence, privés de leurs
traditionnels moyens d’expression.
Bientôt
un blocage d’université nous conduira à une amende de plusieurs
milliers d’euros et à une peine de prison ferme. Bientôt les travaux
universitaires seront soumis à des commissions d’enquêtes par un
gouvernement qui se targue d’être le grand défenseur de la liberté
d’expression. Qu’en est-il de ceux qui refuseront de rentrer dans le
rang ?
Je
crois avoir ma réponse. Samedi soir, le 5 décembre, j’étais présent
Place de la République à Paris. J’ai vu les forces de l’ordre lancer à
l’aveugle par-dessus leurs barricades anti-émeutes des salves de
grenades GM2L sur une foule de manifestants en colère, habités par une
rage d’en découdre avec ce gouvernement et ses représentants. J’ai vu le
jeune homme devant moi se pencher pour ramasser ce qui ressemblait à
s’y méprendre aux restes d’une grenade lacrymogène mais qui était en
réalité une grenade GM2L tombée quelques secondes plus tôt et n’ayant
pas encore explosé.
Je
me suis vu lui crier de la lâcher lorsque celle-ci explosa dans sa
main. Tout s’est passé très vite, je l’ai empoigné par le dos ou par le
sac et je l’ai guidé à l’extérieur de la zone d’affrontements. Je l’ai
assis au pied de la statue au centre de la place et j’ai alors vu ce à
quoi ressemblait une main en charpie, privée de ses cinq doigts, sorte
de bouillie sanguinolente.
Je
le rappelle, j’ai 21 ans et je suis étudiant en sciences sociales,
personne ne m’a appris à traiter des blessures de guerre. J’ai crié,
crié et appelé les street medics à l’aide. Un homme qui avait suivi la
scène a rapidement accouru, il m’a crié de faire un garrot sur le bras
droit de la victime. Un garrot… Comment pourrais-je avoir la moindre
idée de comment placer un garrot sur une victime qui a perdu sa main
moins d’une minute plus tôt ? Après quelques instants qui m’ont paru
interminables, les street medics sont arrivés et ont pris les choses en
main.
Jamais
je n’avais fait face à un tel sentiment d’impuissance. J’étais venu
manifester, exprimer mon mécontentement contre les réformes de ce
gouvernement qui refuse de baisser les yeux sur ses sujets qui
souffrent, sur sa jeunesse qui se noie et sur toute cette frange de la
population qui suffoque dans la précarité. Je sais pertinemment que mes
protestations n’y changeront rien, mais manifester le samedi me permet
de garder à l’esprit que je ne suis pas seul, que le mal-être qui
m’habite est général. Pourtant, ce samedi plutôt que de rentrer chez moi
heureux d’avoir revu des amis et d’avoir rencontré des gens qui gardent
espoir, je suis rentré chez moi dépité, impuissant et révolté.
Dites-moi
Monsieur, comment un étudiant de 21 ans qui vient simplement exprimer
sa colère la plus légitime peut-il se retrouver à tenter d’installer un
garrot sur le bras d’un inconnu qui vient littéralement de se faire
arracher la main sous ses propres yeux, à seulement deux ou trois mètres
de lui. Comment en suis-je arrivé là ? Comment en sommes-nous arrivés
là ?
Je
n’ai plus peur de le dire. Aujourd’hui j’ai un dégoût profond pour
cette République moribonde. Les individus au pouvoir ont perverti ses
valeurs et l’ont transformée en appareil répressif à la solde du
libéralisme. J’ai développé malgré moi une haine profonde pour son bras
armé qui défend pour envers et contre tous ces hommes et ces femmes
politiques qui n’ont que faire de ce qu’il se passe en bas de leurs
châteaux. J’ai toujours défendu des valeurs humanistes et pacifistes,
qui m’ont été inculquées par mes parents et desquelles j’ai jusqu’ici
toujours été très fier.
C’est
donc les larmes aux yeux que j’écris ceci mais dites-moi Monsieur,
comment aujourd’hui après ce que j’ai vu pourrais-je rester pacifique ?
Comment ces individus masqués, sans matricules pourtant obligatoires
peuvent-ils nous mutiler en toute impunité et rentrer chez eux auprès de
leur famille comme si tout était normal ? Dans quel monde vivons-nous ?
Dans un monde où une association de policiers peut ouvertement appeler
au meurtre des manifestants sur les réseaux sociaux, dans un monde où
les parlementaires et le gouvernement souhaitent renforcer les pouvoirs
de cette police administrative qui frappe mutile et tue. Croyez-moi
Monsieur, lorsque je vous dis qu’il est bien difficile de rester
pacifique dans un tel monde…
Aujourd’hui
être français est devenu un fardeau, je suis l’un de ces individus que
l’État qualifie de « séparatiste », pourtant je ne suis pas musulman, ni
même chrétien d’ailleurs. Je suis blanc, issu de la classe moyenne, un
privilégié en somme… Mais quelle est donc alors cette religion qui a
fait naître en moi une telle défiance vis-à-vis de l’État et de la
République ? Que ces gens là-haut se posent les bonnes questions, ma
haine pour eux n’est pas due à un quelconque endoctrinement, je
n’appartiens à l’heure actuelle à aucune organisation, à aucun culte «
sécessionniste ».
Pourtant
je suis las d’être français, las de me battre pour un pays qui ne veut
pas changer. Le gouvernement et les individus au pouvoir sont ceux qui
me poussent vers le séparatisme. Plutôt que de mettre sur pied des lois
visant à réprimer le séparatisme chez les enfants et les étudiants
qu’ils s’interrogent sur les raisons qui se cachent derrière cette
défiance. La France n’est plus ce qu’elle était, et je refuse d’être
associé à ce qu’elle représente aujourd’hui.
Aujourd’hui
et malgré moi je suis breton avant d’être français. Je ne demanderais à
personne de comprendre mon raisonnement, seulement aujourd’hui j’ai
besoin de me raccrocher à quelque chose, une lueur, qui aussi infime
soit-elle me permette de croire que tout n’est pas perdu. Ainsi c’est à
regret que je dis cela mais cette lueur je ne la retrouve plus en
France, nous allons au-devant de troubles encore plus grands, le pays
est divisé et l’antagonisme grandit de jour en jour. Si rien n’est fait,
les jeunes qui comme moi chercheront une sortie, un espoir alternatif
en lequel croire, quand bien même celui-ci serait utopique, seront bien
plus nombreux que ne l’imaginent nos dirigeants.
Et
ce ne sont pas leurs lois contre le séparatisme qui pourront y changer
quelque chose. Pour certains cela sera la religion, pour d’autre comme
moi, le régionalisme. Comment pourrait-il en être autrement quand 90%
des médias ne s’intéressent qu’aux policiers armés jusqu’aux dents qui
ont été malmenés par les manifestants ? Nous sommes plus de 40 heures
après les événements de samedi soir et pourtant je n’ai vu nulle part
mentionné le fait qu’un manifestant avait perdu sa main, qu’un
journaliste avait été blessé à la jambe par des éclats de grenades
supposées sans-danger.
Seul
ce qui reste de la presse indépendante tente encore aujourd’hui de
faire la lumière sur les événements terribles qui continuent de se
produire chaque semaine. Soyons reconnaissants qu’ils continuent de le
faire malgré les tentatives d’intimidation qu’ils subissent en marge de
chaque manifestation.
Je
tenais à vous le dire Monsieur, la jeunesse perd pied. Dans mon
entourage sur Paris, les seuls de mes amis qui ne partagent pas mon
mal-être sont ceux qui ont décidé de fermer les yeux et de demeurer
apolitiques. Comment les blâmer ? Tout semble plus simple de leur point
de vue. Nous sommes cloîtrés chez nous pendant que la planète se meurt
dans l’indifférence généralisée, nous sommes rendus responsables de la
propagation du virus alors même que nous sacrifions nos jeunes années
pour le bien de ceux qui ont conduit la France dans cette impasse.
Les
jeunes n’ont plus l’envie d’apprendre et les enseignants plus l’envie
d’enseigner à des écrans noirs. Nous sacrifions nos samedis pour aller
protester contre ce que nous considérons comme étant une profonde
injustice, ce à quoi l’on nous répond par des tirs de grenades, de gaz
lacrymogènes ou de LBD suivant les humeurs des forces de l’ordre. Nous
sommes l’avenir de ce pays pourtant l’on refuse de nous écouter, pire,
nous sommes muselés. Beaucoup de chose ont été promises, nous ne sommes
pas dupes.
Ne
gaspillez pas votre temps à me répondre. Il s’agissait surtout pour moi
d’écrire mes peines. Je ne vous en fait part que parce que je sais que
cette lettre ne constituera pas une surprise pour vous. Vous êtes au
premier rang, vous savez à quel point l’abîme dans lequel sombre la
jeunesse est profond.
Je
vous demanderai également de ne pas vous inquiéter. Aussi sombre cette
lettre soit-elle, j’ai toujours la tête bien fixée sur les épaules et
j’attache trop d’importance à l’éducation que m’ont offert mes parents
pour aller faire quelque chose de regrettable, cette lettre n’est donc
en aucun cas un appel au secours. J’éprouvais seulement le besoin d’être
entendu par quelqu’un qui, je le sais, me comprendra.
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