Editorial de Libération
Dérapages
Dans le film Milou en mai de Louis Malle, Michel Piccoli découvre avec stupeur que son voisin l’industriel a profité du chaos de Mai 68 pour déverser dans la rivière les cuves de son usine, tuant en toute impunité des centaines de poissons. C’est avec une ardeur tout aussi opportuniste que le gouvernement profite du confinement forcé pour déverser sur l’Assemblée nationale un ensemble hétéroclite de propositions de loi dont le seul effet sûr et connu est de porter atteinte aux libertés les plus protégées du droit français. Qu’on en juge : l’Assemblée est en train d’adopter un ensemble de lois portant le nom orwellien de «sécurité globale», où elle risque d’introduire le plus grand nombre de restrictions à nos libertés depuis les «lois scélérates» de 1894 ; le Sénat a eu la primeur d’une annonce impromptue du garde des Sceaux, officialisant sa volonté de contourner la loi sur la liberté de la presse de 1881 ; la ministre de la Recherche a profité du passage à l’Assemblée de la loi de programmation de la recherche pour y introduire un article pénalisant de trois ans de prison l’occupation d’un campus universitaire ; le ministre de l’Intérieur a milité pour l’interdiction de documenter des passages à tabac et autres bavures policières si ces images pouvaient contribuer à reconnaître les coupables, poussant jusqu’à l’absurde son mépris de la justice pour lui préférer le syndicalisme policier ; non content de ces dérapages, Gérald Darmanin a annoncé que les journalistes devront bientôt informer à l’avance le préfet de police de leur intention de couvrir des manifestations ; et bien d’autres initiatives que nous documentons dans ces pages. En privé, les membres de l’exécutif assurent qu’il ne saurait être question de limiter la liberté d’expression ou la liberté de la presse. Mais même si certaines de ces idées liberticides étaient abandonnées - ce qui reste à prouver -, les dégâts déjà causés par les déclarations belliqueuses des ministres concernés sont évidents, les policiers n’attendant pas l’avis du Conseil constitutionnel pour sortir leurs matraques : ils étaient cette semaine plus dangereux devant l’Assemblée à Paris que leurs collègues à Hongkong ou Jérusalem. Même si la lutte contre le terrorisme islamiste demande des ajustements, elle ne justifie pas l’abandon des principes mêmes de notre démocratie. Cette violence institutionnelle contre nos libertés se développe face au silence assourdissant du chef de l’Etat, qui semble avoir oublié son positionnement jupitérien et son devoir le plus strict, qui est d’être le garant de la Constitution. Emmanuel Macron a pourtant vanté la liberté de la presse française face à des pays musulmans où cette liberté n’existe pas. Il n’a pas réussi à les convaincre, mais il donne l’impression d’avoir été convaincu de la supériorité de leurs lois sécuritaires et liberticides.
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