Laissons les morts en paix
- 17 oct. 2020
- Par petrus borel
- Blog : Le blog de petrus borel
J'ai appris la nouvelle, effaré comme beaucoup, ce vendredi soir: un homme est mort, décapité par un autre, dans des conditions particulièrement horribles. Il se trouve que cet homme exerçait la même profession que moi et je pourrais arguer de mon statut de collègue pour donner mon avis à ce propos. Et pourtant je n'en ferai rien. Je n'en ferai rien parce que je considère que cette mort ne m'appartient pas. Les deux seuls habilités à lui donner une signification, le meurtrier et la victime, ne sont plus de ce monde et ne peuvent donc plus s'exprimer à ce sujet.
Je ne me joindrai pas à la foule de ceux qui, sur les réseaux sociaux et dans les médias, pointent du doigt les éventuelles responsabilités des uns et des autres. Ces prises de position étaient prévisibles, pour ne pas dire attendues. On a d'un côté ceux qui crient à l'islamisation de la société et fustigent "l'immigrationnisme", le laxisme et la tolérance des prétendus "islamogauchistes" dont la complaisance encourageraient de tels passages à l'acte, d'un autre côté ceux qui voient dans ce crime crapuleux la conséquence du débat malsain sur l'Islam agité de manière sempiternelle et qui n'a d'autre effet de dresser une partie de la population contre l'autre dans une opposition manichéenne.
D'autres, parmi les enseignants, pointent du doigt les éventuelles négligences de l'institution qui n'auraient pas pris au sérieux les menaces dont ce professeur assassiné aurait fait l'objet. D'autres, encore, en profitent pour souligner que la liberté d'expression brandie par notre Ministre comme un étendard ne saurait être à géométrie variable et que défendre la liberté d'expression, c'est également reconnaître la possibilité d'une parole syndicale et militante qui n'a pas à être criminalisée comme ce fut le cas lors de l'affaire désormais emblématique dite "des quatre de Melle". J'aurais sans doute souscrit à cette vision des choses s'il n'y avait pas un mort en jeu. Et en l'occurrence, ce qu'il faut bien considérer comme des tentatives de récupération politiques, aussi légitimes soient-elles dans leurs intentions, me mettent aussi mal à l'aise que le discours martial surjoué de notre Président de la République.
Je ne m'associerai pas non plus au concert de certains de mes collègues affirmant qu'ils mettront à l'ordre du jour de leur progression pédagogique à la rentrée un cours sur le droit au blasphème assorti de diffusion de caricatures de Mahomet (même si je ne porte aucun jugement sur leur décision). D'une part parce que je refuse de me laisser dicter le contenu de mes cours par un quelconque déséquilibré et que j'entends rester le maître de mon agenda pédagogique. D'autre part, parce que l'action pédagogique s'établit dans le temps long et qu'elle n'a pas à répondre à l'urgence de l'actualité immédiate, parce qu'elle doit faire appel à la raison et ne pas se laisser submerger par l'émotion, bien compréhensible mais bien souvent mauvaise conseillère.
En vérité, je n'en sais pas plus sur les tenants et les aboutissants de cette affaire sordide que l'immense majorité de mes concitoyens qui y vont tous de leur avis éclairé. Eclairé par qui et par quoi ? Difficile à dire pour l'instant. S'agit-il de l'acte isolé d'un déséquilibré ? Y a-t-il d'éventuelles complicités derrière ce crime ? Comment le meurtrier qui n'avait visiblement aucun lien avec la victime a-t-il su que le professeur avait montré des caricatures de Mahomet à ses élèves ? Quel rôle a joué dans cette affaire les messages diffusés sur les réseaux sociaux de celui qui se présente comme un parent d'élève et celui d'un prétendu représentant du Conseil des Imams de France que se sont empressés de relayer les membres actifs de la fachosphère ? Je n'en sais rien et cela n'est pas à moi de gloser là-dessus.
Pas plus qu'il ne m'appartient de me prononcer sur le bien fondé du cours de mon collègue assassiné aussi bien sur le fond que sur la forme. Nous touchons avec ces sujets des points sensibles susceptibles de heurter la conscience de nos élèves et ce sont autant de matières inflammables qu'il convient de manier avec précaution. Dans un autre registre, je me souviens avoir provoqué lors d'un cours d'éducation morale et civique en terminale l'émoi d'un de mes élèves en diffusant une vidéo de Mathilde Larrère sur la laïcité. Mon élève s'offusquait du parti pris militant affirmé de Mathilde Larrère sur la question. J'ai écouté ce qu'il avait à dire et l'ai remercié de soulever un impensé de mon cours : si je leur avais montré cette vidéo, dont je reconnaissais bien volontiers qu'elle était partisane, c'était précisément que je faisais confiance à leur esprit critique pour démêler ce qui relevait dans cet exposé sur la laïcité de la parole objective de l'historienne et ce qui pouvait être considéré comme l'expression politique d'une prise de position partisane. Mon élève avait en quelque sorte devancé le travail que je comptais faire avec eux sur la nécessaire distinction des faits et des opinions. Ma réponse, en intégrant son intervention dans le dispositif de mon cours, semblait lui avoir donné satisfaction et ce qui aurait pu être un début de polémique en était resté là.
Mais il existe des circonstances où cela ne se passe pas aussi bien pour des raisons qui parfois nous échappent et dont nous ne pouvons être tenus pour responsables, parce que nous n'avons pas l'occasion d'expliquer notre démarche ou parce que nous nous heurtons à une forme de mauvaise foi contre laquelle il n'y a pas grand chose à faire. Et c'est ce qui semble s'être produit pour ce collègue avec les conséquences dramatiques que l'on sait. Pour ma part, plutôt que de pointer les éventuelles responsabilités des uns ou des autres, je voudrais rendre hommage à ce parent d'élève de confession musulmane interrogé au sujet du cours incriminé. Je voudrais souligner cet effort de pensée qui fut le sien pour comprendre la logique pédagogique qui était celle de mon collègue : s'il demandait aux élèves musulmans s'ils préféraient sortir au moment de la diffusion des caricatures de Mahomet, ce n'était en aucun cas dans un désir de stigmatisation mais par souci de ne pas heurter leur conscience. Cette attitude visant à comprendre les raisons de l'autre me semble exemplaire et devrait nous servir de boussole pour l'appréhension de toute réalité humaine. Bien sûr chercher à comprendre ne veut pas dire que l'on puisse excuser l'inexcusable, en l'occurrence ici la mort d'un homme, mais c'est précisément ce qui nous distingue de la barbarie qui consiste à nier l'autre dans son altérité pour au contraire la reconnaître, aussi dérangeante soit-elle.
Conscient que ce post de blog n'est que trop long pour quelqu'un qui précisément refuse de s'exprimer sur le sujet et pourrait ressembler à une prétérition, je n'en dirai pas davantage pour laisser place au silence respectueux que mérite notre défunt collègue et mes pensées vont naturellement à ceux qui l'ont connu et apprécié, sa famille, ses amis, ses collègues, ses élèves...
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