lundi 6 février 2023

UNE VICTOIRE POUR LES LANCEURS D'ALERTE : UN LITIGE SUR LICENCIEMENT DOIT ÊTRE TRANCHE EN REFERE, SOIT EN PROCEDURE D'URGENCE.

Affaire Thales : une lanceuse d’alerte remporte une victoire importante devant la justice

En donnant raison à une cadre de Thales licenciée après avoir dénoncé des faits de corruption, la Cour de cassation a rendu une décision majeure pour tous les lanceurs d’alerte, qui pourront obtenir une décision de justice rapide en cas de représailles de leur employeur.

Yann Philippin  / Médiapart

3 février 2023 à 16h34 

 

C’est une grande victoire judiciaire pour tous les lanceurs d’alerte. La Cour de cassation a donné raison, mercredi, à une cadre de Thales qui avait été licenciée après avoir signalé de possibles faits de corruption. S’estimant victime de représailles, elle avait contesté son licenciement en référé, une procédure d’urgence plus rapide que celle qui tranche le litige sur le fond.

Cette cadre du géant français de la défense avait été déboutée en 2021 par la cour d’appel de Versailles qui avait estimé que le litige devait être tranché par des juges dits « du fond », c’est-à-dire dans le cadre d’une procédure qui ne soit pas urgente. C’est cet arrêt qui a été cassé par la Cour de cassation. Celle-ci consacre le droit pour les lanceurs d’alerte d’obtenir une décision en référé s’ils s’estiment licenciés malgré la protection que leur garantit la loi.

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Un radar Thalès à l'aéroport du Bourget, à côté de Paris. © Eric Piermont / AFP
 

« Par cet arrêt, la Cour de cassation rappelle la volonté du législateur qui a bien garanti aux lanceurs d’alerte l’accès au référé prud’homal pour demander leur réintégration en urgence et éviter ainsi une dégradation majeure et durable de leur situation », s’est félicitée la Maison des lanceurs d’alerte dans un communiqué

L’affaire est emblématique de l’attitude des grandes entreprises confrontées à des alertes qui mettent à mal leurs dirigeants et leurs intérêts stratégiques. 

Après avoir prévenu sa hiérarchie à plusieurs reprises, une cadre de Thales avait formellement saisi, en mars 2019, le comité d’éthique du groupe au sujet d’une affaire de corruption. Les faits, révélés par Mediapart, étaient si sérieux que le parquet national financier a ouvert par la suite une enquête judiciaire pour « corruption » et « trafic d’influence ».

Des courriels internes versés au dossier judiciaire montrent en effet que le groupe a introduit deux taupes à l’ONU. Ces officiers de réserve, salariés de Thales, étaient officiellement détachés à l’ONU par le gouvernement français, alors qu’ils continuaient à être payés secrètement par le groupe français.

De nombreux documents montrent que la mission de ces infiltrés était de transmettre des informations confidentielles à Thales, et d’orienter en sous-main la rédaction des appels d’offres sur les marchés de sécurisation des camps des Casques bleus de l’ONU, afin d’aider le groupe français à les remporter. Dans un courriel à Thales, l’une des taupes se vante d’avoir « pu faire intégrer » à un projet d’appel d’offres de l’ONU « des éléments techniques […] sans lesquels le GA10 [un produit de Thales – ndlr] aurait pu être exclu des fournisseurs potentiels »

Malgré ces éléments, Thales a choisi d’enterrer l’affaire. Le comité d’éthique s’est contenté d’envoyer aux cadres impliqués dans la gestion des « taupes » des « rappels formels écrits […] des règles éthiques du groupe » en juillet 2019.

Par contre, le groupe a licencié début 2020 la salariée qui a dénoncé les faits, officiellement « en raison de différends graves et persistants avec son management ». Sauf que le « management » en question était directement mis en cause par son signalement.

La loi Sapin 2, votée en 2016 pour prévenir la corruption, interdit pourtant formellement de renvoyer un salarié en représailles après une alerte. La cadre de Thales a donc contesté son licenciement en référé, selon la procédure d’urgence. Elle estime que le groupe français a violé son obligation légale de protection des lanceurs d’alerte – ce que Thales conteste.

Cette salariée a reçu, lors de cette procédure, le soutien du syndicat Unsa, de la Maison des lanceurs d’alerte, et même de la Défenseure des droits. Claire Hédon, qui dirige l’autorité administrative indépendante, a conclu dans un rapport officiel que l’ex-cadre de Thales était bien une lanceuse d’alerte au regard des critères de la loi Sapin 2, qu’elle a dénoncé les faits « de bonne foi » et qu’elle a été licenciée en « représailles » à son signalement. 

La salariée a pourtant perdu, en première instance et en appel. Dans son arrêt de septembre 2021, la cour d’appel de Versailles a reconnu qu’elle était bien une lanceuse d’alerte au regard des critères fixés par la loi. Mais la cour a estimé qu’il n’appartenait pas au juge des référés de juger si elle a été licenciée à cause de son alerte ou pour d’autres raisons.

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C’est ce raisonnement que la Cour de cassation a rejeté. Dans son arrêt, elle a jugé que lorsqu’un salarié a lancé l’alerte en respectant les conditions prévues par la loi, « il appartient au juge des référés de rechercher si l’employeur rapportait la preuve que sa décision de licencier était justifiée par des éléments objectifs étrangers à la déclaration ou au témoignage de l’intéressé ».

L’affaire sera donc renvoyée devant la cour d’appel de Versailles, qui devra statuer si la lanceuse d’alerte de Thales a été licenciée à tort et si elle doit être réintégrée.

Au-delà de ce cas particulier, la Cour de cassation consacre le droit, pour tous les lanceurs d’alerte qui ont subi des représailles de leur employeur, de saisir le juge des référés, et donc d’obtenir une décision judiciaire rapide.

La cour rappelle aussi un point fondamental de la loi : à partir du moment où le lanceur d’alerte est de bonne foi et a respecté la procédure, il n’a pas besoin de démontrer au tribunal qu’il a subi des représailles : c’est l’entreprise qui doit « prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs » qui ne sont pas liés à l’alerte.

Cette décision, qui fait jurisprudence, est une avancée majeure pour la défense des lanceurs d’alerte, encore trop souvent maltraités malgré la protection que leur garantit la loi.

Yann Philippin

 

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