« Notre corps va lâcher » : les petites villes mobilisées pour les retraites
2,8 millions de personnes ont manifesté dans toute la France selon la CGT (1,2 millions selon le ministère de l'Intérieur). Ils étaient environ 6 500 à Auch. - © Emmanuel Clévenot / Reporterre
Paysans, service public, ouvriers de l’agroalimentaire... Partout en France, de Caen à Auch ou Laval, les habitants des petites et moyennes villes se sont mobilisés le 31 janvier contre la réforme des retraites.
Reporterre / 1.2.2023 Caen, Laval, Auch, reportage
Mardi 31 janvier, la mobilisation contre la réforme des retraites n’a pas faibli dans les petites et moyennes villes : ils étaient 28 000 à Caen, dans le Calvados, 6 500 à Auch, dans le Gers ; 10 000 à Laval, dans la préfecture de la Mayenne... Service public, agriculteurs et agricultrices, ouvriers de l’agroalimentaire : tous ont fait front commun. Retour sur une journée de mobilisation.
• Caen : « La retraite avant l’arthrite ! »
Sous un grand soleil, un cortège impressionnant défile à Caen, dans le Calvados, où 28 000 personnes ont répondu à l’appel de l’intersyndicale. Profs, cheminots, soignants, chauffeurs, ouvriers, retraités... Dans la ville aux cent clochers, un bouillon de colère gronde. Les métiers du service public sont abondamment représentés.
À l’ombre de l’église, Maëlle et Laëtitia, institutrices en école maternelle de 47 et 34 ans, se disent « inquiètes ». « Nous passons nos journées à ras le sol, à hauteur d’enfants, assises sur des chaises minuscules », mime Laëtitia. Sa classe compte vingt-cinq enfants. Elle les « adore », mais « ils réclament toute [son] énergie et [sa] patience ». « Quand je vois la forme de mes collègues à la retraite, je sens qu’il sera difficile de faire des années de rallonge, se soucie Maëlle. Et comme d’habitude, ce sont les femmes et leurs carrières plus courtes qui trinquent. »
- 28 000 personnes ont répondu à l’appel de l’intersyndicale à Caen.
Sur l’asphalte de la rue Saint-Jean, à mesure que les rangs se garnissent, les pancartes fleurissent : « La retraite avant l’arthrite ! », « Élisabeth, tu dépasses les bornes », « Ma pancarte est pourrie. Comme cette réforme »...
« Pour nous, c’est une question de vie ou de mort »
En tête de cortège se trouve notamment Marie-Noëlle, une aide médico-psychologique en Ehpad, âgée de 58 ans. « Je suis à mi-temps thérapeutique, résultat de trente-trois ans à trimer », explique-t-elle d’une démarche claudicante. Son cas n’est pas isolé : « À force de porter des résidents, même les plus jeunes finissent toutes cassées. De leur bureau, les politiques ne le voient pas ! Pour nous, davantage de travail, ce sont des années en moins bonne santé. »
- Marie-Noëlle : « Je suis à mi-temps thérapeutique, résultat de trente-trois ans à trimer. » © Alexandre-Reza Kokabi / Reporterre
Cette déconnexion de l’exécutif avec sa réalité, Marie-Noëlle a tenté de s’y opposer au sein des Gilets jaunes, puis en se syndiquant à la CGT. Pourtant, malgré les piquets de grève et les manifestations, « l’État nous tape dessus sans discontinuer : les salaires, les retraites, le mépris, la répression ou son absence d’effort en matière d’écologie. S’ils n’en démordent pas, nous non plus. Pour nous, c’est une question de vie ou de mort ». Derrière elle, un fumigène craque.
- Valérie, Véronique et David ont fait la route depuis Saint-Sever-Calvados, à 70 km de Caen. © Alexandre-Reza Kokabi / Reporterre
Dans le panache de fumée, Valérie, Véronique et David ont fait la route depuis Saint-Sever-Calvados, à 70 km de Caen. Conseillères Pôle emploi, elles témoignent d’« une grande fatigue psychique », avec « plein de collègues sous antidépresseurs ». « Nous sommes le bras armé d’un gouvernement qui coupe les droits des demandeurs et recule le nombre de chômeurs indemnisés », dénonce Véronique. « Pour Macron, si les gens n’ont pas d’emploi, c’est de leur faute. Pourtant, nous rencontrons au quotidien des gens de bonne volonté. Ils cumulent les difficultés sociales et n’ont pas besoin d’être enfoncés », s’indigne Valérie.
• Laval : « Personne n’est capable de travailler jusqu’à 64 ans sur une chaîne d’abattage »
À Laval, préfecture de la Mayenne, la mobilisation a été record : 10 000 personnes d’après l’intersyndicale, 8 500 selon la police. « On n’avait pas vu ça depuis les manifestations contre le CPE [contrat première embauche, en 2006] », s’enthousiasme Camille Pétron, conseillère départementale PCF et maire adjointe à la ville de Laval. Dans la foule qui s’amasse au square de Boston, on dénombre beaucoup d’ouvriers de l’agroalimentaire, un secteur qui pèse lourd dans ce département : on y retrouve les géants laitiers Lactalis, Bel ou Savencia, mais aussi des producteurs de viande porcine, comme le groupe Bigard Charal Socopa.
- Environ 10 000 personnes ont manifesté à Laval, d’après l’intersyndicale. © Scandola Graziani / Reporterre
« On a des horaires variables, des charges lourdes à porter, des tâches très répétitives. On ne pourra plus supporter ça à 64 ans », témoigne Denis [*], 43 ans, employé de Savencia. Cela fait plus de vingt ans qu’il consacre sa vie à son travail, dans la même usine, en tant que conducteur de ligne. « Quand on a commencé à bosser à 16 ans, on n’a pas envie de cotiser quarante-quatre ans ! Cette réforme est injuste pour les carrières longues, or il y en a beaucoup dans le secteur de l’agroalimentaire, ce sont des gens qui n’ont pas fait beaucoup d’études. » Membre de la CFDT, il insiste sur l’importance de descendre dans la rue pour « conserver [ses] acquis sociaux ».
- Des ouvriers de l’abattoir Socopa : Valentin (à g.), opérateur de lavage ; André, formateur d’abattoir et Franck, préparateur de commandes. © Scandola Graziani / Reporterre
Plus loin, un autre groupe de grévistes arbore les gilets orange fluo du syndicat. Ce sont des employés de l’abattoir Socopa, situé dans la commune d’Évron, à 30 km de Laval. « Personne n’est capable de travailler jusqu’à 64 ans sur une chaîne d’abattage, certifie André, 59 ans, formateur en abattoir. Ce sont toujours les mêmes gestes, on sollicite beaucoup les poignets, les épaules. Un cochon arrive toutes les cinq secondes sur la chaîne, ça fait 720 cochons à abattre par heure, et il faut enchaîner sans arrêt… » D’autant que « certains gars commencent parfois à 2 h 30 du matin », soulève André.
- La pénibilité au travail est notamment avancée par de nombreux manifestants. © Scandola Graziani / Reporterre
« Au bout d’un moment, c’est le corps qui lâche, renchérit Franck, un collègue. On a beaucoup de maladies professionnelles, et à la cinquantaine, on est déjà usés. » Un triste constat que partagent les ouvriers des groupes Lactalis et Bel : « Certains de nos collègues à la retraite sont décédés très peu de temps après », regrette Arnaud, employé du groupe Bel. « M. Macron, il a l’air d’oublier le sens du mot “pénibilité” », s’agace Sylvie Deffaye, déléguée syndicale CFDT chez Lactalis.
• Auch : « Je travaille pour quoi ? Finir cassée et sans argent »
« Jamais, ô grand jamais, nous n’avons été si nombreux à défiler dans les rues de Auch ! » Le micro collé aux lèvres, un homme vêtu aux couleurs de la CGT motive les troupes. Dans la fraîcheur matinale, plus de 6 500 manifestants crient leur mépris envers la réforme des retraites. Du jamais vu, à en croire les Auscitains les plus anciens. « J’en ai des frissons », murmure une grand-mère, les mains jointes comme si elle priait.
- « Cette solidarité intergénérationnelle est primordiale dans nos territoires ruraux où les services manquent. » © Emmanuel Clévenot / Reporterre
Aux pieds des 374 marches de l’escalier sur lequel trône la célèbre statue de d’Artagnan, un homme au béret noir et à la moustache de Dali s’emballe : « Auch est cernée, Madame Borne ! » Sur l’écran de son téléphone, les pouces bleus défilent et l’encouragent à poursuivre son live Facebook improvisé. Autour de lui, des enseignants, des ouvriers, des sapeurs-pompiers et leurs pétards assourdissants, quelques élus à l’écharpe tricolore, des lycéens ravis de sécher les cours pour manifester… et les drapeaux jaunes et noirs de la Confédération paysanne.
- Environ 6 500 personnes ont manifesté à Auch. © Emmanuel Clévenot / Reporterre
« Je suis née en 1962… Manque de pot, à deux ans près, je passais entre les mailles du filet ! » Porte-parole du syndicat, Sylvie Colas est maraîchère et éleveuse de volailles en plein air. Pour elle, ces deux années de travail supplémentaires sonnent comme un supplice : « Mon corps va finir par lâcher. Dans quatre ans, je serai complètement cassée… Et puis, on condamne les jeunes paysans à patienter un peu plus encore avant de trouver un emploi. Il ne faut pas s’étonner qu’ils désertent le métier. »
Ancienne horticultrice, Marie-Jo, 66 ans, est venue dénoncer le montant de sa retraite : « Je touche 600 balles par mois. Heureusement que mon mari a été salarié, sinon on ne s’en sortirait pas. » À côté d’elle, Ana, qui a pris sa succession, n’aura pas même ce modeste privilège : « Avec mon statut, je ne cotise ni pour la retraite ni pour la sécurité sociale. Je suis complètement dépendante de mon mari. Je travaille pour quoi ? Finir cassée et sans argent. »
- Paysans, enseignants, ouvriers ou encore sapeurs-pompiers ont manifesté. © Emmanuel Clévenot / Reporterre
La Confédération paysanne plaide aujourd’hui pour un retour du départ à 60 ans et des niveaux de retraite décents pour tous les acteurs du secteur : « Beaucoup de femmes d’agriculteurs, de vraies besogneuses, n’ont jamais été déclarées et se retrouvent avec des retraites plus faibles qu’un RSA, s’agace la porte-parole. Elles ont nourri la France, et ça, ça vaut toutes les cotisations de cadres ! » Un cri du cœur qui réchauffe celui de Marie-Jo, fatiguée d’être considérée comme « un parasite de la société » : « Même retraité, on milite, on fait vivre les associations, on donne des coups de main aux jeunes… Cette solidarité intergénérationnelle est primordiale dans nos territoires ruraux o
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