jeudi 8 décembre 2022

GUERRE EN UKRAINE : QUAND LE CAPITALISME PRIME SUR LES IDEAUX... QU'EN PENSE LA POPULATION, "LOIN AU SECOND PLAN"?

Un enjeu caché de la guerre en Ukraine : les matières premières

L’accaparement des matières premières enfouies sous le sol ukrainien est à la racine d’un conflit où les voix des puissances nationales et industrielles priment sur celles des Ukrainiens. [2/2]

Titane, pétrole, fer, gaz, manganèse… Le contrôle des ressources fossiles et des minerais enfouis dans le territoire ukrainien est au cœur du conflit. Et prend la priorité sur l’environnement et les intérêts des populations. Le premier volet est ici.



L’invasion russe de l’Ukraine, commencée en 2014 par l’annexion de la Crimée et du Donbass, est la triste projection de la nouvelle identité nationale façonnée par Vladimir Poutine depuis son arrivée au pouvoir, militariste, expansionniste et anti-occidentale. Galia Ackerman a brillamment décrit dans Le Régiment immortel (éd. Premier Parallèle, 2019) cette politique qui a cimenté la société russe autour d’un messianisme nostalgique de la Grande Russie, dont l’Ukraine ferait partie intégrante.

Mais ce conflit est aussi un affrontement pour les métaux, le pétrole et le gaz qui n’a cessé de s’intensifier depuis 2014. Car le rapprochement des gouvernements ukrainiens avec les puissances occidentales a permis aux États-Unis et à l’Union européenne de planifier l’extraction des matières premières de ce pays richement doté. Un casus belli pour Moscou.

Rapprochement entre l’Ukraine et l’Ouest, perte d’accès et de contrôle des matières premières : c’en a été trop pour la Russie de Vladimir Poutine. Unsplash / zeynep elif ozdemir

En 2010, d’importants gisements de gaz de schiste ont été découverts en Ukraine. Le plus considérable se situe à Yuzivska dans la région de Kharkiv, à l’est du pays. Ses réserves correspondraient à un tiers de la consommation annuelle de gaz de l’Ukraine.

En 2013, les permis ont été attribués aux sociétés étasuniennes Shell et Chevron. Sur fond de corruption : le ministre des Ressources de l’époque, Mykola Zlochevsky, était aussi président de la Burisma Holdings, l’une des plus grandes sociétés gazières privées d’Ukraine. Ce groupe, réputé proche de Joe Biden, a recruté son fils Hunter Biden à son conseil d’administration en 2014.

Le gigantesque projet d’extraction de Yuzivska a déclenché l’opposition des habitants de la région, qui se sont mobilisés contre les pollutions des eaux qui résulteraient de la fracturation hydraulique, technique interdite en France. Mais cette campagne, affirme le centre de communication stratégique ukrainien, a été instrumentalisée par la Russie, « d’ordinaire complètement indifférente aux questions environnementales » : ce pays aurait largement appuyé le mouvement « Le gaz de schiste est la mort du Donbass ».

Les réserves de gaz les plus importantes d’Europe

En effet, alors que l’Ukraine vit sous la dépendance de la société russe Gazprom, elle disposerait des réserves de gaz les plus importantes d’Europe après la Russie. L’exploitation de ces réserves lui aurait permis non seulement de devenir plus autonome, mais aussi de permettre à des entreprises étasuniennes d’exporter son gaz en Europe au détriment de Gazprom.

Un scénario semblable s’est déroulé au large de la Crimée à la même période. À la suite de la découverte d’importants gisements pétroliers et gaziers en mer Noire, Exxon Mobil, Shell et Chevron ont obtenu en 2012 des permis d’exploration. Fin novembre 2013, l’Ukraine a également signé avec EDF et l’italien ENI un accord pour l’exploitation d’hydrocarbures à l’est de la Crimée visant à produire 3 millions de tonnes de pétrole par an. Tous ces projets « ont été soit abandonnés, soit mis en suspens par l’annexion de la Crimée », note Maksym Bugriy, analyste ukrainien.

Selon Robert Muggah, du cabinet d’analyse stratégique canadien SecDev, les conquêtes de 2014 ont permis à la Russie « de contrôler la moitié du pétrole conventionnel de l’Ukraine, 72 % de son gaz naturel, et l’essentiel de sa production et de ses réserves de charbon ». Ces dernières sont situées dans le Donbass, jadis l’un des principaux sites de production houillère de l’URSS (Union des républiques socialistes soviétiques) et région natale de Stakhanov, le mineur de charbon devenu la figure légendaire du travailleur soviétique.

Un sous-sol stratégique

Depuis l’invasion lancée en février 2022, la Russie aurait pris possession de 41 mines de charbon, d’une cinquantaine de sites gaziers et pétroliers et d’une dizaine de gisements miniers stratégiques, selon SecDev.

En effet, c’est aussi une bataille pour les métaux qui se joue en Ukraine. Le sous-sol du pays recèle des gisements considérables estimés par les services de géologie ukrainiens à une valeur de 7 500 milliards de dollars. L’Ukraine est classée au cinquième rang mondial pour ses réserves en fer, en graphite et en manganèse — deux éléments critiques pour la production de batteries électriques.

Elle est aussi sixième productrice mondiale de titane, métal stratégique pour la production aéronautique, et recèle d’importants gisements de lithium, de cuivre, de cobalt et de terres rares, utilisés aussi bien dans le domaine énergétique que dans l’électronique et la défense. C’est la raison pour laquelle l’Union européenne a conclu en juillet 2021 un partenariat avec l’Ukraine pour les métaux stratégiques et les batteries, une coopération amorcée et progressivement renforcée depuis 2014 après l’arrivée au pouvoir du gouvernement pro-occidental de Porochenko.

Léger et résistant, le titane est extrêmement précieux à l’industrie aéronautique. Unsplash / John Cameron

Ce partenariat répond à la volonté de l’Union européenne — et plus largement de l’Otan — de sécuriser les approvisionnements en matières premières de son industrie face aux monopoles chinois et russes. En théorie, il s’agit de métaux « pour la transition » ; en pratique, la visée est bien plus large. Il permettrait par exemple d’assurer des importations de titane, décisives pour Airbus et Safran ; de zirconium, utilisé aux trois quarts pour le nucléaire ; de scandium, sous-produit de la métallurgie du titane utilisé dans les piles à combustible et les alliages ultralégers de l’aéronautique ; ou encore de molybdène, employé dans les superalliages, les écrans et les puces électroniques. Pour la fabrication de semi-conducteurs, l’industrie étasunienne est par ailleurs dépendante à 90 % du néon de qualité ultrapure produit à Odessa à partir du gaz issu des acieries.

En amont de ce partenariat, l’Ukraine s’était engagée à privatiser ses mines et son industrie métallurgique, à collaborer avec les services géologiques européen (EuroGeoSurveys) et étasunien (USGS) et à réaliser en anglais un « Atlas de l’investissement » cataloguant les gisements de métaux critiques disponibles. Selon Ukraine Invest, il recensait 8 761 gisements en 2021.

À partir de 2016, le gouvernement a commencé à vendre ses permis miniers par le biais d’enchères électroniques. Entre 2018 et 2021, le nombre de permis attribués est passé de 150 à 377 et le nombre d’enchères électroniques de 10 à 160. En 2019, Metinvest, société métallurgique de Rinat Akhmetov, l’homme le plus riche d’Ukraine, s’est associé au géant Glencore (basé en Suisse) pour exploiter l’un des principaux gisements de fer du pays, à Shymanivske, non loin de Zaporijia.

Bataille pour les ressources

En 2021, la société autrichienne European Lithium a obtenu les gisements de lithium du pays dont celui de Shevchenkivske, situé dans le Donbass. Les mines de graphite de la région de Mykolaïev, dans le sud du pays, ont été attribuées à l’entreprise australienne Volt Resources. Après l’invasion de la Crimée, le géant russe DF a été dessaisi de ses mines de titane, tandis que les autres gisements du pays sont désormais exploités par l’entreprise ukraino-étasunienne Velta Resources.

Ces gisements sont aussi stratégiques pour les pays de l’Otan qu’ils le sont pour la Russie. Pour Olivia Lazard, de l’Institut Carnegie, « son intention est clairement d’accéder aux mêmes ressources dont l’Europe a besoin pour appliquer sa loi pour le climat ». La Russie est déjà la deuxième productrice mondiale d’aluminium et la première exportatrice mondiale de nickel, utilisé pour les batteries. Elle domine également le marché du palladium servant notamment à la production de piles à combustible.

La dépendance des acheteurs occidentaux à ces matières premières est telle que la bourse des métaux de Londres a renoncé à interdire la vente de métaux russes. Selon Olivia Lazard, Moscou cherche à se tailler une place dans les nouveaux marchés de l’énergie tout en renforçant son statut de grande puissance exportatrice. C’est pourquoi il faudrait replacer l’offensive en Ukraine « dans le contexte plus large des manœuvres du groupe Wagner, entreprise mercenaire informellement liée au Kremlin, dont le propriétaire dirige aussi des sociétés d’extraction comme Lobaye Invest, désormais présent dans des pays africains richement dotés en ressources minérales comme le Mozambique, Madagascar, la République centrafricaine et le Mali ». L’agression russe de l’Ukraine a donc aussi pour toile de fond cet affrontement pour l’approvisionnement en matières critiques, dont la première victime est la population ukrainienne.

Affrontements géopolitiques et projets extractifs relèguent la population ukrainienne loin au second plan. Unsplash / Marjan Blan

Le 16 novembre dernier, à Bruxelles, le Premier ministre ukrainien, Denys Shmyhal, et le ministre des Ressources naturelles, Ruslan Strilets, ont participé à la Semaine des matières premières qui s’est tenue à Bruxelles en présence de Maroš Šefčovič, commissaire européen et initiateur du partenariat sur les métaux avec l’Ukraine.

Ce dernier a rappelé à cette occasion les termes du partenariat : « Il aidera l’Ukraine à intégrer l’UE, et il représente pour l’Union européenne un élément essentiel pour consolider notre approvisionnement en matières premières et notre statut géostratégique. » Malgré les bombardements, le ministre Ruslan Strilets a assuré que la réforme du Code minier était presque terminée et que le cabinet qui délivre les permis était opérationnel, « au service des investisseurs qui se présenteront après la guerre, et même avant la victoire ». Jürgen Rigterink, vice-président de la Banque européenne de développement, a précisé que celle-ci était le principal investisseur dans le pays, à hauteur de 19 milliards d’euros, des fonds grâce auxquels « l’Ukraine pourrait devenir une superpuissance des ressources ».

Quelle indépendance face aux intérêts européens ?

L’Ukraine rêve d’indépendance, et c’est la raison pour laquelle une majorité d’Ukrainiens a soutenu son rapprochement avec l’UE. Mais quelle marge de manœuvre restera-t-il aux dirigeants du pays quand il faudra rembourser les dizaines de milliards d’euros de prêts contractés auprès de la BERD, de la Banque mondiale, des États-Unis et des pays européens qui convoitent ses ressources naturelles ?

« Nous allons non seulement reconstruire l’Ukraine, mais nous allons la reconstruire en mieux, en plus vert », a assuré Maroš Šefčovič aux ministres ukrainiens le 16 novembre. Mais peut-on reconstruire l’Ukraine « en plus vert » en faisant du pays le paradis minier de l’industrie européenne ? On sait pourtant que l’extraction minière est le secteur industriel le plus polluant et le premier producteur de déchets au monde.

Qu’en pense la population ukrainienne ? Depuis 2004, les habitants de la région de Marioupol, dans le Donbass, s’opposent à l’exploitation du gisement de terres rares et de zirconium d’Azov en raison des risques de pollution radioactive et ont obtenu deux fois l’interruption de la délivrance d’un permis. La dernière mise aux enchères du gisement en janvier 2021 a déclenché de grandes manifestations dans les districts de Manhoush et de Nikolske. Une fois la guerre terminée, les Ukrainiens n’auront-ils pas la mauvaise surprise de découvrir que pendant qu’ils tentaient de survivre aux assauts et aux bombardements russes, leurs régions ont été vendues aux entreprises minières et gazières ?

Reporterre


 

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