lundi 26 décembre 2022

A GRANVILLE, LA PÊCHE DU BULOT : INQUIETUDES POUR L'AVENIR.

Les bulots cuits par le changement climatique

Les bulots, coquillages très prisés durant les fêtes, souffrent du réchauffement de la mer. Les pêcheurs s’inquiètent pour l’avenir de la filière.

Granville (Manche), reportage  / Reporterre /  19.12.2022


Premier grand froid sur le port de Granville dans la Manche, mi-décembre. La pêche bat son plein, tant l’enjeu est de taille : les fêtes et leurs traditionnels plateaux de fruits de mer. Coquilles Saint-Jacques, coques, crustacés et surtout bulots sont débarqués sur les quais par les vagues de bateaux de pêche. La baie de Granville, à l’ouest du Cotentin, est la première zone française et européenne de capture au casier pour cette espèce labellisée « IGP Bulot de la baie de Granville ». Le buccin, buccinum undatum ou plus couramment bulot, est pourtant rare cette année, au point d’inquiéter toute la filière. L’été a été trop chaud. « Cette récente forte baisse des températures va faire beaucoup de bien à l’espèce », dit presque avec soulagement Laurence Hégron-Macé, ingénieure et responsable du pôle pêches maritimes au syndicat Smel.

Que ce soit chez les professionnels de la pêche ou les scientifiques, un point fait consensus : le réchauffement de la température de l’eau de la Manche a décimé le coquillage. Ainsi cet été, la criée de Granville a vu ses quantités de bulots capturés fortement chuter, elle qui est pourtant la première de France sur ce secteur. 14 tonnes du coquillage ont été comptabilisées au mois d’août, contre 62 tonnes l’année dernière, soit quatre fois moins.

« Tout l’été a été compliqué pour nous, confirme Johan Leguelinel, patron pêcheur de bulots à la barre de L’Astragale. Même si je connais le problème depuis des années, le choc a été début septembre, l’équipage et moi-même faisions des marées qui atteignaient difficilement les 50 kg de bulots par jour. Cela ne valait évidemment pas le coup de sortir en mer. »

Plus petits que les bateaux de pêche classiques, les bulotiers embarquent trois membres d’équipage. ©Guy Pichard / Reporterre

Le bulot en eaux troubles

L’été caniculaire en France a bouleversé certains pans de la biodiversité en Méditerranée comme les moules, le corail ou encore les animaux marins de la Manche. Appréciant le froid de manière générale, le bulot se protège de la chaleur en s’enfouissant dans le sable et ne peut alors être pêché, ni se nourrir. Ces périodes de chaleur étant de plus en plus longues, certains finissent par en mourir.

« N’ayant pas pu s’alimenter normalement pendant plusieurs semaines, d’autres buccins sont ressortis du sable probablement trop faibles, détaille Laurence Hégron-Macé. À l’automne, des pêcheurs nous ont dit avoir retrouvé des bulots morts dans les casiers, sans doute épuisés. Certains bulots pêchés sont encore maigres, avec l’animal au fond de sa coquille. » L’autre moment clé de la vie du gastéropode est sa période de ponte, qui en temps normal s’étend de mi-novembre à février.

En août 2021, 62 tonnes de bulots ont transité par la criée de Granville contre seulement 14 cette année. ©Guy Pichard / Reporterre

Pour mieux comprendre le cycle de reproduction de l’animal, Laurence Hégron-Macé et ses collaborateurs du Smel ont recréé ses conditions de vie en bassin, dans leur structure située à Blainville-sur-Mer, à quelques dizaines de kilomètres de Granville. Ce long suivi d’état de la pêcherie, effectué avec le Comité régional de la pêche, est financé par l’Europe et a pour objectif de suivre la ressource.

« Nous avons effectué des travaux sur la reproduction des bulots en conditions contrôlées, c’est-à-dire en bassin avec des sédiments, un circuit d’eau de mer et dans les conditions du Cotentin, explique l’ingénieure. C’est une espèce délicate à étudier, car elle s’enfouit. Nous avons assisté à sa reproduction et à la ponte, avec un pic dans une eau à -3 °C. De même, le scénario éclosion a été optimal dans une eau très froide. » À la vue de ces données, on comprend mieux le soulagement qui règne suite au grand froid soufflant sur le port de Granville ces derniers jours.

Une baisse des quotas de pêche actée

L’été catastrophique et le lent retour à une quasi-normalité ont fait réagir les différents acteurs de la filière. « Les professionnels de la pêche et les scientifiques sont facilement tombés d’accord sur les enjeux dans lesquels se trouve la ressource, explique Lucile Aumont, chargée de mission au Comité régional des pêches. Pour tenter de trouver une solution sur les aspects biologique et économique, une baisse des quotas de pêche a donc été décidée. »

Dès le 1er janvier 2023, chaque bateau devra pêcher 20 % de bulots en moins, soit 648 kg par jour. Actuellement, la quantité autorisée ne doit pas dépasser les 810 kg par jour, pour cinq jours de pêche hebdomadaire. « Le but est d’essayer de maintenir nos navires dans l’activité et de sauvegarder l’espèce, mais personnellement, je n’étais pas pour cette mesure, regrette Johan Leguelinel, pêcheur et coprésident de la Commission bulots ouest Cotentin. Une partie de la flottille ne fait déjà pas son quota à la saison, cela ne sera pas mieux en diminuant le quota. De mon côté, j’étais davantage pour une fermeture de la pêche le vendredi par exemple [en plus du samedi et dimanche actuellement]. »

« La situation se dégrade, avec une prise de conscience qui me paraît assez faible de la part des politiques », alerte Johan Leguelinel. ©Guy Pichard / Reporterre

Même s’il paraît encore trop tôt pour déterminer les effets de ces mesures, la récente chute des températures couplée à l’abaissement des quotas peuvent laisser espérer une évolution positive. D’autant que la filière halieutique liée au bulot bénéficie d’un autre effet dû à la rareté : l’augmentation du prix de vente.

« C’est seulement depuis deux à trois semaines que les volumes de pêche sont devenus équivalents à l’an passé, précise Joss Sérazin, responsable qualité sur le bulot en baie de Granville dans le groupement Normandie Fraîcheur Mer (NFM). Cela explique la forte augmentation des prix, nous sommes montés à plus de 13 euros le kilo en criée cet été. Il est maintenant redescendu aux alentours de 5,8 euros, mais cela reste encore très élevé à cause de la forte demande avec les fêtes de fin d’année. » Si l’avenir à court terme de la pêche au bulot semble clair, une autre menace pèse sur elle depuis déjà de longs mois : le Brexit.

Actuellement, le quota maximum par jour pour un bateau est fixé à 810 kg de bulots pêchés pour cinq jours de pêche hebdomadaire. ©Guy Pichard / Reporterre

Le souci du Brexit

Le 26 décembre 2020, les pêcheurs normands ont découvert que le Traité de la baie de Granville était rendu caduc avec le Brexit. Signé en 2000, il permet notamment l’accès aux zones de pêche dans les eaux anglo-normandes. Celui-ci doit être renégocié sous l’égide de l’Union européenne. Longues, les négociations sont toujours en cours. Le nouvel accord pourrait autoriser ou non les pêcheurs en territoire britannique. En attendant, des licences de pêche provisoires ont été accordées au prix de houleuses négociations avec le gouvernement de Jersey.

« La crise avec les îles anglo-normandes n’est toujours pas terminée et pèse beaucoup sur la profession, déplore encore Johan Leguelinel. Jersey pose des ultimatums et nous ne savons pas vraiment jusqu’où ils veulent aller. Ma licence provisoire pour aller pêcher dans les eaux britanniques s’arrête en janvier. »

L’autre coquillage populaire sur le port de Granville est l’incontournable coquille Saint-Jacques. ©Guy Pichard / Reporterre

En effet, comme bon nombre de pêcheurs de la baie, le Granvillais récolte ses bulots du côté du plateau des Minquiers, proche des côtes normandes, mais en territoire britannique. La question de la pêche étant centrale dans le processus du Brexit et les îles anglo-normandes ayant leurs gouvernements distincts, beaucoup d’incertitudes s’ajoutent à une situation déjà complexe. Face à toutes ces questions, des pêcheurs ont localement demandé à migrer vers une ressource plus abondante et lucrative : la coquille Saint-Jacques.

« Nous avons de plus en plus d’inquiétudes au sujet de la filière bulots, et la coquille peut être vue comme une bouée de sauvetage pour certains, admet Johan Leguelinel. Nous voyons la situation se dégrader, avec en plus une prise de conscience qui me paraît assez faible de la part des politiques. Nous sommes en première ligne pour constater les effets du réchauffement climatique. Au-delà de mon métier, je suis père de famille et je souhaite que mes enfants aient un avenir. »



 

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