Racisme dans la police : Mediapart révèle un rapport interne qui appelle à « nommer les faits par leur nom »
Dans un rapport remis à Gérald Darmanin et Éric Dupond-Moretti en juillet 2021, resté confidentiel depuis, le déontologue du ministère de l’intérieur décrit les discriminations qui règnent au sein des forces de l’ordre, qu’elles soient commises ou subies par les agents. Et propose des pistes de réforme.
En juin 2020, quelques jours après une manifestation en hommage à George Floyd et contre les violences policières qui a réuni 20 000 personnes devant le tribunal judiciaire de Paris, et après la révélation de propos racistes tenus par des policiers de Rouen, le ministre de l’intérieur prend la parole. Christophe Castaner veut apaiser les esprits. Ce jour-là, il annonce confier au haut fonctionnaire Christian Vigouroux, déontologue du ministère de l’intérieur, une « mission sur les actes et propos racistes et discriminants au sein de la police », chargée de « faire le point sur les cas recensés ces trois dernières années, sur leur traitement et la transparence vis-à-vis du public ».
Un mois plus tard, Christophe Castaner quitte la Place-Beauvau. Mais la promesse n’est pas oubliée par son successeur, Gérald Darmanin, et le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti, qui passent formellement commande le 29 janvier 2021. Six mois plus tard, Christian Vigouroux remet aux deux ministres une étude très documentée sur « la lutte contre les discriminations dans l’action des forces de sécurité ». Au fil de ces 160 pages d’une rare réflexivité, où il s’attache à « nommer les faits par leur nom », le déontologue formule 54 propositions visant à améliorer l’existant pour « conforter le rapport de confiance » entre les forces de l’ordre et la population.
Pour recevoir une copie de ce rapport d’intérêt public, financé par l’État mais que le ministère de l’intérieur ne souhaitait pas transmettre, Mediapart a dû saisir la Commission d’accès aux documents administratifs (lire la Boîte noire), qui a donné son feu vert. Le document nous a finalement été communiqué ce lundi 31 octobre.
Un « phénomène sous-estimé »
« Normalement ce rapport n’aurait pas lieu d’être et pourtant ce rapport a lieu », remarque Christian Vigouroux dans son prologue, invitant ses lecteurs et ses lectrices à « admettre et constater que dans l’utilisation de leurs prérogatives légales, les forces de sécurité sont susceptibles de comportements inadmissibles, peuvent commettre des infractions pénales ».
Un tiers du rapport, répondant directement à l’interpellation sociale, est consacré aux discriminations commises par les forces de sécurité intérieures envers le public, qu’il s’agisse de racisme – le reproche le plus ancien et courant –, de sexisme ou d’homophobie. Aux yeux de Christian Vigouroux, la « faiblesse du nombre des signalements, et plus encore des suites disciplinaires et pénales », ne doit pas conduire à occulter la question.
« Les actes de discriminations commises par les forces de sécurité intérieure ne paraissent pas aussi exceptionnels que les chiffres communiqués le laissent penser », affirme le déontologue. Pour mieux évaluer ce « phénomène sous-estimé », il s’appuie sur les enquêtes de victimation, les témoignages fournis par le Défenseur des droits, des acteurs associatifs, le référent LGBT de la préfecture de police de Paris et les recommandations du Conseil de l’Europe. En rappelant que les victimes se heurtent à un « problème de preuve » (en particulier s’agissant de propos tenus à l’oral), expérimentent une certaine « résignation » et ne connaissent pas toujours leurs droits.
Face aux « interrogations persistantes » sur le caractère discriminatoire des contrôles d’identité en France, le déontologue écarte la piste du récépissé, promis par François Hollande puis abandonné. Il propose en revanche une forme de reprise en main générale : le parquet est appelé à mieux circonscrire ses consignes et en contrôler davantage l’application, tandis que les agents et agentes de terrain devraient « expliquer verbalement aux intéressés les motifs des contrôles et des éventuelles palpations et fouilles ».
L’encadrement policier, quant à lui, pourrait « percevoir les signes avant-coureurs de discriminations » de la part de ses agent·es, tels que « le taux anormal de déclaration d’outrages » ou « la répétition de plaintes sur une même équipe ». À l’image du droit de visite des parlementaires en prison, Christian Vigouroux propose aussi que les élus locaux puissent être « présents ponctuellement, comme observateurs, lors de certaines opérations » de contrôle menées par la police et la gendarmerie.
En matière de discriminations, « la mise en cause des gendarmes paraît beaucoup moins fréquente que celle des policiers », poursuit-il. Au-delà de la difficulté de rapporter des preuves, Christian Vigouroux estime que les courriers adressés par l’institution policière aux particuliers « interrogent » parfois, parce qu’ils « tendent à minimiser les faits » ou « paraissent inutilement ambigus ».
Sans esquiver la question qui polarise régulièrement le débat public, c’est-à-dire « les discriminations contre les usagers », le haut fonctionnaire s’attache aussi à traiter celle des « discriminations internes aux forces de sécurité » et celles dont peuvent être victimes les policiers et gendarmes « du seul fait de leur qualité ». En explorant ces trois dimensions, le rapport prévient les reproches qui pourraient lui être adressés par les syndicats de police, en priorité soucieux du sort des fonctionnaires.
Une mise en garde contre « l’effet de groupe »
Une large part de ce travail est consacrée aux discriminations subies par les membres des forces de l’ordre, de la part de leurs collègues. Il passe en revue les alertes formulées sur la plateforme Signal Discri, des données issues d’enquêtes administratives et judiciaires, les réponses à un questionnaire adressé dans les services et une enquête un peu plus poussée auprès de sept directions départementales de la sécurité publique.
Là encore, les chiffres « ne rendent pas compte de l’ampleur du phénomène » mais permettent d’observer quelques tendances : « Les faits signalés portent le plus souvent sur des propos ou injures, qui manifestent fréquemment un humour déplacé ou des propos tenus sous le coup de la colère mais qui parfois aussi révèlent des préjugés préoccupants, qui s’expriment aussi bien vis-à-vis des collègues que du public. » Le rapport relève que les agents à l’origine de ces propos, parfois véhiculés par les réseaux sociaux, peuvent être entraînés par un « effet de groupe » préoccupant.
Une vingtaine d’exemples, anonymisés, relatent des propos racistes tenus entre agents, en service ou dans des écoles de police ou de gendarmerie, des propos sur « les femmes » qui causeraient davantage d’accidents de la route (c’est faux) ou une fessée infligée à une élève-gendarme. Il arrive – rarement – que la hiérarchie soit à l’origine des actes dénoncés, tandis que « dans un nombre plus important de cas, c’est la passivité de la hiérarchie face à des faits de discrimination qui interroge ».
Une réponse administrative à améliorer
Qu’il s’agisse de discrimination interne ou tournée vers l’extérieur, la mission se montre assez critique de la réponse administrative. La hiérarchie intermédiaire est invitée à signaler davantage les faits dont elle a connaissance, notamment à la justice, une pratique très rare à ce jour. Mais aussi à « lutter contre les “coalitions” entre fonctionnaires ou militaires d’une même équipe pour se mettre d’accord sur une fausse version ».
La mission s’interroge également « sur le caractère adapté de la réponse disciplinaire dans un certain nombre de dossiers » : peu de suspensions le temps de l’enquête, « même lorsque les faits semblaient graves et bien établis », des sanctions tardives, faibles ou conditionnées par la décision judiciaire, une mauvaise information des victimes, des faits qui « auraient pu conduire à s’interroger sur une éventuelle exclusion » de l’école de police mais ont donné lieu à une simple réprimande, etc.
Dans certains cas, elle s’étonne même des « poursuites disciplinaires dont le lanceur d’alerte a fait l’objet », par rapport au traitement des discriminations dénoncées. À l’inverse, lorsqu’un fonctionnaire de police est entièrement blanchi par l’enquête, le déontologue propose de lui fournir une « lettre de mise hors de cause », comme le fait déjà la gendarmerie.
Alors qu’une partie des policiers et policières dénonce une forme de « racisme antiflics » qui émanerait de la population, Christian Vigouroux prend au sérieux ces « situations dans lesquelles l’agent est attaqué pour ce qu’il est et non pour ce qu’il fait ». Il tente ainsi d’isoler les outrages à caractère discriminatoire et cite des actes dont ont été victimes des agentes et agents dans leur vie privée, parce qu’ils sont policiers, qu’elles sont policières ou gendarmes (moqueries, insultes, menaces du voisinage, agressions).
« Ce phénomène de discriminations touche tout particulièrement les minorités ethniques et les femmes », avance Christian Vigouroux. Il rapporte notamment le cas d’agents « issus de la diversité pris à partie en raison de leur origine ethnique et traités de “vendus”, de “traîtres”, ou encore de “harkis” ». Tandis que certains usagers refusent d’adresser la parole à une femme, lors d’un contrôle ou d’un dépôt de plainte.
Pendant plus d’un an, un accès verrouillé
Au titre du « devoir d’exemplarité » des forces de l’ordre, Christian Vigouroux appelle les pouvoirs publics à renforcer leurs efforts en matière de lutte contre les discriminations, appelée à devenir « un élément fondamental » dans la culture professionnelle des policiers, policières et gendarmes, au même titre que « la connaissance de la procédure pénale, la proportionnalité de l’usage de la force, la retenue dans le maniement des armes ou le refus du tutoiement des usagers ».
À ses yeux, le lien de confiance avec la population passe par une « sanction ferme » de celles et ceux qui se montrent trop légers avec leurs obligations. L’auteur suggère ainsi de sanctionner les officiers et officières qui omettraient de dénoncer des actes discriminatoires, ou de transformer les contraventions pour « injures non publiques » en délits lorsqu’elles sont commises par des personnes dépositaires de l’autorité publique dans l’exercice de leurs fonctions.
Mesurée, la mission estime toutefois que « les graves manquements déontologiques observés » restent « circonscrits » et « qu’on ne peut parler, dans la police ou dans la gendarmerie, d’un phénomène de “racisme ou de discrimination systémique” ».
Le déontologue souligne aussi « les améliorations sensibles apportées ces dernières années, tant par les forces de sécurité intérieure que par les parquets, dans l’accueil et l’accompagnement des victimes de discrimination et la lutte contre ces infractions ». La problématique est devenue plus visible, la formation s’est généralisée, des référent·es ont été nommé·es, des dispositifs innovants mis en place. Mais le travail n’est pas terminé. Tant dans les dépôts de plainte que dans les statistiques policières et judiciaires, les actes discriminatoires restent sous-déclarés. Dans les commissariats, de mauvais comportements demeurent, comme cet agent faisant remarquer à une victime d’agression homophobe qu’elle semble « maniérée ».
Plus largement, Christian Vigouroux espère pousser l’institution policière vers une « plus grande ouverture » sur la société civile (élu·es, avocat·es, monde universitaire, associatifs, bailleurs sociaux, etc.). Il l’invite à diversifier davantage son recrutement, à améliorer sa « communication institutionnelle » et à échanger sur ses pratiques au sein d’un Observatoire des discriminations.
S’agissant d’une étude détaillée, informative et ne citant que des exemples préalablement anonymisés, Mediapart a décidé de publier ce document en intégralité pour que les élu·es, les universitaires, les associations et les citoyen·nes puissent se saisir de son contenu.
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