mercredi 9 novembre 2022

LA POLITIQUE MEMORIELLE DE LA FRANCE... SANS EVOQUER LA QUESTION DES "DEMI-SOLDES" DE LA REPUBLIQUE, POUR LES SURVIVANTS... LAMENTABLE.

Tirailleurs sénégalais : le ministère des armées a inventé des « recherches génétiques »

La ministre Geneviève Darrieussecq a inauguré en janvier 2022 une plaque rendant hommage à vingt-cinq tirailleurs sénégalais enterrés dans un cimetière du Rhône. Contrairement à ce qu’a affirmé le ministère des armées à l’époque, aucune recherche génétique n’a permis d’identifier les corps – ce qui laisse planer un doute sur l’identité des soldats inhumés à cet endroit.

Justine Brabant

9 novembre 2022 à 12h28

Le moment était solennel et les mots de la ministre, pesés. Le 27 janvier 2022, Geneviève Darrieussecq, alors ministre déléguée chargée de la mémoire et des anciens combattants, rendait hommage aux tirailleurs sénégalais tués par l’occupant nazi, en juin 1940, dans la région lyonnaise.

Extrait d'une vidéo tournée lors de l'hommage rendu par Geneviève Darrieussecq aux tirailleurs sénégalais, le 27 janvier 2022, diffusée sur le site internet de l'Académie de Lyon. © Capture d'écran / Site internet de l'Académie de Lyon
 

Elle saluait, plus précisément, la mémoire de vingt-cinq tirailleurs jusqu’alors considérés comme « inconnus », dont l’identité aurait finalement été retrouvée et inscrite sur deux plaques, en forme d’hommage. « Vingt-cinq noms et prénoms. Vingt-cinq hommes du 25e régiment de tirailleurs sénégalais. […] Autant de soldats morts pour la France en juin 1940, il y a quatre-vingts ans, ici même. Autant de combattants inconnus désormais nommés, connus, reconnus et honorés », déclarait la ministre avec émotion dans le « Tata sénégalais » du Chasselay (Rhône), cimetière d’inspiration ouest-africaine érigé sur les lieux d’un massacre de tirailleurs commis par la Wehrmacht le 20 juin 1940.

Sur les 198 stèles du cimetière de Chasselay, quarante-huit portent en effet la mention « inconnu ». Malgré un important travail mené entre 1940 et 1943 par le secrétaire général de l’Office départemental des anciens combattants de l’époque, Jean Marchiani, toutes les victimes n’ont pas pu être identifiées.

Dans une note destinée aux journalistes, le ministère précisait ce qui avait finalement permis d’identifier ces soldats : des tests ADN. « Identifiés grâce à des recherches génétiques, ces vingt-cinq soldats sont le symbole du courage et de l’abnégation de ce 25e régiment de tirailleurs », détaillait-il.

Le même ministère a dû reconnaître, il y a quelques jours, qu’il n’y avait jamais eu de recherches ADN effectuées sur les restes inhumés au Chasselay.

Intriguée par la mention de « recherches génétiques », une historienne qui connaît bien le dossier, Armelle Mabon, enseignante-chercheuse à l’université Bretagne Sud désormais à la retraite, avait en effet demandé aux autorités françaises de lui communiquer, au nom du droit d’accès aux documents administratifs, les pièces relatives à ces investigations. Mais dans un mémoire en défense adressé au tribunal administratif de Paris, daté du 3 novembre et dont Mediapart a obtenu copie, la direction des affaires juridiques du ministère des armées indique qu’elle ne peut pas fournir les documents sollicités car ils « n’existent pas ».

La même direction détaille : « Il s’avère, en effet, que le communiqué de presse ayant entouré le déplacement de Mme Darrieussecq à Chasselay en janvier dernier et qui laisse entendre que ces vingt-cinq combattants ont pu être identifiés “grâce à des recherches génétiques”, était malheureusement erroné. »

Elle précise : « L’Office national des combattants et victimes de guerre (ONACVG) qui administre la nécropole de Chasselay a indiqué que de telles recherches n’avaient jamais eu lieu. »

L’information « erronée » avait pourtant largement circulé, notamment dans la presse locale, sans être corrigée. « Tata sénégalais de Chasselay : 25 tirailleurs identifiés grâce des recherches ADN »titrait Le Patriote beaujolais le 26 janvier 2022) ; « Près de Lyon : un hommage à 25 soldats de la Seconde Guerre mondiale identifiés grâce à des recherches génétiques »poursuivait LyonMag.fr, tandis que LeToutLyon.fr annonçait le dévoilement par la ministre d’une « plaque en mémoire de 25 tirailleurs massacrés en juin 1940 et identifiés grâce à des recherches ADN ».

Le communiqué de presse erroné lui-même est toujours en ligne.

S’ils ne l’ont pas été par des recherches génétiques, comment les tirailleurs du Chasselay ont-ils été identifiés ? Interrogé lundi 7 novembre, le secrétariat d’État aux anciens combattants n’a pas pu répondre aux sollicitations de Mediapart, mettant en avant une semaine chargée en raison des commémorations du 11-Novembre.

Plaques inaugurées par la ministre Geneviève Darrieussecq le 27 janvier 2022 rendant hommage aux tirailleurs sénégalais inhumés au cimetière de Chasselay (Rhône). © Photos Armelle Mabon

L’historienne Armelle Mabon, spécialiste de l’histoire du massacre de Thiaroye, qui a également travaillé sur les archives concernant le « Tata sénégalais », a passé en revue les vingt-cinq noms figurant sur les deux plaques d’hommage inaugurées en janvier 2022 par Geneviève Darrieussecq. Elle dit avoir identifié « sept ou huit » noms de soldats « dont on est quasiment sûrs qu’ils ont été inhumés à Chasselay », car des plaques ou des éléments d’identification ont été retrouvés dans des fosses communes.

« Au moins onze » noms figurant sur ces plaques sont, en revanche, ceux de tirailleurs jusqu’alors portés disparus, affirme également l’historienne après avoir consulté les archives de leurs dossiers au Service historique de la défense de Caen.

Ces disparus peuvent effectivement avoir été tués en région lyonnaise puis inhumés au Chasselay sans avoir été identifiés. Mais ce n'est pas la seule possibilité : le régiment auxquels ils appartenaient, le 25e régiment de tirailleurs sénégalais (25e RTS), a également été déployé, à l'été 1940, en Savoie (où neuf tirailleurs sont morts) et en Côte d'or (où sept tirailleurs sont morts), selon les données du ministère des armées consultables en ligne.

Qu’est-ce qui a permis de déterminer que les corps de ces onze « disparus » se trouvaient, eux, à Chasselay ? Sans réponse du ministère concerné, il n'est donc pas possible de le savoir.

Pour Armelle Mabon (qui détaille une partie de ses propres recherches dans ce billet sur le club de Mediapart), il est « impossible d’identifier formellement des soldats “disparus” qui seraient inhumés à Chasselay sans recherches génétiques ». De fait, d'autres initiatives d'identification de soldats jusqu'alors inconnus (notamment des soldats australiens de la Première guerre mondiale) sont passées par un protocole strict incluant des fouilles, des prélèvements ADN et des comparaisons avec l'ADN de membres des familles de disparus.

Un document d’archives communiqué par l’historienne, daté du 20 juillet 1943, indique par ailleurs que l’un des soldats dont le nom figure sur les plaques, Tenoaga Kompaore, « n’est pas inhumé au cimetière militaire de Chasselay ». Il aurait été rédigé par Jean Marchiani, l’homme à l’origine de la création du cimetière, qui a mené d’importantes recherches dans les années suivant le massacre.

Document d'archive daté du 20 juillet 1942, indiquant que le soldat Tenoaga Kompaore n'est "pas inhumé" au cimetière de Chasselay. © Archive fournie par Armelle Mabon
 

La politique mémorielle de la France a déjà fait l'objet d'interrogations et de critiques, à la mi-octobre, après que la France a restitué à l’Algérie, au milieu de crânes censés appartenir à des résistants algériens décapités, ceux de supplétifs locaux de l’armée française.

Justine Brabant

 

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