lundi 5 septembre 2022

MACRON ET SES RELATIONS AVEC L'ALGERIE : DU CANDIDAT AU PRESIDENT (DE 2017 /"CRIME CONTRE L'HUMANITE" A 2022 /" IMAGINAIRE IRENIQUE, OU PIRE, RETROGRADE"), SON PARCOURS SOMBRE... (1)

Macron, l’Algérie et sa vision des médias

L’affaire de la dépublication, par le journal « Le Monde », d’une tribune sur l’Algérie désagréable aux oreilles d’Emmanuel Macron n’est pas un cas unique où l’Élysée confond journalisme et communication. Plusieurs chercheurs, responsables politiques et journalistes s’inquiètent de ce mélange des genres.

Joseph Confavreux / Médiapart

3 septembre 2022 à 19h37 

 

À défaut de définir une politique claire, a fortiori une qui rompe avec les dégâts écologiques et sociaux de son premier quinquennat, Emmanuel Macron tente de verrouiller sa communication. Quitte à mettre la pression sur les médias.

C’est ce qui est arrivé au chercheur Paul-Max Morin, docteur en sciences politiques, chercheur associé au Cevipof et auteur de Les Jeunes et la guerre d’Algérie (PUF, 2022), après la tribune qu’il a publiée dans Le Monde jeudi 1er septembre, au retour du voyage du président de la République en Algérie.

Fait extrêmement rare dans l’histoire du journal du soir, celle-ci, intitulée « Réduire la colonisation en Algérie à une “histoire d’amour” parachève la droitisation de Macron sur la question mémorielle », a été dépubliée dans la journée par la direction.

Emmanuel Macron dans la boutique Disco Maghreb à Oran, le 27 août 2022. © Photo Ludovic Marin/AFP

La première mise au point pour justifier ce geste était celle-ci : « Ce texte reposait sur des extraits de citations qui ne correspondent pas au fond des déclarations du chef de l’État. Si elle peut être sujette à diverses interprétations, la phrase “une histoire d’amour qui a sa part de tragique” prononcée par M. Macron lors de la conférence de presse n’évoquait pas spécifiquement la colonisation, comme cela était écrit dans la tribune, mais les longues relations franco-algériennes. Le Monde présente ses excuses à ses lectrices et lecteurs, ainsi qu’au président de la République. »

Cette démarche a suscité de nombreuses critiques de la part de plusieurs responsables politiques et de chercheurs. L’économiste Thomas Piketty a ainsi tweeté : « Censure inexplicable et inexcusable de la part du journal Le Monde. On peut être en désaccord avec la tribune, pas la supprimer parce qu’elle déplaît à l’Élysée. »

Plusieurs responsables politiques de gauche, tels Fabien Roussel, Olivier Faure, Sandrine Rousseau ou Jean-Luc Mélenchon, ont également réagi, ce dernier s’indignant sur Twitter : « Retirer une tribune pour une citation de Macron qui lui déplaît ! Nouvelle étape dans l’affaissement d’une presse autrefois référence. Le Monde biaise toute l’année les citations. Mais quand Macron fronce les sourcils… La semaine pro[chaine], je n’achète pas ce journal. »

Une tribune qui rend l’Élysée « furax »

Par le biais de sa rubrique CheckNews, le journal Libération a déplié l’affaire et redonné la parole à Paul-Max Morin. À la suite de la publication de la tribune, explique-t-il, il a « reçu un premier appel [jeudi 1er septembre] du journal [l]’informant que “l’Élysée était furax” et qu’il fallait apporter des modifications ».

« J’ai accepté ces changements car la formulation ne remettait pas en cause le fond de l’analyse, affirme le politiste. Mais cela n’a pas pu être modifié car une demi-heure plus tard, j’ai reçu un deuxième appel pour me dire que la tribune était retirée, parce que j’avais mal interprété ou surinterprété les propos du président et que cette analyse était partagée par les envoyés spéciaux en Algérie, qui s’opposaient à sa publication. J’ai alors proposé une nouvelle version recontextualisant les propos du président mais cette dernière mouture a été refusée. »

La mise au point du journal, jugeait pourtant Paul-Max Morin, « suggère que mon interprétation était erronée et justifiait des excuses aux lecteurs et au président de la République. Cela porte atteinte à ma crédibilité de chercheur. Mon analyse résulte d’un long travail de recherche. J’ai publié une thèse sur les mémoires de la guerre d’Algérie, j’ai interrogé 3 000 jeunes, fait des centaines d’entretiens. J’analyse depuis des années les gestes et discours d’Emmanuel Macron, et la politique mémorielle au sens large sur le sujet. Selon moi, la droitisation d’Emmanuel Macron, constatée sur d’autres sujets par mes collègues, concerne aussi la question mémorielle algérienne, qui était pourtant jusqu’ici la jambe gauche du président. » 

Liberté d’expression : l’étau se resserre

La colère de l’Élysée aurait été due au fait que les services de la présidence avaient adressé, quelques heures après la déclaration d’Emmanuel Macron, une précision concernant cette dernière. Dans un message envoyé via une boucle WhatsApp aux journalistes présents lors du voyage officiel en Algérie, il était indiqué : « Bonjour, je me permets d’attirer votre attention sur la citation ci-dessous du président tout à l’heure lors du micro tendu, où il parlait bien de la relation actuelle avec l’Algérie, et non de la colonisation. »

Face à ces différentes réactions, Le Monde a publié, vendredi, en fin d’après-midi, un second texte d’explication dans lequel il estime que la tribune a été validée « trop rapidement » : « Après sa mise en ligne, plusieurs interlocuteurs, parmi lesquels une responsable du service de presse de l’Élysée, nous ont fait savoir que la tribune contenait une erreur qui induisait une mauvaise interprétation des propos tenus à Alger par le chef de l’État lors de la conférence de presse impromptue qu’il avait tenue, le 26 août, à la sortie du cimetière chrétien Saint-Eugène d’Alger. »

Estimant que la tribune reposait donc sur « une erreur factuelle » et jugeant n’avoir pas réussi à « modifier le contenu de la tribune de manière à la rendre factuellement exacte », le quotidien justifiait à nouveau son retrait.

L’explication demeure alambiquée, puisque le jour même où Emmanuel Macron avait prononcé la phrase ambiguë que son service de presse avait prétendu rectifier, il avait réitéré ses propos, en affirmant, devant la communauté française, qu’avec l’Algérie, c’est « une histoire qui n’a jamais été simple. Mais qui est et restera, parce que nous le voulons, une histoire de respect, d’amitié et, oserais-je le dire, d’amour ».

Si le chef d’État n’a donc jamais explicitement dit que la colonisation était une histoire d’amour, il a clairement affirmé cette formule pour l’ensemble des relations franco-algériennes. Or, celles-ci, entre 1830 et 1962, sont une histoire strictement coloniale initiée par une conquête brutale et conclue par l’une des guerres les plus sales menées par l’État français.

Que reste-t-il de cette histoire, si on met de côté la colonisation ? De quoi parle-t-on ?

Le chercheur Paul-Max Morin

Comme le dit Paul-Max Morin, toujours à CheckNews, « Le Monde m’a finalement proposé de republier ma tribune mais sans parler d’“histoire d’amour”. C’est donc qu’il y a là une impossibilité de débattre des propos du président. Si ce dernier ne se réfère pas explicitement à la colonisation, il qualifie bien l’histoire franco-algérienne d’histoire d’amour. Que reste-t-il de cette histoire, si on met de côté la colonisation ? De quoi parle-t-on ? »

Et il n’est en outre pas besoin d’être un thuriféraire borgne des post-colonial studies pour savoir qu’une relation coloniale ne s’achève pas le jour de la proclamation de l’indépendance de l’ancien pays colonisé, mais que des infrastructures de domination et de représentation persistent bien après la situation coloniale.

C’est peut-être d’ailleurs sur ce point que la formule du chef de l’État s’avère la plus douteuse et malheureuse. En convoquant l’idée d’une « histoire d’amour » pour décrire les relations entre la France et l’Algérie, dans lesquelles la colonisation et son héritage sont déterminantes, Emmanuel Macron se situe à contretemps d’un moment historiographique qui étude la spécificité et la centralité du viol dans la relation coloniale, mais aussi d’un moment historique qui cherche à clarifier la « zone grise » servant de prétexte aux agresseurs pour confondre viol et consentement, ou abus et amour.

Un imaginaire rétrograde

Comme le notait l’ouvrage collectif Sexualités, identités & corps colonisés, publié aux éditions du CNRS en 2020, « la sexualité et les hiérarchies raciales ont été consubstantielles à l’organisation du pouvoir dans les empires et à l’invention d’imaginaires transnationaux. Déconstruire les regards coloniaux qui sont omniprésents dans nos représentations suppose de regarder en face cette hégémonie sexuelle mondialisée et ce passé, aussi complexe soit-il. C’est à ce prix qu’une décolonisation des imaginaires sera possible ».

Maints ouvrages ont montré comment le corps des femmes colonisées a toujours été au centre du processus colonial, non seulement comme possible butin, mais aussi parce que leur prétendue émancipation – dont les fameuses « cérémonies de dévoilement » pratiquées pendant la guerre d’Algérie sont la forme la plus spectaculaire – a été consubstantielle de la justification de la mission dite « civilisatrice » de la France.

Assimiler l’histoire des relations entre la France et l’Algérie à une histoire d’amour, c’est donc faire l’impasse sur la dimension de violence notamment sexuelle qui s’y est longtemps jouée et dont certaines représentations persistent jusqu’à aujourd’hui.

Et ce même si, ainsi que l’écrit l’historien camerounais Achille Mbembe en introduction de l’ouvrage Sexe, race et colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours (qui avait fait polémique parce qu’il remontrait les images insoutenables de la prise des corps), la relation coloniale ne se réduit pas au viol.

« Dans la mise en fonction de la sexualité en situation coloniale, explique-t-il, il n’y a pas que le plaisir d’objet, et le phallos n’est pas le tout du désir. Tout ne se ramène pas à la ponction et au prélèvement sexuel. La capacité d’éprouver des émotions, d’avoir des attachements, d’éprouver l’amour demeure, même si, à cause de la structure raciste, elles se manifestent sous une forme opaque. »

Alors que le candidat Macron de 2017 avait insisté sur le fait qu’il appartenait à une nouvelle génération susceptible d’en finir avec la guerre des mémoires, et parlé de « crime contre l’humanité » pour évoquer la colonisation lors d’un déplacement en Algérie, le président Macron de 2022 convoque désormais un imaginaire au mieux irénique, au pire rétrograde.

L’éditeur François Gèze et les historiens Gilles Manceron, Fabrice Riceputi et Alain Ruscio, animateurs du blog « Histoire coloniale et post-coloniale », concluent leur texte publié samedi 2 septembre dans le Club de Mediapart par ces mots : « Nous sommes aussi des lecteurs fidèles du quotidien Le Monde où des journalistes talentueux apportent des analyses utiles. Cette décision incroyable prise au nom du journal apparaît comme imposée à ces journalistes par des actionnaires. Telle est notre inquiétude. »

Nos journalistes ne sont en aucun cas et ne seront jamais un outil au service de votre communication et de votre politique.

La SDJ de RFI

C’est pourtant bien le titre de leur tribune, « Intervention choquante de l’Élysée après une tribune dans Le Monde » qui doit susciter le plus grand trouble, même si une réaction de la société des rédacteurs du Monde serait bienvenue, tant la décision de dépublication ressemble davantage à une décision politique que journalistique.

La volonté de l’Élysée de faire des médias des espaces de communication davantage que de journalisme s’est en effet manifestée tout récemment à une autre reprise. Le 1er septembre, devant les ambassadeurs, le chef de l’État leur a enjoint d’« utiliser le réseau France Médias Monde » pour « faire face aux narratifs russe, chinois ou turc ».

Ce qui lui a valu en retour un communiqué cinglant de la SDJ de RFI, intitulé « Non, M. Macron, le FMM n’est pas le porte-voix de l’Élysée ». Le texte détaillait ainsi son propos : « Monsieur le président, si les rédactions de RFI, France 24 et Monte Carlo Doualiya s’emploient sans relâche et avec conscience à déconstruire “les narratifs”, à traquer les fake news d’où qu’elles viennent, nos journalistes ne sont en aucun cas et ne seront jamais un outil au service de votre communication et de votre politique. Les antennes de FMM ne sont pas “des médias d’État” comme ceux existant dans les pays cités lors de votre discours face aux ambassadeurs. »

Autre signe de la volonté ferme de l’Élysée de verrouiller sa communication : l’annonce du recrutement d’un nouveau conseiller en ce domaine, en la personne de Frédéric Michel. Le remplaçant de Clément Léonarduzzi, qui officiait aux côtés d'Emmanuel Macron depuis deux ans, est un français de 50 ans, mais qui a fait toute sa carrière en Grande-Bretagne et aux États-Unis, comme spin doctor, d’abord auprès de l’ancien premier ministre britannique Tony Blair, puis auprès du magnat des médias Rupert Murdoch, à l’origine du lancement de la chaîne Fox News aux États-Unis.

Frédéric Michel s’est ensuite rapproché de James Murdoch, qu’il a conseillé pour financer, avec le producteur Renaud Le Van Kim le média Brut. Travaillant aussi avec le banquier Matthieu Pigasse, il était devenu, quelques mois avant la présidentielle française, administrateur des Inrocks. Le titre qu’il occupera à l’Élysée de conseiller en communication, mais aussi en stratégie, indique qu’il pourrait jouer auprès du chef de l’État un rôle comparable à celui qu’occupait Ismaël Émelien au début de l’aventure présidentielle d’Emmanuel Macron.

Joseph Confavreux

 

 

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