mercredi 7 septembre 2022

"EDUCATION EN DEROUTE, J. M. BLANQUER BLANQUEROUTE !" : "L'INJUSTICE REACTIONNAIRE [ S'INSTALLE ] DANS NOTRE Ve REPUBLIQUE AUX VERTICALITES EN FIN DE COURSE".

Deux professeurs en procès à Montargis : Monsieur Blanquer est servi

Le fait du prince déchu. Telle est apparue l’audience du 5 septembre, au tribunal correctionnel de Montargis, qui vit deux professeurs poursuivis pour avoir aspergé de crème chantilly, en juin dernier, Jean-Michel Blanquer alors en campagne électorale.

 

Antoine Perraud

6 septembre 2022 à 07h27 

 

Montargis (Loiret).– Ces deux professeurs qui font la paire de prévenus, on pourrait les croire un rien potaches – leurs avocats plaideront en ce sens leur geste : pensez donc, barbouiller de crème chantilly Jean-Michel Blanquer, le 4 juin dernier, à Montargis, où le ci-devant ministre de l’éducation nationale menait campagne pour les élections législatives, après s’être fait parachuter dans cette circonscription par la Macronie reconnaissante !

Eh bien, pourtant, malgré leur désir d’apparaître jusqu’au bout bravaches, lundi 5 septembre après-midi au tribunal correctionnel de Montargis, un professeur d’arts plastiques et un professeur d’histoire affichent grise mine. C’est plus fort qu’eux. À 57 et 51 ans, ils ont l’air fatigués, meurtris. Ainsi que tant d’enseignants aux premiers jours de la rentrée, face à l’angoisse de patauger à nouveau dans un système en déroute qui s’effondre inexorablement : déjà, le bénéfice des vacances s’efface...

À ces soucis structurels s’ajoutent donc, pour les deux hommes, les méchantes poursuites intentées par M. Blanquer, en vertu d’une infraction réprimée par l’article 222 (et sa ribambelle d’alinéas) du Code pénal : « Des atteintes à l’intégrité physique ou psychique de la personne ». Les prévenus s’avèrent tous deux tassés sur eux-mêmes, dans la salle d’audience où une autre institution accablée par la misère budgétaire, la justice de la République, fait face tant bien que mal à l’engorgement des affaires en cours.

La juge unique procède à l’appel des causes. Tout le monde répond présent – parfois par l’intermédiaire d’un conseil : « Représenté ! » Vient le tour de nos deux personnages. Ils se manifestent. « M. Blanquer Jean-Michel », prononce ensuite la présidente du tribunal sur le ton neutre qui sied. Silence. Silence de mort. Silence politique. Personne n’a daigné se déplacer – tout en ayant porté plainte.

Au dos d'un manifestant, professeur retraité d'espagnol, venu en solidarité devant le tribunal de Montargis, le 5 septembre après-midi. © A.P. / Mediapart

Priorité est donnée à cette affaire. Les deux professeurs quinquagénaires à la barre présentent le même profil : divorcés, pères de trois enfants, propriétaires, émoluments tournant autour de 2 500 euros par mois pour leur poste en REP (réseau d’éducation prioritaire). La juge, dans son rappel des faits qui leur sont reprochés, cite le procès-verbal de la police municipale de Montargis qui évoque, à tort, un « entartage ». Il n’y avait point de tarte. Mais deux bombes.

Non pas des bombes à clous comme en maniaient les anarchistes dans la dernière décennie du XIXsiècle, mais des « bombes de crème fouettée ». M. Blanquer, toujours selon le PV, en reçut le contenu sur le visage et sur le corps, alors qu’il se trouvait avec son équipe de campagne non loin du marché. L’ex-ministre, tout juste escamoté des palais nationaux après cinq ans de loyaux services, prétend avoir été traité de « salaud » ainsi que d’autres injures dont il n’a pas gardé le souvenir.

Les prévenus nient l’injure, qui n’a du reste pas été retenue contre eux, précisant avoir simplement crié à la face du candidat de rencontre à la députation : « Éducation en déroute, Jean-Michel Blanqueroute ! »

« Il y a eu violence », insiste la juge. « Il y a eu attentat pâtissier », répliquent les professeurs. « Y a-t-il eu infraction pénale ? », s’irrite la magistrate. « C’est à vous de le dire », s’agace-t-on à la barre : « Nous n’avons nui qu’à l’amour propre de l’ancien ministre en recyclant en blague, en jet de chantilly, la colère accumulée au long des années par tant de parents, d’élèves et de professeurs face à la situation désastreuse et donc violente que Jean-Michel Blanquer a imposée d’année en année, en particulier lors des confinements qu’il nous a fallu vivre dans des conditions impossibles. Un jet de chantilly, ce n’est pas céder à la violence, c'est la canaliser. »

La juge décoche sa flèche du Parthe : « Mais vous-mêmes, que feriez-vous si l’un de vos élèves vous lançait de la crème fouettée à la figure ? » Les enseignants répondent en chœur que face à une telle peccadille, par rapport à ce qu’ils doivent vivre et subir, ils le prendraient avec humour. Mais ils s’attacheraient surtout à comprendre la nature et les causes d’un tel geste, en cherchant le dialogue avec le lanceur de crème chantilly ainsi traité en lanceur d’alerte.

 

Devant le palais de justice de Montargis, lundi 5 septembre après-midi. © A.P. / Mediapart

L’heure est à l’audition des deux témoins en défense. D’abord Gérard Miller, qui décline à la barre ses professions : « Professeur d’université émérite, psychanalyste, réalisateur, éditorialiste à LCI… » Avec une ironie à la fois grinçante et enjouée, qui met les rieurs de son côté tout en obligeant les récalcitrants à se sentir vieux jeu et bêtes à manger du foin, Gérard Miller déclare avoir cherché, en vain, dans la littérature psychiatrique contemporaine, la moindre trace de trauma ou de pathologie causée par un jet de crème chantilly.

Sans poser de diagnostic proprement dit puisqu’il n’a jamais reçu comme patient Jean-Michel Blanquer, notre témoin le devine cependant atteint d’une monomanie furieuse, qui lui rappelle celle que déploya le procureur Ernest Pinard, sous le Second Empire, à l’égard de quelques-uns des meilleurs écrivains de son temps : la quérulence.

Il s’agit d’une surestimation des préjudices et d’un surinvestissement dans leur traque, qui jamais cependant ne rassasie le quérulent, prêt à toujours mobiliser et déranger la justice concernant des faits mineurs, sans pour autant se soucier des suites : l’essentiel, c’est la démarche, par définition jamais satisfaite – ce qui explique bien entendu l’absence si cavalière du plaignant Blanquer à l’audience…

Gérard Miller et les « enchantilleurs »...

Plus gravement, Gérard Miller établit une distinction entre le passage à l’acte et « l’acting-out », ce dernier relevant d’un appel voire d’une supplique liés à un manque criant de reconnaissance. Le geste des deux professeurs à l’endroit de leur ancien ministre, le 4 juin dernier, relève, aux yeux du témoin, bien moins de l’agression indignée que du désir impérieux d’être entendu.

Gérard Miller observe qu’à l’inverse des jeunes soixante-huitards, dont il fut en son temps, ces gestes d’insoumission désespérée viennent d’infirmières ou de professeurs quinquagénaires arrivant quasiment au terme d’une longue vie professionnelle faite de bons services. Alors il conclut en citant Le Voyage de Baudelaire :

« Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du
nouveau ! »

Le second témoin est une spécialiste d’ergonomie à l’université Lyon II : Dominique Cau-Bareille. Ses recherches portant sur les conditions de travail du monde enseignant, elle dresse un état général des souffrances d’un milieu balloté par d’incessantes réformes décidées par dix-neuf ministres de l’éducation nationale en 40 ans. Continuellement questionnés, de la pire façon, sur leur travail et leur activité, obligés de se plonger dans des prescriptions, confrontés à une densification et une intensification menant à l’épuisement, leur corps professoral se sent privé de ses valeurs et parfois de ses raisons de vivre, ainsi qu’en témoignent trop de suicides.

Enseignante solidaire, devant le palais de justice de Montargis, 5 septembre 2022. © A.P. / Mediapart

Pris en tenaille par des parents aux réflexes de clients et des élèves prêts à parfois jeter en pâture sur les réseaux sociaux des pédagogues paupérisés auxquels l’institution n’offre qu’un numéro vert qui propose, en lien avec la MGEN, trois séances chez un psychologue « pour y déposer leur malheur », les éducateurs découvrent de surcroît, rappelle Dominique Cau-Bareille, que l’État recrute désormais directement à Pôle emploi, sans aucune formation appropriée.

Le Covid, qui obligea à tant donner, à tant se réinventer pour tenter une pédagogie à distance, vit cependant la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, lâcher d’un ton badin, en 2020 : « Nous n’entendons pas demander à un enseignant qui aujourd’hui ne travaille pas, compte tenu de la fermeture des écoles, de traverser toute la France pour aller récolter des fraises gariguettes. » Une telle déclaration, rappelle la témoin, fut ressentie comme une gifle par des gens qui ne se reconnaissent plus dans un métier qu’ils aiment. Et dont la colère va s’amplifiant.

C’est alors que le procureur entend apporter un autre son de cloche, celui du gouvernement auquel il est statutairement lié, même s’il prend soin de brasser les grands principes : « Pour contester l’action publique, de multiples moyens existent adossés à la liberté d’expression : le droit de vote, de manifester, de constituer un syndicat, sans oublier la liberté de la presse – dont j’aperçois des représentants dans cette salle. »

Et l’homme censé incarner la loi et l’ordre décrète dans la foulée : « Jamais la contestation ne doit s’exprimer dans la violence, même symbolique. Ce qui s’est passé le 4 juin n’est pas un happening mais une action violente, préméditée, qui tombe sous le coup de la loi pénale. »

Se mettant à la place d’un « responsable politique victime d’ un acte humiliant, offensé dans sa dignité et ayant subi un choc émotif », le procureur s’offusque : « Comment soutenir qu’une maltraitance institutionnelle puisse justifier une maltraitance physique, sinon en prônant la loi du talion – œil pour œil, dent pour dent –, ce qui ne saurait se concevoir de la part de professeurs, sinon qu’enseigneraient-ils ? »

Se disant persuadé que l’audience aura eu « la vertu de faire progresser la réflexion », le magistrat du parquet requiert un stage de citoyenneté pour les deux enseignants assujettis d’une sanction financière de 1 000 euros chacun.

Gérard Miller : « C'est ne rien savoir de ce que souffrent les enseignants. »

La défense a beau jeu de souligner le « deux poids et deux mesures » d’une justice qui prétend se draper dans la probité : « Le parquet a fait le choix de poursuivre, alors que pour la première gifle à une femme ou le premier coup de pied à un enfant, on ne renvoie pas en correctionnelle. Il n’y a pas d’autre explication que d’avoir voulu faire plaisir à Jean-Michel Blanquer », tonne l’avocate des professeurs, avant de démolir l’argument de la souffrance ou de l’humiliation d’un ancien ministre souriant et tweetant à qui mieux mieux juste après l’incident.

Quant à ses clients, « ils reconnaissent l’avoir fait mais ne reconnaissent pas la qualification des faits ». Pointant le caractère exagéré donc insignifiant des poursuites de l’ancien ministre et le côté déraisonnable de sa plainte, l’avocate ne réclame pas un nouveau droit à « l’enchantillage », ni l’impunité devant la loi, mais affirme que les faits ne sont pas constitués – avant que de céder la parole à son confrère.

Celui-ci commence par rappeler qu’il fut un temps où il y avait acquittement bien qu’il y eût mort d’homme. Il cite le cas de Gaston Calmette, directeur du Figaro, révolvérisé en 1914 par Mme Caillaux, relaxée – il aurait pu ajouter l’exemple de Raoul Villain, excusé pour son geste : il n’avait fait qu’assassiner Jaurès. Là était la violence, selon le conseil des deux professeurs, plutôt que dans un arrosage de crème fouettée.

Le maître donne toute sa mesure en moquant le ministère public, qui ferait bien d’aller surveiller, à la sortie des mariages, les jets de riz – sinon de pétales de roses – possiblement dangereux pour les populations, au point de s’apparenter à quelque violence en réunion sur la personne, sait-on jamais.

Après ce trait d’esprit et revenant au droit, il pulvérise l’accusation en se fondant sur la décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation confirmant, en 2004, la condamnation de l’entarteur Noël Godin. Or un tel arrêt mentionne un objet solide (une tarte en l’occurrence), ce que n’est pas la crème chantilly, tout en excipant d’un choc émotif de la victime comme élément constitutif de l’infraction et de la violence : or Jean-Michel Blanquer était frais comme un gardon et souriait aux anges après l’incident.

Vexé – mais l’atteinte à la dignité n’a rien à voir avec l’infraction de violence en réunion –, l’ancien ministre n’a pas eu la décence teintée d’humour d’un Manuel Valls se réjouissant, après avoir reçu de la farine, qu’elle fût « sans gluten » ; ou encore d’un François Fillon, en une semblable occurrence, qu’elle fût « française ». Pour les besoins de sa démonstration, l’avocat va même chercher du côté d’Éric Zemmour, « qui n’est pas le plus représentatif du calme en politique », en rappelant que le journaliste raciste avait reçu, en vue d’échanger avec lui, le citoyen qui l’avait gratifié d’un œuf en pleine poire.

La morale de l'histoire, par les deux avocats des professeurs.

Par-delà ce qui est dit et souligné, en cet après-midi du 5 septembre à Montargis, se joue une partie de cache-cache en pointillé. Un point ne cesse d’être suggéré tout au long de l’audience : la justice de la République et l’Éducation nationale, méprisées, paupérisées par le pouvoir politique en place, devraient faire cause commune au lieu de s’affronter.

Quand l’un des professeurs raconte comment on lui refuse le moindre budget au point de saboter ses initiatives pédagogiques, cela ne peut que faire tilt dans cette salle d’audience du tribunal, avec son huissier débordé, sa juge unique livrée à elle-même, les dossiers qui s’accumulent, les victimes qui s’entassent, les plaignants qui piaffent, les avocats qui se languissent et le procureur qui tente de faire bonne figure sur son Aventin qui ne tient qu’à un fil.

Blanquer, l’école à la renverse

Les avocats des enseignants poursuivis jouent sur du velours lorsqu’ils soulignent que l’ancien ministre, après avoir mis l’Éducation à genoux, encombre la justice avec sa vanité déplacée. Et la déclaration finale, à la barre, des deux professeurs dit tout : « Nous aimons notre métier ainsi que les élèves. Nous sommes, comme vous, Madame la présidente, les représentants de la République. Or Jean-Michel Blanquer a cassé cette République. C’est lui qui devrait être à notre place aujourd’hui. »

Dans une situation révolutionnaire, il y aurait jonction entre la magistrature et le corps professoral. Mais la France est encore dans une situation pré-révolutionnaire. On sentait bien que le jeune procureur n’habitait pas son discours trop dur, qu’il répercutait la voix de son maître en une forme de psittacisme judiciaire. Mais il était encore du côté de sa fonction, donc de l’ordre étatique.

Qu’allait faire la juge, seule donc ne pouvant se protéger derrière une décision collégiale ? Couper la poire en deux : reconnaître la culpabilité tout en minimisant la peine. Va pour 300 euros d’amende (contre les 1 000 euros requis), oublions l’idée ridicule et pour le coup humiliante d’imposer un stage de citoyenneté aux deux enseignants et veillons à ce que la condamnation ne soit pas inscrite à leur casier judiciaire – ce qui ruinerait à jamais leur carrière.

L’idée était visiblement, du côté du tribunal, d’arrêter les frais d’une telle mascarade judiciaire en s’en tenant là. Peine perdue : les deux professeurs ont annoncé qu’ils feront appel. Le tribunal correctionnel de Montargis n’aura pu que camper dans ses petits souliers au prétexte de dire le droit, tant l’injustice réactionnaire s’avère aujourd’hui en miroir de celle en cours sous le Second Empire. Et ce, dans notre VRépublique aux verticalités en fin de course, d’un bout à l’autre du territoire national.

Antoine Perraud

 

 

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