L’ébouriffante campagne de l’activiste Lumir Lapray
Revoir la méthode, contourner les partis, assumer « se faire les ongles et lire Piketty » : la campagne de la jeune Lumir Lapray se déploie à grande échelle dans la deuxième circonscription de l’Ain où elle ose tout, pour faire basculer une terre habituellement acquise à la droite.
La voiture cahote sur la route qui mène à l’exploitation de Geoffroy, éleveur d’agneaux dans l’Ain. Lumir Lapray, candidate aux législatives pour la Nupes (Nouvelle Union populaire écologique et sociale) révise ses fiches sur le siège arrière du véhicule. Pour bien faire, il faudrait tout connaître, sans donner l’air de tout savoir : les règles et défauts de la politique agricole commune, les contours de la proposition de sécurité sociale alimentaire portée par la Nupes, le nombre exact d’agriculteurs dans le département, les sigles, les labels et autres acronymes.
C’est la Confédération paysanne qui invite. Sous les arbres, quatre candidat·es de la seconde circonscription de l’Ain écoutent deux éleveurs décrire leur quotidien et celui de leurs collègues. Lumir Lapray pose une question sur l’attractivité du métier, c’est le candidat investi par LREM, Romain Daubié, maire de la ville voisine de Montluel et conseiller départemental, qui répond et déroule. Il cite le nouveau ministre Marc Fesneau en déplacement à Bruxelles, les réussites de la loi Egalim, les subventions versées par le département… Les éleveurs sourient, pas tout à fait dupes, la candidate lève les yeux au ciel.
L’interaction est à l’image de la campagne de Lumir Lapray, jeune femme de 29 ans inconnue du monde politique local, longtemps considérée comme totalement inoffensive par ses adversaires, avant qu’ils et elles ne s’affolent de la voir si présente sur le terrain : pour imposer sa voix dans un milieu d’élus, codifié et masculin, il faut jouer un autre jeu.
Tout commence à Proulieu, à quelque trente kilomètres de là. Lumir Lapray a grandi dans cette petite ville de la circonscription au cœur de la plaine de l’Ain, « idéalement situé entre Lyon et Genève », vante le site internet de la communauté de communes. On y fait pousser des céréales, surtout du maïs, longtemps des usines et aujourd’hui des entrepôts à gogo.
La fille de prof, fan de musique soul et « donc logiquement passionnée d’histoire afro-américaine », part après des études de sciences politiques effectuer un stage à Los Angeles, au sein de l’organisation syndicale Fight for $15, qui milite et obtient l’augmentation du salaire minimum de 9 à 15 dollars de l’heure aux États-Unis.
La jeune Française y découvre à la fois le community organizing (remettre des habitants « en mouvement » en partant d’un travail de terrain auprès d’une communauté, théorisé notamment par Saul Alinsky) et un combat victorieux. Le choc est immense, la méthode gravée dans sa mémoire. « C’était une organisation au cordeau, à l’américaine. S’il y a une réunion à 18 heures, et que tu as cinq minutes de retard, c’est un problème, et tout était comme ça. »
Lumir Lapray enchaîne comme collaboratrice parlementaire auprès d’un élu démocrate à Washington et travaille notamment sur un projet de loi pour faire voter la population rurale. Démocratie et ruralité, déjà. Mais la machine est lourde, lente. De retour en France, la jeune femme prend la tangente, se lance comme consultante pour des entreprises ou des ministères à Paris, milite au sein du mouvement climat avec Alternatiba ou les « gilets jaunes ». « Quand j’ai compris que même en mettant 500 000 personnes dans la rue ou en dormant pendant trois mois sur des ronds-points, cela ne changeait pas les choses, je suis revenue à mon idée de départ, changer les lois. »
Troisième bifurcation et retour dans l’Ain, en 2020, pour mettre en œuvre son grand projet : devenir députée de la deuxième circonscription, à droite depuis toujours, dans un département qui ne l’est pas moins. Lumir Lapray en est convaincue : « Pour avoir une chance de gagner, il fallait des gens à temps plein sur la campagne et partir tôt, avant tout le monde. » En janvier, soutenue par le projet Les Investies, entourée d’une équipe de salarié·es grâce à un prêt familial de 35 000 euros (qui seront complétés ensuite par une levée de fonds), elle se lance.
« Le premier mois, nous étions dans le noir, à faire du porte-à-porte alors que tout le monde se fichait des législatives, personne ne nous prenait au sérieux », raconte son compagnon Arthur, également son mandataire financier. Des jeunes du coin, comme Lola, primo-militante, s’approchent, s’essayent, pour finir par s’investir ardemment, convainquant leurs proches, leurs ami·es, leurs parents.
Plusieurs jeunes militant·es, engage·és dans la société civile via la Rencontre des justices ou La Primaire populaire, regroupent également leurs forces sur cette campagne revendiquée « citoyenne », faisant grossir méthodiquement le flot des bénévoles. « Je voulais me sentir utile, dans un lieu où on peut faire basculer les choses, et honnêtement, c’est la meilleure organisation possible », raconte Nicolas, venu de Marseille pour quelques jours, son barda sur le dos, et qui tracte à la sortie d’une école dans la ville de Neyron.
Formés aux plus récentes techniques électorales, les voilà plus d’une centaine aujourd’hui à squatter les kermesses, les halls d’immeuble, les sorties d’entrepôts ou les pas de porte, leur téléphone portable branché sur Qomon, application permettant de quadriller l’électorat dans toute la circonscription. Ils ne tractent pas, ils font la « conversation » : « Et si vous aviez une baguette magique, qu’est-ce que vous changeriez ? », « Je vous envoie un SMS dimanche pour ne pas oublier d’aller voter ? » Parfois, le dialogue s’étire, dévie, « sur le fil » estime Arthur, pour ne pas céder au « tous pourris » sans brusquer.
Certains s’en amusent – « Encore vous ? Mais je vous ai déjà vus trois fois cette semaine ! » –, d’autres rient un peu moins. « Vous n’avez pas le droit d’être sur le marché avec votre banderole », leur dit le maire de Mionnay, voyant venir de loin la petite troupe, tous portant le même T-shirt, visage de Lumir au travers du torse. À ses côtés, le candidat LREM fait ses courses ses tracts à la main.
Il n’y a pas que l’opposition qui grince des dents. Localement, cette candidate du coin, mais surgie de nulle part, a chahuté les partis de gauche. « Je ne veux pas m’encarter, assume toujours la jeune femme. Ma maison, ce sont les mouvements sociaux. » Connue du national pour son engagement dans le milieu militant du climat, elle a cependant été soutenue sans faille par le secrétaire national Julien Bayou, puis investie par EELV (Europe Écologie-Les Verts) dans le cadre de la Nupes, grillant la place d’écologistes dans des circonscriptions voisines et la politesse aux Insoumis locaux.
Surtout, Lumir Lapray serait « trop ». Trop « américaine », trop « marketée », « trop numérique » même pour être vraiment de gauche. Les Verts lui reprochent de ne pas clamer son affiliation écologiste haut et fort, alors même qu’elle siégerait dans leur groupe en cas de victoire, les Insoumis de ne pas mettre assez en avant la tête de Mélenchon sur ses affiches. L’arrivée en mars de son directeur de campagne, Samuel Grzybowski, n’arrange rien à l’affaire. Cette figure de la Primaire populaire, dont le processus et les méthodes ont dérouté puis encombré la gauche pendant toute la campagne présidentielle, renforce l’image d’une candidate contre les partis.
La candidate assume, tout en saluant l’union de la gauche et la Nupes, coalition souple où elle se sent « comme un poisson dans l’eau ». « Je suis super alignée sur ce programme, mais je ne peux pas, ici, ignorer à quel point l’écologie est vue comme un truc de bobo et où la gauche peut être repoussoir, assure Lumir Lapray. Oui nous sommes organisés, oui nous sommes beaucoup sur les réseaux sociaux, mais on ne peut promettre un Smic à 1 500 euros et la retraite à 60 ans et ne pas utiliser tous les moyens possibles pour les obtenir… Si je vais dans cette législative, ce n’est pas pour me faire plaisir, c’est pour gagner ! »
La mission semble presque impossible. L’Ain, zone périurbaine plus que rurale, où le chômage se maintient sous la barre des 5 % mais qui regorge de travailleurs pauvres, vote de moins en moins et de plus en plus vers l’extrême droite aux élections nationales.
Après deux cents entretiens avec des habitants menés fin 2021 pour affiner son projet politique pour la circonscription, Lumir Lapray en est pourtant convaincue : « Je veux, si je suis élue, que mon mandat serve à sortir de l’éternelle caricature de la périphérie contre le progressisme. Mais pour ça, nous devons trouver les bons mots pour être compris et entendus maintenant. Je rencontre des lepénistes toute la journée, la pureté militante ne m’aide en rien à les convaincre. »
Yoann Martinez a observé la candidate à l’œuvre. Le délégué syndical CGT des entrepôts Carrefour de Saint-Vulbas mène avec ses collègues une grève depuis des semaines pour réclamer une hausse des salaires afin d’affronter l’inflation. Parmi ses collègues, les propositions de la Nupes trouvent bien sûr un écho, mais l’extrême droite plaît aussi. « Lumir a répondu tout de suite présent, elle est venue sur le piquet, c’était bien joué. Les autres candidats, on ne les voit pas. »
Plus profondément, des élus locaux, proches de la gauche mais non encartés, racontent à quel point les étiquettes peuvent s’avérer encombrantes au quotidien. « Il y a beaucoup de gens ici que ça fait fuir direct ! », raconte une conseillère municipale. Tout en se désespérant, sans socle électoral, sans les moyens des organisations militantes et face à une droite qui truste les sièges dans la plupart des collectivités locales, de ne pouvoir réellement changer les choses.
« J’ai besoin d’aide, d’expertise, de formation et de gens derrière moi… Mais comment faudrait-il structurer un tel mouvement citoyen ici ? Par le haut, ou par le bas ? », demande encore cette élue. « Les gens rejettent le verticalisme, mais votent à plus de 30 % pour un Macron qui joue les petits chefs », se désole aussi le maire d’une petite commune.
Le rapport au territoire taraude pareillement Lumir Lapray, profondément marquée par la notion de « loyauté » à « la communauté », propre à l’organizing. « Si je suis élue, à qui devra aller cette loyauté ? Aux habitants, à mon groupe parlementaire, à mes idées ? » La question n’est pas que théorique puisqu’une partie de son équipe travaille déjà à l’organisation de son agenda entre Paris et l’Ain en cas de victoire et à imaginer des « contre-pouvoirs » pour secouer l’élue une fois en poste. Des méthodes déjà expérimentées, à Tours notamment après l’élection d’une liste de gauche et citoyenne aux municipales, qui a eu toutes les peines du monde à perdurer.
Une campagne législative, très centrée sur sa personne, comporte aussi un risque, celui de virer à la performance. Très inspirée par François Ruffin, qui subit régulièrement le feu de cette critique, mais surtout par Alexandria Ocasio Cortez, jeune élue du Bronx ayant réussi le tour de force de plier en deux un vieil élu démocrate en 2018, Lumir Lapray concède « qu’une incarnation sans colonne politique, cela ne mène à rien ».
Sans rien renier des enseignements de la parlementaire américaine, son idole en politique : « Comment on incarne une politique, comment on travaille la forme en même temps que le fond, comment on ne prend pas les gens pour des cons, comment on assume une forme de vulnérabilité, une humanité, qui rapproche les gens de la fonction ?, liste Lumir Lapray. Notre score dimanche validera ou non la méthode et les choix que nous avons faits. »
Son genre pourrait être le dernier écueil. « Alors jeune fille, vous allez m’écouter ! », lance le candidat du front national, Olivier Eyraud, sur le parking de la mairie de Neyron, avant de s’étonner du côté « très féminisé » des troupes autour de Lumir Lapray. « Bah oui, les jeunes femmes soutiennent les jeunes femmes » , répondent les trois bénévoles, pas démontées.
Une « miss », à « recadrer », ont ausi pu dire ses adversaires comme son propre camp. Yoann Martinez, de la CGT, est bien placé pour relever les résistances, dans une entreprise où moins de 20 % des postes sont occupés par des femmes. « Elle est jeune et c’est une femme, malheureusement je sais que certains de mes collègues vont s’arrêter à ça. »
Lumir Lapray le sait, mais pousse tous les feux, en adepte du « lipstick feminism ». « Je me maquille, je prends soin de ma tenue, j’adore aller chez l’esthéticienne, ça ne fait pas de moi une moins bonne féministe pour autant. Mais ça ne fait pas sérieux, surtout à gauche, un peu bouffonne. Mais on peut aimer se faire les ongles et lire Piketty. » Les siens, laqués de rose et de jaune, sont marqués de ces quatre lettres : v.o.t.e
(1) ... et N.B., l'on oublie Abad, le 'notable' du coin : il n'intéresse pas la journaliste, fort justement, quand on parle d'avenir ! J.P. C.
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