Désobéir à l’Europe ? Le débat Manon Aubry – Clément Beaune
Appliquer un programme justifie-t-il de s’affranchir du droit européen ? C’est l’une des controverses centrales de la campagne des législatives. Mediapart a réuni l’eurodéputée insoumise Manon Aubry et le ministre délégué aux affaires européennes Clément Beaune.
Fabien Escalona et Ludovic Lamant / Médiapart
7 juin 2022 à 12h14
Dans la terne campagne pour les législatives, c’est l’une des rares controverses qui a surnagé dans l’espace public. La désobéissance européenne, assumée par Jean-Luc Mélenchon au cours de l’élection présidentielle, est inscrite noir sur blanc dans le projet commun des gauches unies sous la bannière de la Nupes (Nouvelle Union populaire écologique et sociale).
La majorité présidentielle en tire volontiers argument dans sa stratégie de dénonciation d’un péril rouge en la personne du leader insoumis et de ses nouveaux alliés écologistes et socialistes. Les soutiens d’Emmanuel Macron savent qu’ils appuient là où ça fait mal : le terme de désobéissance, et les nuances qui l’accompagnent, ont fait l’objet de discussions serrées entre des forces de gauche historiquement divisées sur l’intégration européenne.
Au-delà des stratégies de campagne, la question de fond est cruciale : appliquer un programme validé par les urnes justifie-t-il de s’affranchir du droit européen existant ? Mediapart a réuni deux figures clés de ce débat : l’eurodéputée insoumise Manon Aubry et le ministre délégué aux affaires européennes Clément Beaune, par ailleurs candidat aux législatives dans la septième circonscription de Paris.
Mediapart : Manon Aubry, en quoi consiste cette notion de « désobéissance », forgée d’abord par les Insoumis, et pourquoi est-elle cruciale dans votre programme ?
Manon Aubry : Notre boussole, c’est la réalisation de notre programme. Or nous savons que certaines propositions sont en contradiction avec certaines règles issues du droit européen.
Prenons l’exemple du pôle public de l’énergie que nous souhaitons constituer : cela est clairement compliqué dans le cadre du droit européen sur la concurrence. Autre exemple, si vous voulez faire des cantines locales, cela entre en contradiction avec une directive de 2014 sur la passation des marchés publics. Et même si les règles budgétaires sont actuellement provisoirement suspendues, en théorie elles sont un obstacle à l’investissement social et écologique.
Nous sommes lucides et nous ne mentons pas aux gens. Notre ambition sociale et écologique entre en contradiction avec certaines dispositions identifiées au niveau européen. Donc soit on renonce à notre ambition – comme l’a fait François Hollande par le passé –, soit on dit que, quoi qu’il arrive, on appliquera notre programme et on se donne les moyens de changer les règles européennes. C’est cela que nous permet la notion de désobéissance, qui recouvre par ailleurs de nombreuses modalités.
Clément Beaune, avoir pour priorité d’appliquer son programme, cela ne relève-t-il pas du bon sens ?
Clément Beaune : Que l’on souhaite réaliser un programme validé par les urnes, c’est logique. Mais ce qui m’inquiète dans la notion de désobéissance européenne, c’est le rapport qu’elle entretient avec l’Europe, perçue sous l’angle d’une contrainte extérieure, et jamais d’un projet positif. Elle conforte l’idée de diktat bruxellois imposée par des technocrates lointains, qui contraignent les bons citoyens français. Cette idée ne vient pas que de la Nupes, c’est un grand classique de la vie politique française.
Bien sûr, quand on définit des règles en commun avec 26 partenaires, on peut avoir des désaccords sur ces règles. L’enjeu fondamental, c’est alors de changer les règles. Manon Aubry a été élue députée au Parlement européen, elle a reçu un mandat pour cela.
De ce point de vue, appréhender l’intégration européenne par l’idée de la désobéissance est dangereux. S’il ne s’agit que de quelques points problématiques, autant les lister précisément. Si c’est un discours de portée plus générale, je pense qu’on ne sait pas le cadrer, et qu’il a pour défaut de laisser penser que l’Europe est un espace non démocratique.
Manon Aubry, vous donnez de fait souvent les mêmes exemples de dossiers sur lesquels désobéir. Mais avez-vous une idée précise de l’ampleur du chantier : combien de sujets sont en jeu ?
M.A. : Je ne prétends pas faire de liste exhaustive car les règles européennes sont évolutives et continueront de l’être dans le futur. C’est pour cela que notre boussole, c’est notre programme. Par ailleurs, je peux vous donner d’autres exemples, comme celui de l’impossibilité, sans désobéir, de faire une TVA à taux zéro sur les produits de première nécessité ou sur les produits bio, à cause de la directive TVA ou encore de renationaliser le fret ou empêcher la mise en concurrence de nos lignes de TER ou de nos barrages hydroélectriques.
Mais je voudrais répondre à l’argument de Clément Beaune sur le changement des règles. Je pense justement que la désobéissance est un outil de changement des règles. L’histoire de la construction européenne n’est rien d’autre que cela. La France elle-même ne fait rien d’autre que cela. Quand elle a interdit des OGM il y a quelques années, avec une coalition d’États, cela a donné lieu par la suite à l’interdiction d’OGM dans toute l’Union européenne. Quand la France a interdit le dioxyde de titane la première en 2019, il a également été interdit plus largement par la suite.
Les règles sont modifiées parce que des États ont créé du rapport de force, quitte à désobéir. L’Espagne vient de le faire en fixant des tarifs maxima sur les prix de l’énergie et en instaurant une taxe exceptionnelle sur les « profiteurs de crise ».
C. B. : Je crois qu’il ne faut pas confondre le rapport de force et la désobéissance. Le rapport de force politique, je l’assume volontiers. Dans ma famille politique, je défends qu’il n’y a pas de contradiction entre être pro-européen et pousser à la politisation de l’Europe. En 2017, Emmanuel Macron a affirmé qu’il souhaitait une dette commune à l’échelle de l’UE, ainsi qu’un changement de la règle des 3 % de déficit budgétaire, mais il n’a pas dit « on va désobéir ». Tant mieux, car je ne sais pas où s’arrête le curseur pour nous-mêmes et pour les autres.
Au début de la crise Covid, la dette commune n’était pas une issue évidente. Pour la première fois, les Français ont rendu publique une position différente de celle des Allemands. On a été deux pays, puis neuf pays à la dire, et l’Allemagne a été obligée de bouger en raison du rapport de force politique. Sur la neutralité carbone de l’UE en 2050, nous avons également travaillé comme ça. Et peut-être ne l’a-t-on pas assez fait dans le passé.
En revanche, j’insiste sur le fait qu’on ne doit pas traiter l’Europe comme une non-démocratie. En France, vous ne dites pas « on va arrêter d’appliquer les règles françaises, dans la collectivité publique nationale, parce qu’on n’est pas d’accord avec ce que fait le Parlement français ». Alors pourquoi on traite l’Europe différemment ?
En France, ceux qui gagnent les élections appliquent leur programme. En Europe, c’est évidemment plus compliqué puisqu’on est une démocratie de démocraties : on ne décide pas tout seuls. On doit convaincre tout le monde, mais c’est indispensable et c’est même un gage d’efficacité.
Sur l’importance d’agir directement à l’échelle européenne, que répondez-vous, Manon Aubry ?
M.A. : Bien sûr que nous souhaitons que des mesures vertueuses sur le plan social et écologique soient appliquées à l’échelle des Vingt-Sept. Mais votre logique est de renvoyer à Bruxelles en attendant que les Vingt-Sept se mettent d’accord. Nous pensons plutôt qu’en montrant la voie, on peut obtenir des changements du reste des États membres.
Le gouvernement français fait par ailleurs preuve d’une grande hypocrisie lorsqu’il nous accuse de mettre en cause le cadre européen, alors que lui-même est le premier à désobéir. Les normes européennes en matière de pollution de l’air ne sont pas respectées. Les objectifs en matière d’énergie renouvelable ne sont pas atteints. Je pourrais faire une longue liste, il y a 80 procédures d’infraction contre la France, dont une vingtaine d’ordre environnemental.
La différence entre l’approche de La République en marche et la nôtre, c’est qu’on ne désobéit pas en catimini, on assume les règles auxquelles on désobéit, et on le fait pour des raisons environnementales plutôt que pour continuer de détruire la planète. Et on le fait enfin pour provoquer un changement des règles dans l’ensemble des États membres. Le débat est donc biaisé, car vous ne dites pas que vous désobéissez déjà, pour servir d’autres priorités que les nôtres à gauche.
C. B. : Ce qui me gêne, c’est que vous faites de la désobéissance un principe politique…
M.A. : Il s’agit d’une méthode, pas d’une fin en soi ! C’est très important.
C. B. : Je le note. Mais vous en faites un principe politique au sens où c’est un moyen assumé pour faire changer un certain nombre de choses. Ce n’est pas du tout pareil que d’avoir des infractions quand le droit européen n’est pas respecté. Je vais même vous dire, je me félicite que la France soit parfois sanctionnée par le juge au nom du droit européen, parce que cela veut dire que nous sommes dans un État de droit et qu’il marche.
J’assume, moi, qu’il y ait un droit européen supérieur au droit français, sinon ça ne sert à rien de poursuivre un projet européen. Y compris dans l’affaire de la protection des données, j’ai publiquement toujours défendu la règle européenne, par cohérence et respect des droits individuels.
Tout gouvernement, de quelque nationalité ou couleur politique qu’il soit, peut ne pas respecter les règles. De la même façon que dans la vie quotidienne, vous pouvez faire des excès de vitesse ou griller un feu rouge. Mais alors vous payez une amende, sans remettre en cause le Code de la route pour autant.
Bien sûr les pays sont imparfaits, comme les citoyens sont imparfaits dans leur comportement quotidien. Mais quand l’État de droit s’applique, que ce soit dans les collectivités, en France ou en Europe, on pointe du doigt ceux qui ne sont pas dans les clous, et on rentre dans les clous. Un État, comme un citoyen, est soumis à la règle. C’est très différent de revendiquer de ne pas respecter la règle qu’on ne souhaite pas voir s’appliquer. Dans ce cas, il n’y a plus de vie en collectivité.
M.A. : La différence entre ne pas respecter le feu rouge et certaines règles européennes, c’est que pour le feu rouge on n’a pas un mandat démocratique qui exige de remettre en question cette obligation ; pour les règles européennes, c’est au nom du mandat donné par les Français que nous ne respecterions pas celles qui font obstacle à l’application de notre programme.
Je me félicite, cela dit, que vous reconnaissiez que la France doive être sanctionnée pour son non-respect des normes environnementales, mais pour le coup, ces normes-là, nous entendons les respecter et même les dépasser.
Ce principe semble tout de même à géométrie variable. Des ONG veulent déposer à propos du rétablissement (illégal selon le droit européen) des contrôles aux frontières en France depuis 2015, et pour le coup le gouvernement refuse que le contentieux soit porté auprès de la Cour de justice de l’Union européenne. À l’inverse, le gouvernement français a plaidé en 2021 devant le Conseil d’État dans le cadre de l’affaire French Data Network que le droit européen ne s’applique pas.
Je retiens en tout cas que le gouvernement est prêt à désobéir pour tout un tas de raisons à des normes de progrès, là où nous, on souhaite ne pas respecter certaines règles pour créer du changement. Et cette désobéissance peut prendre différentes formes : des opt out quand c’est en cours de négociation, une dérogation obtenue (comme sur la directive TVA quand le gouvernement britannique avait obtenu un taux nul sur le thé), la mise en contradiction entre droit européen et droit international (accords de Paris, conventions de l’OIT), etc.
Vous tenez beaucoup, Manon Aubry, à vous différencier de la désobéissance telle qu’elle a été pratiquée par les gouvernements conservateurs de Pologne et de Hongrie. En même temps vous arguez de la légitimité démocratique à appliquer votre programme. Mais si chaque gouvernement fait de même, selon ses propres critères, ne risque-t-on pas un délitement de l’ordre juridique européen ?
M.A. : Ce dont on parle avec la Pologne et la Hongrie n’est pas du tout de la même nature. Il s’agit de la remise en cause de l’État de droit. Quand la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) note que les juges en Pologne ne sont plus indépendants, cela signifie que nous ne sommes plus dans un cadre démocratique au nom duquel on peut désobéir à certaines règles. Donc la méthode comme les finalités sont différentes.
Est-ce que vous pensez vraiment qu’on peut mettre au même niveau la France qui désobéirait aux règles budgétaires, ou sur la passation des marchés public, etc., et la Pologne et la Hongrie, qui remettent en cause l’État de droit ? Ce n’est pas sérieux.
C.B. : Il reste qu’avec votre notion de désobéissance, vous mélangez des choses très différentes. Les dérogations et la désobéissance, ce n’est pas du tout pareil. L’Espagne, sur le plafonnement des prix de l’énergie, a négocié juridiquement une dérogation, de la même façon que les collectivités ou les régions d’un pays obtiennent parfois des adaptations. Ce n’est pas la même chose que la désobéissance, qui est un concept sans fin.
Je ne dis pas, pour ma part, que vous êtes comme le PiS polonais [le parti de droite ultraconservatrice au pouvoir à Varsovie – ndlr]…
M A : Merci. Parce que ça a parfois été dit dans les médias…
C.B. : Pas par moi, j’ai toujours été clair sur le fait que je ne traçais pas de signe égal entre l’extrême droite, dont le PiS fait partie, et l’extrême gauche, dont je considère que la Nupes fait partie, mais je ne rentrerai pas dans ce débat.
En revanche, comment prétendre savoir où mettre le curseur de la désobéissance légitime, quand c’est nous-mêmes, forts de notre élection nationale, qui déciderions à quoi désobéir ? Le gouvernement polonais peut lui aussi avancer qu’il est issu de la volonté populaire.
Vous pouvez désobéir pour des bonnes raisons, mais comment déterminez-vous qui a des bonnes raisons ou pas ? La désobéissance pour la bonne cause, et je le dis comme un homme qui se revendique de gauche, c’est dangereux. Il faut se battre dans le cadre démocratique, et l’Europe est une démocratie.
Là, vous faites croire que l’Europe n’est pas une démocratie. Votre propre mandat sert à cela. Au Parlement européen, vous êtes censée voter des règles s’appliquant à tous les Européens. Et à une élection nationale, vous dites que vous respecterez ou pas ce que décide le Parlement européen, en fonction de vos objectifs…
Partagez-vous l’idée que l’UE est une démocratie ?
M.A. : Est-ce qu’on est une démocratie pleinement fonctionnelle quand les seuls élus directs au suffrage universel en UE, et dont je fais partie, n’ont pas le pouvoir d’initiative, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas initier de loi ? Est-ce qu’on est une démocratie aboutie quand on n’a pas le pouvoir sur la politique monétaire, qu’il n’y a pas de contrôle dessus qui puisse être mis au service d’une certaine vision de la politique économique ? Est-ce qu’on est une démocratie quand le gouvernement de l’UE, à savoir la Commission, n’est pas choisi par ceux qui ont été élus au suffrage universel ?
Je ne dis pas qu’on est dans un cadre autoritaire, mais on est dans un cadre démocratique très imparfait. Cela justifie qu’on tienne compte de la démocratie qui s’est exprimée au niveau national, avec un certain nombre de demandes politiques à la clé. Et là vous avez un conflit entre une souveraineté nationale qui s’oppose à une souveraineté européenne qui n’existe pas véritablement.
C’est une difficulté que nous résolvons en désobéissant uniquement aux règles européennes qui s’opposent à notre programme, parce qu’on ne veut pas faire voler en éclats le projet européen. Celui-là va déjà dans le mur en s’éloignant des peuples européens, en demandant par exemple la mise en concurrence de notre système de transports, ou en demandant des coupes budgétaires dans le domaine de la santé. Se donner les moyens de changer les règles européennes, c’est la seule manière pour l’UE de ne pas aller droit dans le mur comme aujourd’hui.
C.B. : Je suis très surpris, car vous vous livrez à une attaque en règle contre la démocratie européenne alors que vous avez été élue pour en être la représentante. Si l’on suit votre raisonnement, parce que le Parlement européen n’a pas de droit d’initiative, ou que la Banque centrale n’est pas assez contrôlée, c’est l’ensemble de la légitimité de l’édifice européen qui est contesté.
J’en reviens à la question écologique. Pourquoi fait-on le projet européen ? On pourrait se dire que tout cela n’est qu’une contrainte. Pourquoi s’emmerder, pour le dire de manière expéditive, à décider à 27 ? Bien sûr que nous subissons des défaites, parfois. Mais je suis convaincu qu’au total, et notamment sur la question écologique, si vous ne le faites pas à l’échelon européen, il n’y a pas d’efficacité, pas de résultats.
La neutralité carbone est un très bon exemple. Je ne peux pas vous laisser dire que nous choisissons de respecter les règles budgétaires et de désobéir aux règles environnementales. C’est faux. Nous nous sommes battus, sans désobéissance, mais en jouant sur les rapports de force, pour obtenir la neutralité carbone au niveau européen. Si nous l’avions fait seuls, au niveau français, nous serions peut-être devenus neutres en carbone un peu plus tôt, en France. Mais l’impact écologique aurait aussi été beaucoup plus faible à l’échelle de la planète.
Clément Beaune, que répondez-vous à celles et ceux qui font valoir que ces dérogations et « opt-out » permettent d’avancer vite face à l’urgence climatique, quand une réforme des traités est non seulement incertaine dans son issue, mais qu’elle prendra quoi qu’il arrive de très longues années ?
C.B. : D’abord, je me méfie de cette idée selon laquelle l’urgence justifie tout. Sinon, à ce jeu-là, les procédures judiciaires ou parlementaires, qui sont parfois affreusement longues, mais sont la marque d’une vie démocratique, deviennent aussi une perte de temps.
Et sur le fond, j’aimerais que l’on me dise précisément ce qui, face à l’urgence écologique, est empêché par les règles européennes actuelles. C’est sans doute minime.
Sortir les investissements verts du calcul du PIB : c’est une proposition sur la table depuis des années à Bruxelles, votre groupe au Parlement la soutient, mais le dossier n’a pas énormément avancé…
C.B. : Mais regardez ce qui a été fait : le plan de relance français, après la crise Covid, intègre au moins 50 % de dépenses sur la transition écologique. L’Europe l’a permis, et encouragé, comme elle l’a fait pour tous les États membres. Et aujourd’hui, ce paquet de mesures que l’on appelle « Fit for 55 » [en débat au Parlement européen cette année – ndlr] va sans doute encore donner un coup d’accélérateur en interdisant les véhicules thermiques et en mettant en place une taxe carbone aux frontières contre laquelle vos députés ont voté.
Donc en quoi l’Europe, concrètement, ralentit-elle la marche pour répondre à l’urgence écologique ? C’est un bouc émissaire trop facile. Si l’on regarde dans le détail, on doit avoir deux exemples au maximum où ce serait le cas.
M.A. : C’est la philosophie globale du droit européen et du droit de la concurrence qui est en cause. Elle consiste à considérer n’importe quelle marchandise sur le sol européen indifféremment d’où qu’elle vienne et quelle que soit la manière dont elle a été produite. Ce qui revient à favoriser une production qui, à la fois dans ses conditions de production, saccage la planète, et provient de l’autre bout de la planète…
Manon Aubry, êtes-vous d’accord pour dire que l’Europe de 2022 n’est pas aussi inflexible que celle d’après la crise financière de 2008 ? Ne serait-ce que parce que les règles budgétaires ont été suspendues en réaction à la pandémie…
M.A. : Le contexte a changé en quelques années. Pour nous, cela justifie d’autant plus de jouer sur les rapports de force. Les dernières années ont prouvé que les règles pouvaient changer, en fonction du contexte et des rapports de force. D’ailleurs, les règles budgétaires ont été violées 171 fois en 20 ans par les États européens et il y a eu zéro sanction.
C’est donc bien la preuve que la désobéissance est une pratique commune. De nouveau, l’Espagne l’a prouvé dans le dossier des prix de l’énergie. Dès l’été dernier, elle intervient unilatéralement sur le marché, puis fixe un prix maximal et annonce une taxe sur les entreprises énergéticiennes. Et, en même temps, elle négocie avec la Commission européenne.
C.B. : Mais l’Espagne n’a pas désobéi.
M.A. : Cela revient au même, elle a annoncé la réforme qu’elle voulait faire et qui ne respectait pas le droit européen, créant ainsi du rapport de force...
Dans l’hypothèse qui est la vôtre, Manon Aubry, où Jean-Luc Mélenchon devient premier ministre, Emmanuel Macron, lui, continuerait de siéger à la table du Conseil, les sommets européens… Techniquement, il pourrait contredire ce que les ministres d’un gouvernement Mélenchon défendraient à Bruxelles dans leurs réunions.
M.A. : Il le pourrait. Mais aurait-il intérêt à saper la volonté démocratique majoritaire en France, issue de l’Assemblée nationale, et de saper le travail de ministres ?
C.B. : La question qui me préoccupe n’est pas la cohabitation, je n’y crois pas – peu importe. Le sujet n’est pas franco-français. On parle de rapports de force politiques. De ce point de vue, cela commence assez mal. Tous les gouvernements sociaux-démocrates en Europe ont déjà critiqué votre discours et votre méthode. Ceux de Pedro Sánchez en Espagne, d’António Costa au Portugal, comme les sociaux-démocrates présents dans les coalitions en Italie ou en Allemagne.
La question n’est pas l’entente entre Monsieur Macron et Monsieur Mélenchon. Les questions personnelles, on s’en fiche. La question, c’est quel est votre levier politique en Europe. Un rapport de force préalable, vous en avez zéro. Moi, j’assume des tensions – c’est ce que nous avons fait avec l’ancien gouvernement allemand, dirigé par la CDU, sur la dette ou sur l’achat groupé de vaccins, et cela a souvent marché.
M.A. : Ce qui est certain, c’est que nous n’allons pas nous entendre avec la Hongrie de Viktor Orbán pour inclure le gaz et le nucléaire dans la taxonomie verte comme l’a fait Emmanuel Macron. Pas d’inquiétude, ce ne sera pas de ce côté-là que nous chercherons des alliés, mais plutôt de l’Italie, de l’Espagne ou du Portugal.
Une des choses qui a changé pour nous, si l’on dresse la comparaison avec la présidentielle et les législatives de 2017, c’est que nous sommes beaucoup plus précis dans notre approche des questions européennes. Nous avons appris collectivement, et identifié de manière plus précise les règles européennes qu’il faut modifier et la méthode pour lever ces blocages. C’est en étant précis sur cette liste-là, plutôt que d’avoir une approche par principe de la désobéissance, que nous pourrons créer des coalitions sur chacun de ces sujets.
Clément Beaune, vous avez déclaré il y a peu que l’Ukraine ne pourrait adhérer à l’UE qu’à horizon 15 ou 20 ans. Au-delà du débat sur le fond des procédures, n’avez-vous pas pris le risque d’affaiblir le camp pro-européen à Kyiv à un moment décisif ?
C.B. : Je vous réponds avec humilité. Nous parlons d’un pays en guerre. Prétendre savoir depuis Paris, quel est le bon signal à envoyer… je suis prudent. Maintenant, pour faire de la politique, il faut de la clarté. Nous avons toujours été extrêmement clairs sur le fait que notre soutien à l’Ukraine est majeur. Il y a déjà eu six paquets de sanctions contre la Russie, décidés sous présidence française de l’UE. Un soutien militaire à l’Ukraine, assumé par le budget européen. Un soutien aussi à l’accueil des réfugiés.
Concernant l’adhésion, j’ai dit que cela prendra du temps. J’aurais peut-être dû rester vague et dire « des années », mais j’ai ajouté : « potentiellement 15 à 20 ans ». Je suis favorable à ce que l’on reconnaisse le statut de candidat à l’Ukraine. Mais il faut assumer que cela prendra du temps et ouvrir la discussion, comme l’a fait le président de la République le 9 mai à Strasbourg [en parlant d’une « communauté politique européenne » – ndlr].
On peut considérer qu’il faudrait se montrer le plus ouvert possible dans un moment où les Ukrainiens vivent sous les bombes. Mais nous préparerions les tensions, les désillusions, voire les conflits de demain. Je préfère que l’on soit honnêtes. Sinon, ce qui va se passer, en pire, c’est ce que l’on a fait aux Balkans occidentaux. Cela fait 23 ans, sous une présidence française de l’UE, qu’on leur avait dit bienvenue dans la famille européenne. Nous n’avions rien défini, ni les termes de la future adhésion, ni le calendrier.
Résultat, ils sont dans une espèce de salon d’attente, avec un peu d’aides financières, avec des négociations en cours, avec des gens munis d’attachés-cases qui viennent au nom de l’Europe et demandent à transposer telle ou telle directive – ce qui est très mauvais pour l’Europe. Dans ces pays, le niveau d’adhésion à l’UE, avant même leur entrée, a baissé.
Manon Aubry, la Suède et la Finlande sont devenues candidates à entrer dans l’Otan. Les sociaux-démocrates suédois ont définitivement quitté leur position de neutralité, tandis que vos alliés de la gauche radicale finlandaise, qui sont au gouvernement, sont partagés sur le sujet. Qu’en dites-vous ?
M.A. : D’abord, sur la Finlande : une peur panique s’exprime, dans ce pays qui partage une frontière avec la Russie, et qui ne dispose de rien d’autre que l’Otan comme cadre de protection. Ces peurs existent, elles sont légitimes – je pense aussi au vote récent au Danemark favorable à rejoindre une Europe de la défense.
Pour nous, l’élément de réponse, c’est de savoir si nous sommes capables de développer un cadre de coordination alternatif, qui ne se soumet pas à l’Otan, qui pose un certain nombre de questions, par exemple la dépendance industrielle et stratégique aux États-Unis.
Pour le reste, Jean-Luc Mélenchon a déjà répondu à cette question : si l’Otan ne prend pas beaucoup de place dans le programme de la Nupes, c’est parce que nous sommes candidats pour obtenir une majorité à l’Assemblée nationale, et diriger un gouvernement. Or, l’Otan fait clairement partie des prérogatives partagées avec le président. Loin de nous l’ambition de mettre la France à feu et à sang, ou d’organiser un conflit sur l’Ukraine avec le chef de l’État. Même si notre position reste hostile à l’Otan.
Fabien Escalona et Ludovic Lamant
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