dimanche 5 juin 2022

LE SCANDALEUX "SYSTEME EXCLUANT" DU POUVOIR A L'EGARD DU DROIT AU SEJOUR : "IL STIGMATISE LES SANS-PAPIERS ALORS QU'IL LES FABRIQUENT DIRECCTEMENT" !

Le Conseil d’État retoque le « tout en ligne » pour le droit au séjour

Dans une décision rendue vendredi 3 juin, le Conseil d’État annule les textes imposant la dématérialisation des démarches en préfecture, pointant les difficultés rencontrées par les étrangers. Il impose au gouvernement de proposer des alternatives à ces usagers.

Nejma Brahim /  Médiapart

4 juin 2022 à 19h46 

 

« Pour certaines démarches particulièrement complexes et sensibles, le texte qui impose l’usage obligatoire d’un téléservice doit prévoir une solution de substitution : tel est le cas pour les demandes de titres de séjour. » C’est en ces quelques lignes que le Conseil d’État résume, dans une décision rendue vendredi 3 juin, les faillites du gouvernement en matière de dématérialisation des démarches administratives.

La plus haute juridiction administrative de France donne ainsi raison, du moins en partie, aux usagers et usagères, ainsi qu’aux associations qui pointent depuis des années les effets néfastes du « tout en ligne » pour les étrangers et étrangères en attente de titre de séjour. Une « victoire juridique et politique importante » aux yeux de Lise Faron, responsable des questions liées au droit au séjour à la Cimade, association d’aide aux étrangers.

« Le Conseil d’État est clair. Si les préfets peuvent créer des téléservices, ils ne peuvent pas les imposer aux personnes étrangères. Lorsque les téléservices sont rendus obligatoires, il doit y avoir des garanties suffisantes pour permettre un accès normal aux services publics : l’accueil et l’accompagnement, et une solution de substitution en cas de dysfontionnement des téléservices », déroule celle qui n’a cessé d’alerter sur les difficultés rencontrées par les usagers et usagers étrangers au cours des dernières années.

Des usagers étrangers devant la préfecture de Créteil, en décembre 2019. © NB
 

Au printemps 2021, des associations d’aide aux étrangers et étrangères (dont la Cimade, le Gisti et la Ligue des droits de l’homme), ainsi que le Syndicat des avocats de France (SAF), avaient saisi le Conseil d’État, après l’entrée en vigueur le 1er mai 2021 du décret du 24 mars 2021 et de l’arrêté du 27 avril, pour dénoncer les dysfonctionnements liés à la dématérialisation des démarches. Plusieurs préfectures  avaient aussi été attaquées en justice et, pour certaines, sanctionnées : les tribunaux administratifs de Rouen, de Strasbourg ou de Guyane avait par exemple donné raison aux associations.

Le gouvernement doit « compléter ses textes »

Si le Conseil d’État soutient, dans sa décision, que « l’obligation d’avoir recours à un téléservice pour l’accomplissement de démarches administratives auprès de l’État peut être instaurée par le gouvernement », il précise toutefois que « l’accès normal des usagers au service public et l’exercice effectif de leurs droits » doivent être garantis. En somme, des solutions alternatives doivent être proposées, notamment pour les étrangers, lorsque la prise de rendez-vous ou le dépôt d’un dossier en ligne s’avèrent impossibles – ce qui est trop souvent le cas.

« Le gouvernement doit compléter ses textes pour prévoir l’existence d’une telle solution de substitution. D’ici là, si un étranger ne parvient pas à déposer sa demande par le téléservice pour de tels motifs [en cas de défaillance liée à la conception ou au mode de fonctionnement du téléservice – ndlr], l’administration sera tenue, par exception, de permettre le dépôt de celle-ci selon une autre modalité », poursuit le Conseil d’État dans son communiqué.

Car dans le cas précis des demandes de titre de séjour, que la juridiction met en avant dans sa décision, la dématérialisation des démarches peut avoir de lourdes conséquences, comme le fait de perdre son emploi ou de basculer dans l’irrégularité faute de titre. Les personnes étrangères étaient déjà habituées, depuis de longues années, à devoir patienter de nuit devant les préfectures de France pour espérer obtenir un rendez-vous ou déposer un dossier, engendrant par la même des trafics de rendez-vous.

Le recours exclusif au téléservice devait permettre de fluidifier et de simplifier les démarches ; il a au contraire créé un nouveau « mur » entre l’administration et les étrangers, désormais contraints de passer des heures devant un écran d’ordinateur ou de téléphone, avec toujours le même message de service : « Il n’existe plus de plage horaire libre pour votre demande de rendez-vous. Veuillez réessayer ultérieurement. »

Comment prendre rendez-vous en ligne et jouer le jeu de la dématérialisation si les préfectures ne libèrent aucun rendez-vous, ou alors très tard dans la nuit et au compte-gouttes, rendant la vie impossible aux étrangers et étrangères qui n’aspirent qu’à vivre, étudier, travailler ou se soigner en France ?

Le message qui s'affiche sur le site de la préfecture de police de Paris, indiquant qu'aucun rendez-vous n'est disponible en ligne. © Capture d'écran / Site internet de la préfecture de police de Paris
 

Il y a bien une plateforme de contact citoyen, proposée avec l’Administration numérique pour les étrangers en France (Anef), mais celle-ci a déjà montré ses limites, selon les associations. « Les personnes en difficulté finissent par nous saisir, après des mois d’échanges avec cette plateforme, avec des informations erronées et des situations de rupture de droit pour seule réponse », affirme Lise Faron, de la Cimade.

Ou comment « fabriquer » des sans-papiers

Les files d’attente sont aujourd’hui invisibles mais existent toujours : seules les associations ou les avocats saisis savent combien les personnes étrangères peuvent pâtir de ces dysfonctionnements. Mediapart documentait comment, en pleine épidémie de Covid, des personnels soignants étrangers bataillaient pour obtenir ou renouveler leur titre, malgré la charge de travail à laquelle ils étaient confrontés (lire notre article).

« La situation a empiré. En 2019, déjà, on ne pouvait plus déposer une demande en préfecture. Cela s’est accéléré avec le Covid et le confinement, puisque la dématérialisation s’est élargie à la quasi-totalité des démarches. Aujourd’hui, on ne peut plus entrer dans une préfecture sans convocation et on est obligé de partir en contentieux pour de simples demandes de rendez-vous », déplore Me Élena de Guéroult, avocate et coresponsable de la commission étranger du SAF.

Dématérialisation du droit au séjour: des associations assignent plusieurs préfectures en justice

Pour certains, qui vont plus loin, ces obstacles pourraient être un « nouveau moyen » de réguler l’immigration : « On fait basculer des personnes en situation régulière dans l’irrégularité. Aujourd’hui, j’ai des piles de dossiers de clients qui attendent d’obtenir un rendez-vous pour un renouvellement de titre et qui vivent dans la peur de perdre leur emploi. On fabrique des sans-papiers pour faire réduire les chiffres de l’immigration », assène une avocate en droit des étrangers.

Nul doute que la longue attente imposée autrefois à l’entrée des préfectures, qui découlait directement d’un manque de moyens humains et financiers – et donc de choix politiques –, revêtait au moins un caractère dissuasif. En est-il de même avec la dématérialisation des démarches, dont s’est emparée une majorité de préfectures françaises ?

Les politiques de « dissuasion » se sont désormais étendues à des publics jusqu’ici épargnés par ces tunnels administratifs, observe Lise Faron. « C’est le cas des passeports talents, pour qui les démarches étaient simplifiées, mais qui nous saisissent aujourd’hui. J’ignore si cela relève d’une incompétence pure et dure ou d’une volonté politique. »

Ces difficultés n’empêchent pas les personnes étrangères de vouloir vivre en France. En revanche, c’est un système excluant.

Lise Faron, responsable des questions liées au droit au séjour à la Cimade

Mais les politiques de dissuasion ne fonctionnent pas, elles créent de la précarité. « Ces difficultés n’empêchent pas les personnes étrangères de vouloir vivre en France. En revanche, c’est un système excluant. Le gouvernement stigmatise les sans-papiers alors qu’il les fabrique directement, en empêchant ceux qui n’ont pas de titre de séjour d’en obtenir un, et en faisant perdre leur titre à ceux qui en ont un », poursuit-elle.

Si les associations « se félicitent » de la décision du Conseil d’État, elles appréhendent que le manque de moyens, notamment humains, ne plonge les usagers et usagères dans les mêmes déboires, encore et toujours. « Tant qu’il n’y aura pas les moyens humains correspondant aux besoins, on restera dans la même problématique. Pour que cette décision ait du sens, il faut augmenter les moyens mis en place », souligne Me de Guéroult. Reste à savoir, aussi, comment les préfectures apprécieront cette décision.

Le Conseil d’État a également rendu un avis, en réponse au tribunal administratif de Montreuil et à celui de Versailles, concernant le recours au téléservice, rendu obligatoire avant l’entrée en vigueur du décret du 24 mars 2021. « Le Conseil d’État a sanctionné les pratiques des préfectures ayant agi en ce sens, sans fondement légal. C’est une vraie satisfaction de ce point de vue. Mais on ne sait pas comment réagiront les préfectures. Il faut donc rester très vigilants face à cela », alerte l’avocate.

Nejma Brahim

 

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