jeudi 2 juin 2022

DECAZEVILLE, UNE CIRCONSCRIPTION SYMBOLE.

À Decazeville, des législatives placées sous le signe du carnage social

Depuis la fermeture de la Société aveyronnaise de métallurgie (SAM), abandonnée par son principal client, Renault, avec l’assentiment de l’État, la consternation et la colère contre le gouvernement prévalent dans le bassin de Decazeville. La gauche unie derrière un candidat ouvrier pourrait en tirer profit.

Nicolas Cheviron  /  Médiapart

1 juin 2022 à 18h05

 

Viviez-Decazeville (Aveyron).– Marie n’a pas voté à la présidentielle. Elle n’ira pas non plus déposer son bulletin dans l’urne le 12 juin pour élire le nouveau député de la deuxième circonscription de l’Aveyron. Par une froide journée de la fin du mois de novembre 2021, avec d’autres camarades, elle a brûlé sa carte électorale devant l’usine dont elle a été mise à la porte après trente-trois ans de services.

Une petite flambée qui n’a pas dû les réchauffer bien longtemps, mais qui leur semblait nécessaire pour dire leur dégoût des politiques et de leurs paroles lénifiantes, tandis que sombrait la Société aveyronnaise de métallurgie (SAM) avec 333 salarié·es à son bord. « Pour moi, de toute façon, ils se valent tous, maugrée la secrétaire. Bruno Le Maire [ministre de l’économie – ndlr] qui nous a fait de belles promesses mais n’a rien fait concrètement, Carole Delga [présidente socialiste du conseil régional d’Occitanie – ndlr] qui est arrivée après la bataille… »

En ce week-end prolongé de l’Ascension, plusieurs ex-salarié·es de la SAM profitent d’un beau soleil de fin d’après-midi pour taquiner le bouchon sur le boulodrome de Viviez, à moins de deux kilomètres de leur ancienne usine. Il y a là Gilles, 31 ans à la SAM, « dont vingt et un ans en travail de nuit », qui fustige la « nullité » de l’État et son « incapacité à écouter le bas de l’échelle », « à taper du poing sur la table et dicter ses conditions à Renault, en tant qu’actionnaire ». Ce bouliste émérite admet avoir voté pour Marine Le Pen aux deux tours de la présidentielle, parce que « c’est le ras-le-bol ».

Il y a aussi P., vingt-trois ans d’ancienneté à la logistique de l’usine, qui ne veut pas donner son nom, mais s’indigne des propositions de reclassement reçues - « un poste de boucher-charcutier, des missions à Lille, à Saint-Étienne… » – et de l’attitude de l’agent chargé de son contrat de sécurisation professionnelle (CSP), qui « ne cherche pas du travail mais est là juste pour nous fliquer ». P. ne dit pas pour qui il a voté en avril dernier, mais glisse tout de même dans la conversation que dans la région, « on est passé du vote anti-extrême droite au vote anti-Macron ».

L'usine SAM de Viviez-Decazeville a été abandonnée par ses ouvriers après 154 jours d’occupation. © Photo Nicolas Cheviron pour Mediapart
 

Au premier tour de la présidentielle, Jean-Luc Mélenchon est arrivé largement en tête dans les cinq municipalités de la communauté de communes de Decazeville – 14 100 habitant·es au total –, suivi par Marine Le Pen dans trois d’entre elles. Au deuxième tour, la candidate du Rassemblement national (RN) s’est imposée dans trois communes – Aubin, Viviez et Cransac. Une première dans ce bastion ouvrier de gauche, où la proportion de bulletins nuls et blancs a cette année atteint des records, en laissant le champ libre à l’extrême droite.

Les renoncements du gouvernement

La trajectoire de la SAM est celle d’une entreprise encore florissante au tournant du XXIsiècle, avec un carnet de commandes diversifié et quelque 650 employé·es en 2010, mais qui, du fait de choix hasardeux – une stratégie d’expansion au moment de la crise de l’automobile de 2007-2008 et une relation de plus en exclusive avec Renault – s’est rapidement retrouvée exsangue et soumise aux décisions du constructeur automobile. Le 23 novembre 2021, celui-ci signait l’arrêt de mort de son fournisseur de carters de moteurs, en refusant de soutenir un plan de reprise.

À ce moment-là, la SAM avait beau avoir passé le cap des véhicules hybrides et électriques, et disposer d’un département de recherche et de développement performant, la régie avait déjà transféré ses moules en Espagne, dans le cadre d’une stratégie plus vaste de délocalisation de ses approvisionnements. Trois jours plus tard, le tribunal de commerce de Toulouse (Haute-Garonne) prononçait la liquidation judiciaire de l’entreprise.

L’État, qui détient 15 % des actions du groupe Renault – provisionné à l’été 2020 de 5 milliards d’euros sous forme de prêt garanti (PGE) pour l’aider à passer la période de crise pandémique – s’était dit prêt, un peu plus tôt dans le mois, à injecter quelque 5,5 millions d’euros dans le plan de reprise. Pourtant, quelques semaines plus tard, il soutenait la décision du géant de l’automobile. « Il n’y a pas d’offre crédible pour la reprise de SAM, disons les choses de manière honnête et transparente », avait tranché Bruno Le Maire, le 24 novembre, sur France Info.

Dans tout le bassin de Decazeville, un même logo rappelle la solidarité des habitants avec les ouvriers de la SAM. © Photo Nicolas Cheviron pour Mediapart
 

L’histoire de la SAM ne s’est pas arrêtée là. Elle est devenue un récit de lutte, avec une occupation de l’usine pendant 154 jours pour empêcher le démantèlement des machines par les administrateurs judiciaires, jusqu’à la sortie des deux cents derniers combattants et combattantes, sous une haie d’honneur, le 25 avril. « Cela a été très dur sur le plan émotionnel, comme un deuil, une famille que tu quittes. J’ai vu beaucoup de collègues hommes pleurer, des gens que tu n’imaginerais pas, relate Ghislaine Gistau, salariée de la SAM pendant vingt-six ans, déléguée CGT qui a participé aux négociations. Mais il y a aussi une grande fierté parce qu’on a tout fait pour trouver des solutions. »

Les ouvriers et les ouvrières ont en effet déplacé des montagnes, en trouvant un repreneur potentiel et en obtenant des garanties des collectivités territoriales sur la sécurisation de l’outil de travail, condition de leur sortie de l’usine. Le candidat à la reprise s’appelle MH Industries et semble avoir les reins solides. Basée dans le Lot, cette entreprise emploie 350 salarié·es réparti·es sur six sites chacun spécialisés dans un domaine, de la fonderie de la pièce à l’usinage, du traitement de la surface à la peinture et au montage – une complémentarité lui permettant de proposer des « solutions globales » à ses clients.

Le carnet d’adresses de MH Industries dénote aussi une certaine versatilité, puisque la firme travaille avec l’aéronautique, la défense, l’industrie, le ferroviaire, l’électronique, le bâtiment… Tout le contraire de la SAM. Le patron, Matthieu Hède, « est quelqu’un qui nous a fait une bonne impression, un industriel dont la stratégie a été payante, commente Ghislaine. L’idée est de créer deux cents emplois sur six ans, en conservant une partie de la fonderie à la SAM et en y installant les autres activités de MH Industries, qui en ferait son navire amiral ».

Le retrait des services publics, le départ des entreprises

L’entreprise, déjà soutenue à hauteur de 1,2 million d’euros par la région Occitanie pour mener ses études, a jusqu’au 30 juin pour présenter une offre d’achat des équipements de la SAM. Jusqu’à cette date, la région, qui est également en négociation avec le dernier propriétaire de la SAM, le groupe chinois Jinjiang, pour le rachat des terrains et des bâtiments, finance leur location et l’électricité. La communauté de communes, elle, prend en charge le gardiennage du site.

Reste une inconnue de taille : Renault acceptera-t-il de donner, avec quelques commandes, le coup de pouce jugé nécessaire pour relancer rapidement l’activité de la fonderie ? Ghislaine veut y croire. « Nous avons tout un stock de pièces brutes et usinées, ça pourrait avoir un intérêt pour eux », dit-elle. Peut-être l’État saura-t-il, cette fois, tordre le bras au constructeur ? Le candidat Nupes (Nouvelle Union populaire écologique et sociale) sur la circonscription s’y engage. « Si je suis élu député, je ferai le maximum pour obliger Renault à lancer cette entreprise en lui fournissant un carnet de commandes », assure Laurent Alexandre, jusqu’ici étiqueté LFI, rencontré au marché de Decazeville.

Laurent Alexandre, candidat Nupes à la députation pour la deuxième circonscription de l'Aveyron. © Photo Nicolas Cheviron pour Mediapart
 

Le maire d’Aubin, commune de 3 750 habitant·es au cœur de l’ancien bassin minier, évoque aussi le retrait des services publics, la fermeture de la maternité et du centre de dialyse, le départ des entreprises. Il parle également des projets qui piétinent, comme le projet Phénix d’une usine de recyclage de batteries de voiture usagées, porté par une autre entreprise aveyronnaise, la Snam, qui devait créer 600 emplois en six ans et aurait ainsi pu absorber une partie des laissés-pour-compte de la SAM.

Mais le PDG de la Snam, Éric Nottez, a été limogé début mai par son conseil d’administration et remplacé par un dirigeant allemand, faisant craindre un arrêt du projet ou sa relocalisation hors de France. « On se bat en permanence pour conserver le peu qu’on a, même pas pour faire avancer les choses, affirme Laurent Alexandre, qui continue de travailler comme ouvrier un jour par semaine dans l’usine d’aéronautique Ratier-Figeac (Lot). Les gens ici vivent tout ça comme une injustice, ils pensent que les politiques les considèrent comme des citoyens de seconde zone. Il y a de la colère, du fatalisme. »

Fonderies françaises : « Un plan de désindustrialisation prévu, organisé et connu »

Le candidat de la Nupes veut croire en ses chances d’enlever la circonscription à La République en marche (LREM). Au cours des trois dernières décennies, celle-ci a souvent changé de bord politique. Sur les cinq communes du bassin, la victoire semble à portée de main. Les scores additionnés des quatre partis coalisés au premier tour de la présidentielle y oscillent entre 37 et 41 % des suffrages exprimés.

Face à lui, le candidat macroniste Samuel Deguara, ex-directeur adjoint de cabinet au ministère de l’agriculture, va devoir quant à lui répondre de l’inaction du gouvernement sur le dossier SAM. Celui-ci n’est d’ailleurs pas mentionné dans les tracts de campagne LREM. Reste à savoir si le candidat ouvrier réussira aussi à convaincre dans les zones plus rurales qui composent le reste de sa circonscription.

Nicolas Cheviron

 

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