Des « gens qui ne sont rien » entrent à l’Assemblée nationale
Salariés au Smic, issus des classes populaires ou moyennes, de nouveaux députés entendent insuffler quelque diversité au Palais-Bourbon et porter les combats des plus fragiles. Rachel Keke, femme de chambre, Mathilde Hignet, ouvrière agricole, ou Andy Kerbrat, tous élus avec la Nupes, livrent leurs premières impressions.
Pour elle, ce lundi devait être un jour ordinaire. La veille du second tour, Rachel Keke, 48 ans, comptait aller travailler à l’hôtel, après sa parenthèse législative, victoire ou non.
La femme de chambre de l’Ibis Batignolles, investie par la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) dans le Val-de-Marne, s’est fait connaître du grand public pour avoir tenu tête 22 mois à la multinationale Accor. Après avoir vaincu l’ex-ministre des sports Roxana Maracineanu dimanche, elle entre à l’Assemblée nationale. Et lundi, finalement, elle est restée chez elle se reposer après une campagne harassante.
Elle n’est pas la seule représentante de cette France qui gagne le Smic, ou un peu plus, à intégrer le Palais-Bourbon.
À Nantes, Andy Kerbrat (Nupes), 31 ans, s’est emmêlé les pinceaux dans son planning de congés qu’il a épuisés pour faire campagne sans prendre de jours sans solde. La veille de l’élection, il a encore travaillé dans le centre d’appels qui l’emploie.
Enfin, Mathilde Hignet (Nupes), 29 ans, est ouvrière agricole et vient de remporter le siège de la 4e circonscription d’Ille-et-Vilaine. Fille d’agriculteurs, parmi les pionniers du bio, elle travaille dans l’exploitation familiale dans une petite ville au nord de Redon, à temps partiel, pour le Smic. Afin de finir la campagne dans de bonnes conditions, elle a pris un congé sans solde.
La coalition de gauche a veillé à faire émerger ces quelques figures de la France populaire, « les gens qui ne sont rien » selon les mots d’Emmanuel Macron.
Sans surprise, le RN a opté pour une stratégie analogue puisqu’il se targue d’être le parti représentant les classes populaires et propulse, de fait, des profils également atypiques à l’Assemblée nationale.
Lisette Pollet, 54 ans, qui a travaillé dans plusieurs sociétés de nettoyage, a été élue députée de la 2e circonscription de la Drôme, à Montélimar, avec 57,12 % des suffrages exprimés – France Bleu retrace son parcours.
Dans l’Allier, à la surprise générale, Jorys Bovet, chauffeur-livreur de 29 ans, a été élu député de la 2e circonscription et sera le premier représentant de ce métier à siéger à l’Assemblée nationale, rapporte France Bleu.
En 2017, Emmanuel Macron et ses marcheurs avaient promis un renouvellement. Il a certes eu lieu, mais les nouveaux et nouvelles élues provenaient majoritairement des classes sociales supérieures : plus de 54 % étaient des cadres du privé, des dirigeants d’entreprise ou avaient des professions libérales. En revanche, aucun ouvrier n’a siégé sous la mandature précédente et les employés occupaient seulement 1 % des bancs, alors qu’ils représentent la moitié de la population active. Le parcours de Caroline Fiat (LFI), aide-soignante retournée travailler à l’hôpital durant le premier confinement, a ainsi détonné.
Le sociologue Étienne Ollion, qui a travaillé sur les député·es élu·es en 2017, rappelle le bénéfice d’une diversité sociale à l’Assemblée nationale, même s’il faut dépasser les symboles. « Cela permet d’avoir des points de vue différents, même si on n’a pas besoin d’être une femme ou d’avoir un handicap pour avoir une sensibilité aux sujets qui les touchent, affirme le chercheur (CNRS) et professeur à l’École polytechnique. Mais sans eux, il est difficile de penser que ces questions seront représentées. Quand on retire 5 euros d’APL, pour certaines familles c’est quelque chose, c’est une vraie agression. Si quelqu’un connaissant cette réalité l’avait dit, cela aurait pu être envisagé différemment. »
Auteur du livre Métier : député (Raisons d’agir), coécrit avec Julien Boelaert et Sébastien Michon, le sociologue considère qu’un profil comme celui de Rachel Keke n’avait plus droit de cité ou presque depuis trente ans. On se souvient par exemple du communiste Patrice Carvalho, seul député issu du monde ouvrier venu faire sa rentrée à l’Assemblée en bleu de travail en 1997, sous les railleries. Mais il est resté bien seul.
Étienne Ollion explique que « dans les années 50 et 60, le Parti communiste et dans une moindre mesure le Parti socialiste faisaient monter des ouvriers, qui devenaient d’abord délégués du personnel, puis régional et ainsi de suite. Ce n’étaient pas des novices en politique, ils avaient gravi des échelons. La résistance était moins importante ». La dévitalisation du PCF dans les urnes et la professionnalisation de la politique y ont mis fin.
Aujourd’hui, Rachel Keke, 48 ans, venue de Côte d’Ivoire et naturalisée en 2015, élève seule cinq enfants. Elle a réussi à gagner « 1 700 ou 1 800 » euros après son combat acharné contre le groupe Accor. Devenue une figure de la lutte sociale, elle a été sollicitée par la Nupes pour porter ses couleurs mais n’aurait jamais imaginé devenir un jour députée.
Elle a envie de représenter les classes populaires le mieux possible et pourquoi pas faire des émules. « On
fait croire aux gens que pour être député il faut avoir bac+5. Je veux
montrer que c’est faux et que ce système n’est pas éternel. L’Assemblée
nationale, c’est là que le peuple s’exprime, ce n’est pas normal qu’il
n’y ait pas d’ouvriers, pas de femmes de chambre, pas de femmes de
ménage ou d’agents de sécurité. Mais ce n’est pas grave, ma présence va
leur permettre de s’habituer aux métiers essentiels. »
Celle qui revendique « un niveau CM2 » n’appréhende pas son arrivée au Palais-Bourbon. Elle a affronté pire, même si elle s’attend à ce que des « loups » l’accueillent, et se dit prête à faire face à l’hostilité d’un monde politique dont elle n’a pas les codes, dont elle qualifie les pratiques d’« enfantines ».
Alors que d’anciens posts Facebook problématiques (relayant une affiche de campagne de Marine Le Pen en 2017 ou sur le racisme des Algériens) sont déterrés par la presse d’extrême droite, elle refuse de réagir. Ce qui importe, répond-elle, c’est de porter « le Smic à 1 500 euros ».
Sitôt élue, Rachel Keke s’est promis qu’elle irait sonder les femmes de ménage de l’Assemblée pour s’assurer de leurs bonnes conditions de travail. Un combat déjà endossé par son collègue François Ruffin.
Elle a identifié plusieurs priorités lors de son mandat : la lutte contre la vie chère d’abord. À Chevilly-Larue, pendant sa campagne, elle a entendu les plaintes de ces foyers au découvert perpétuel, qui ne partent jamais en vacances ou ne peuvent remplir un chariot. « Quand on va au magasin, on fait des courses de 200 euros mais quand on rentre à la maison, c’est comme si on avait fait des courses de 50 euros. L’huile de tournesol coûte cinq euros, ce n’est pas possible… »
Elle a aussi envie d’attirer l’attention de l’exécutif sur le « scandale » du manque de remplaçant·es dans l’éducation nationale, alors que sa propre fille n’a pas eu cours de français pendant quatre mois.
Mathilde Hignet, elle, a grandi dans une famille de quatre enfants qui n’a pas connu l’opulence, même si ses parents se sont toujours « débrouillés ». L’ouvrière agricole s’en sort notamment parce qu’elle prône une consommation raisonnée, en achetant le moins de neuf possible ou en s’approvisionnant dans le potager familial.
La nouvelle députée raconte avoir « baigné dans le milieu militant depuis petite, parce que c’était aussi du militantisme de se dire qu’on s’installe dans un modèle agricole qui n’est pas majoritaire ». Mais la suite de sa trajectoire s’est plutôt déroulée dans le monde associatif, notamment au sein du Mouvement rural de jeunesse chrétienne (MRJC), pour lequel elle assume des responsabilités locales puis départementales.
De fait, elle espère pouvoir porter des problématiques comme la précarité chez les agriculteurs et agricultrices. « Leur condition me porte beaucoup parce que je connais le métier et il y a énormément d’agriculteurs qui ne s’en sortent pas et sont au RSA. C’est inacceptable que le produit de son travail ne soit pas rémunéré au juste prix. »
D’ailleurs, après l’obtention de son bac agricole, Mathilde Hignet a fréquenté l’université dans l’espoir de devenir psychologue pour agriculteurs, choquée par le nombre élevé de suicides. Lors de ses porte-à-porte, elle a aussi été frappée de voir des personnes retraitées du coin lui dire leurs difficultés pour s’en sortir avec une pension de 1 000 euros.
Des freins à l’émergence de tels profils
Andy
Kerbrat, enfin, travaille dans un centre d’appels à Nantes. Lui n’est
pas totalement novice, puisqu’il représente les Insoumis locaux et qu’il
est syndiqué à la CGT, descendant d’une famille historiquement à
gauche, « avec des arrière-grands-parents communistes et des grands-parents socialistes ».
Pour un temps partiel en CDI, il touche 1 300 euros. S’il aurait aimé obtenir un temps plein, « cela n’existe plus dans le monde des plateformes téléphoniques… » Alors pour gonfler son salaire, il a accepté de travailler le samedi pour toucher la majoration attachée. « En termes de pouvoir d’achat individuel, c’était important. »
Il n’a pas à faire d’effort d’imagination pour connaître la vie difficile de certain·es employé·es. « Parfois je dis en rigolant que le salarié tertiaire, c’est le nouveau prolétariat. Nous, on a la logique du chiffre. Si je ne fais pas mes 30 appels dans la journée je me fais engueuler, si je prend trop de temps de pause dans la journée je me fais engueuler. » Au lendemain de sa victoire, le néo-député est allé déposer sa mise en disponibilité auprès de son employeur.
Andy Kerbrat a une pensée pour ses collègues, ainsi que pour ses électrices et électeurs. « Je me sens obligé par rapport au score [56 % au second tour – ndlr] et au fait que je viens de cette classe salariée. Là, on va entrer dans la bataille de la loi “pouvoir d’achat”, avancer les propositions de la Nupes sur le blocage des prix et le Smic. Macron souhaite s’attaquer aux effets et pas à la cause. Notre combat, ça va être de représenter la dignité des classes populaires. »
Ce fils de professeur et d’une mère salariée n’a pas brillé à l’école, confesse-t-il. Il a navigué entre différents jobs éreintants avant d’atterrir dans son emploi actuel il y a huit ans. « La garantie d’autonomie, ça me parle. »
Il vit en colocation dans une ville où le prix de l’immobilier augmente, et où il faut avoir des garants. Il aimerait bien acheter un appartement mais ses possibilités d’emprunt sont faibles. Andy Kerbrat aurait dû s’éloigner du centre-ville et utiliser la voiture pour travailler : l’entreprise n’aurait pas été rentable.
Des freins existent, relève le sociologue Étienne Ollion, pour empêcher l’émergence de tels profils, et non des moindres. La question financière, d’abord, entre en ligne de compte : avant de lancer une campagne, il faut pouvoir la financer, avancer des milliers d’euros, sans certitude de remboursement. « Même si le parti peut aider, il faut le savoir. Sans compter que contracter un emprunt quand on est un petit employé ou au chômage relève de la gageure. »
Pour financer sa campagne, Mathilde Hignet a puisé dans ses « petites économies », avant que les dons et prêts des militant·es complètent la somme nécessaire.
Andy Kerbrat n’a pas obtenu de prêt de la part de la banque, « elles sont toujours frileuses, surtout quand elles entendent “France insoumise” ». Des militants ont prêté de l’argent au candidat. « Notre grande force, c’est d’avoir ce tissu militant qui est prêt à s’engager aussi financièrement pour un camarade. »
Dès ce mois-ci, ces Français et Françaises nouvellement élues vont changer du tout au tout leur quotidien et voir leur niveau de vie bondir. L’indemnité du député s’élève à 5 679,71 euros net. Chacun·e va aussi devoir gérer des équipes. Pour rémunérer ses assistant·es parlementaires, chaque député·e dispose d’une enveloppe de 10 581 euros par mois. Les trois néo-député·es en ont conscience, mais expliquent n’y avoir pas réfléchi plus que cela.
Les candidates et candidats issus des classes populaires ou moyennes peuvent aussi ne pas se sentir compétents ni légitimes à intervenir dans les affaires de la chose publique, comme l’a montré Daniel Gaxie dans ses travaux des années 1980.
« La compétence politique est dépendante de votre position dans la hiérarchie sociale, il y a un effet de réseaux, complète Étienne Ollion. Quand vous arrivez dans un parti où tout le monde est éduqué à bac+4, ceux qui n’ont pas fait de longues études ne vont pas se sentir à leur place. Certains vont avoir des difficultés à s’exprimer en public par exemple. À l’Assemblée, tout le monde parle la même langue, le français des classes supérieures. »
Selon le sociologue, pour obtenir une assemblée plus représentative, il faut placer nos attentes au bon endroit. « Il faut assumer que ces novices apprennent à prendre la parole en public, soient aidés, et accepter que tout le monde n’est pas censé connaître la première année tous les rouages du PLFSS », le projet de loi de financement de la Sécurité sociale.
De son côté, Caroline Fiat avait dénoncé le mépris de classe dont elle avait été victime de la part de ses homologues à l’Assemblée, les macronistes l’ayant surnommée « Bac-2 ».
Rachel Keke dit ne pas appréhender le regard de ses collègues, ni leurs remarques. Elle sait qu’elle sera épaulée par d’autres député·es comme Danièle Obono ou François Ruffin. De son côté, Andy Kerbrat a hâte d’aller ferrailler à l’Assemblée. « Il faut qu’on arrive à dégager le patriarcat et qu’on arrive à changer nos modes de fonctionnement de représentation, ça va être le grand combat de ce mandat. »
Comme les autres, Mathilde Hignet n’a pas envie d’entrer dans le moule, malgré un effort. « J’ai sorti une veste de mon placard, que je portais à tous les meetings. Mais sinon, j’ai ressorti mon grand sac à dos parce que c’est plus pratique qu’un sac à main. Je ne vois pas pourquoi je changerais parce que je suis députée. Pendant la campagne, les gens n’ont pas arrêté de me dire que je parlais comme eux et que j’avais conscience du coût de la vie. »
L’ouvrière agricole se sent aussi légitime que n’importe quel·le autre député·e. Alors elle se donne le temps « d’atterrir » et de comprendre un peu mieux les codes, se rassure en se disant qu’il faut bien « commencer quelque part » et qu’elle ne sera pas seule.
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