Législatives : le retour du péril rouge
Par intérêt électoral ou conviction idéologique, nombreux sont ceux qui fustigent l’union des gauches. Un tir de barrage dont la violence rappelle de lointains épisodes, dans les années 1970 ou lors de la constitution du Front populaire.
C’est une histoire de spectres, d’épouvantails et de croquemitaines, destinée à faire trembler dans les chaumières les plus attachées à ce que l’ordre social ne soit pas trop bouleversé. Au casting de ce conte terrifiant, dans lequel une union inattendue des gauches menacerait d’entraîner notre pays dans l’abîme à l’occasion des législatives, figurent les protagonistes de la Nouvelle Union populaire, écologiste et sociale (Nupes).
Les écologistes et les socialistes, quoiqu’ils y apparaissent comme des personnages secondaires, en prennent pour leur grade. Les voilà décrits comme des opportunistes, des traîtres à leurs convictions, des fossoyeurs de l’idéal européen et des irresponsables prêts à toutes les concessions démagogiques.
Mais ces reproches ne découlent que de leur ralliement au personnage central, et donc à la cible principale du récit d’horreur déployé depuis l’extrême droite jusqu’au centre-gauche du spectre politique et médiatique : Jean-Luc Mélenchon.
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En couverture de l’hebdomadaire Le Point le 12 mai dernier, le leader Insoumis a ainsi été taxé d’« europhobie, nationalisme, charlatanisme économique » et « goût pour les dictateurs » – n’en jetez plus. Celui qui appelle l’électorat à le propulser premier ministre a également été affiché en « une » du Figaro Magazine daté du 20 mai, pour mieux illustrer « le virage extrémiste » qu’aurait pris la gauche sous sa tutelle.
Les articles phares des dossiers proposés par ces deux journaux se ressemblent d’ailleurs comme deux gouttes d’eau. Témoignant d’une passion soudaine pour l’exigence de démocratie interne dans les partis, ils fustigent la nature autoritaire de La France insoumise (LFI), derrière l’apparente désorganisation du mouvement « gazeux ».
La problématique est réelle, comme l’évoquaient les chercheurs Manuel Cervera-Marzal et Arthur Borriello dans un entretien à Mediapart. Mais en guise d’« enquête », la parole est uniquement donnée à des personnes exclues ou parties d’elles-mêmes de LFI, en particulier issues de son aile dite souverainiste, et qui n’ont pas digéré le tournant de Mélenchon quant à la dénonciation de l’islamophobie et la célébration d’un peuple « créolisé ».
Embarqué dans le train fantôme de la gauche insoumise, le lectorat du Point et du Figaro rencontre des encadrés du type « Jean-Luc Mélenchon est-il un dictateur ? ». Plus loin, le voilà édifié sur la « banqueroute » qu’entraînerait la retraite à 60 ans ainsi que les « autres folies » de son programme économique – alors que les impasses des économistes standard pourraient tout aussi bien être pointées.
Le clou du spectacle est assuré par le « vote communautaire » dont aurait bénéficié le candidat à la présidentielle (un cliché contesté par le chercheur Vincent Tiberj), après avoir dragué « les indigénistes et les islamistes » sur les conseils du député Éric Coquerel, coupable selon cette lecture d’avoir organisé des Rencontres nationales des quartiers populaires en 2018.
Loin de se cantonner à ces deux publications conservatrices, où elles s’expriment encore avec une relative tenue, de telles accusations ont été déclinées et martelées de manière massive, et parfois plus débraillée, sur les plateaux des chaînes d’info en continu où éditorialistes et responsables politiques ont rivalisé de commentaires dénigrants, ainsi que l’illustre le petit montage ci-dessous.
Certes, ce type de tir de barrage a déjà été émis contre le candidat Mélenchon, qui s’est vu plus d’une fois rappeler ses foucades, reprocher sa radicalité et renvoyer à ses sympathies bolivariennes. Les écologistes aussi ont été pris au piège de polémiques à leur désavantage. La particularité de l’offensive de ces dernières semaines réside dans le fait qu’elle concerne l’alliance de (presque) toute la gauche. Toutes ses composantes sont coupables, par nature ou par association.
Une tradition ancienne de dénigrement des gauches
Nous ne sommes pas en terre politique inconnue. Des précédents historiques d’un tel feu nourri contre une union des gauches existent. Pour autant, ils nous ramènent bien loin dans le passé. La gauche plurielle n’a pas fait l’objet, entre 1997 et 2002, de dénonciations aussi hyperboliques. Il faut dire que sous Lionel Jospin, le PS était encore le parti dominant à gauche, tandis que son partenaire communiste (le PCF) était engagé depuis deux décennies sur une pente déclinante.
La centralité de LFI dans l’alliance actuelle déchaîne des passions dont on ne retrouve des équivalents que plus en amont, lorsque l’Union soviétique existait et que le PCF était puissant ou en ascension. « Les réactions contre l’union de la gauche ont été très vives dans le cas du Front populaire et du Programme commun, confirme à Mediapart Nicolas Bué, professeur de science politique à l’université d’Artois. L’alliance avec les communistes a contribué à générer une violence verbale énorme de la part de la droite. »
En 1936, l’antifascisme qui réunit le Front populaire est en effet considéré comme un artifice appelé à déboucher sur le triomphe des collectivistes alignés sur Moscou. Y compris du côté de la droite parlementaire modérée, les alertes ne font pas dans la dentelle.
Parmi les affiches de propagande éditées depuis ce camp, l’une d’elles explique que le radical (l’élément le plus réformiste) est appelé à être mangé par le socialiste, qui sera lui-même mangé par le communiste. Conclusion : « Français, si vous voulez être mangés par les communistes, marchez et votez avec les radicaux-socialistes ! » Une autre, reproduite ci-dessous, donne à voir les trois leaders de ces partis (Herriot, Blum et Cachin) être manipulés comme des marionnettes par le pouvoir soviétique.
![](https://static.mediapart.fr/etmagine/default/files/2022/05/25/affiche-e-dite-e-par-le-centre-de-propagande-des-re-publicains-nationaux-a-loccasion-des-e-lections-de-1936.jpg)
Dans le discours actuel contre la Nupes, il est pareillement expliqué que ses éléments modérés ne sont que les idiots utiles d’une gauche liberticide. Et s’il n’est pas reproché à LFI d’être un parti de l’étranger, la question nationale est utilisée de manière contradictoire par les différents contempteurs de la Nupes, selon les secteurs de l’électorat conservateur qu’il s’agit d’effrayer.
À destination des plus européistes est brandie la « désobéissance » aux règles de l’Union européenne, qui figure dans le programme de la coalition, pour suggérer la possibilité d’une dérive autarcique. À destination des plus identitaristes, c’est le soupçon d’une complaisance avec les intégristes musulmans qui est agité, selon une rhétorique beaucoup plus droitière de « l’Anti-France », suggérant cette fois une collusion avec un ennemi intérieur.
De même, la dramatisation dont le programme de la Nupes fait l’objet rappelle les mises en garde solennelles contre les conséquences du Programme commun signé en 1972 par le PS et le PCF. Aux législatives de l’année suivante, une figure de la droite non gaulliste, Jean Lecanuet, explique ainsi qu’entre les deux tours, « les réformateurs ne doivent pas se maintenir si leur maintien aboutissait à assurer le succès de la coalition socialo-communiste ».
En 1977, un an avant la tenue d’un nouveau scrutin national, Jacques Chirac tient meeting à Marseille. « Le programme socialo-communiste est sans précédent dans l’histoire politique de l’Europe occidentale », considère-t-il, ajoutant à l’égard des socialistes qu’« aucun parti politique en Europe n’a accepté de signer un tel accord avec un parti communiste ». Et lors de la présidentielle de 1981, Valéry Giscard d’Estaing affirme que voter pour « une société socialo-communiste » reviendrait à faire « le choix du désordre, de la tristesse et du déclin ».
Les fonctions du discours anti-Nupes
Ces échos du passé ne doivent pas empêcher d’analyser les dimensions les plus contemporaines des attaques émises contre l’union des gauches sous l’égide de La France insoumise. Et d’abord en distinguant les deux tonalités dominantes dans lesquelles elles s’inscrivent.
D’un côté, en effet, le discours anti-Nupes apparaît avant tout idéologique. Il est porté par des émetteurs situés dans le pôle national-identitaire de l’espace politique. Celui-ci abrite en effet des préférences radicalement antagonistes à celles que défend l’union des gauches, en termes de rapport à l’altérité ou d’importance accordée aux enjeux écologiques. À la clôture culturelle voire ethnique, s’oppose la quête d’une mondialité démocratique et égalitaire.
Ce type de discours est, sans surprise, celui que véhiculent les membres du Rassemblement national (RN). Jordan Bardella, numéro un du parti, a ainsi qualifié la Nupes de « ZAD de toutes les idéologies les plus dangereuses », préparant « la République Traoré » (du nom d’Assa Traoré, figure de la lutte contre les violences policières et racistes). On le retrouve également à la une de l’hebdomadaire d’extrême droite Valeurs actuelles, qui titre sur « la menace islamo-gauchiste ».
S’il n’y a là aucune surprise, il faut souligner que d’autres émetteurs, davantage rangés du côté de la droite plus traditionnelle, empruntent également ce discours. Ils n’hésitent pas à ériger la Nupes, ou du moins les proches de Jean-Luc Mélenchon, comme une menace équivalente à celle de l’extrême droite. Ce faisant, ils contribuent à un confusionnisme qui aboutit à minimiser le danger de cette dernière.
C’est le cas du Point lorsqu’il qualifie le leader insoumis comme « l’autre Le Pen », ou de l’éditorialiste du Figaro Guillaume Tabard. Début mai, ce dernier suggérait qu’en termes d’alliances, « là où un interdit subsiste à droite face au RN, la digue vient de sauter à gauche face à LFI ». La phrase est typique d’un raisonnement fondé sur une symétrie erronée, qui met sur le même plan la préférence nationale, autrement dit une politique xénophobe et contraire à la Constitution républicaine, et les positionnements polémiques de la principale force de gauche, qui vise l’égalité plutôt que sa rupture institutionnalisée.
Législatives : pourquoi l’accord des gauches est historiqueD’un autre côté, le discours anti-Nupes sert un objectif stratégique. Celui-ci est surtout visible chez des émetteurs issus de la majorité présidentielle. Ici, l’enjeu de dramatiser les positionnements de la gauche est autant, voire davantage électoral qu’idéologique.
Le fait est que dans l’entre-deux-tours de la présidentielle, le président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand avait évoqué les « valeurs communes » qu’il estimait partager avec Jean-Luc Mélenchon. L’heure était au ralliement des voix de gauche contre l’hydre frontiste. Une fois ce danger écarté, le même pouvait fustiger la Nupes, que le chef de l’État renvoie à « l’extrême gauche décroissante », considérant que la gauche réformiste est déjà présente dans sa propre « grande coalition ».
À travers les attaques répétées contre la « désobéissance » européenne de la Nupes, le pouvoir cherche à mobiliser la fraction de son électorat issue du centre-gauche et galvanisée par l’idéal européen dont se prévaut Emmanuel Macron. Dans le même temps, insister sur le péril de la Nupes est une façon d’appeler l’électorat de droite à un « vote utile » en faveur de la majorité présidentielle, au lieu de disperser ses voix sur d’autres forces. Autrement dit, l’épouvantail Mélenchon représente une occasion en or d’annihiler le peu d’espace qu’il restait au parti Les Républicains (LR).
Là où le jeu est dangereux, c’est que l’étouffement de l’opposition de droite peut amener des membres de la majorité actuelle à utiliser des ressorts idéologiques typiques du bloc national-identitaire.
Emmanuel Macron en a lui-même fourni l’illustration récemment, en considérant que la Nupes porte « un projet qui choisit le communautarisme ». En l’opposant au « projet d’exclusion à l’extrême droite » de l’échiquier politique, le chef de l’État ne va pas jusqu’à dire qu’ils représentent la même dangerosité, mais le suggère en laissant croire à l’existence de deux desseins identitaires de nature différente – ce qui constitue, au passage, la thèse de la nébuleuse du Printemps républicain.
Le retour du péril rouge s’inscrit donc dans une filiation bien connue. Celle-ci trahit une peur des « possédants » vis-à-vis du camp des « partageux » et de leurs projets dispendieux, et dans certains cas l’hostilité envers une force présentée comme un ferment de désunion nationale au profit de minorités de toutes sortes. En 2022, ce ressort est utilisé avec d’autant plus de facilité que le débat public a été saturé de paniques morales frappant d’anathème les mobilisations contemporaines pour l’émancipation et la justice.
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