dimanche 6 mars 2022

"LA DEMOCRATIE RESTE UN CHOIX D'OPTIMISME POLITIQUE" : MELENCHON A L'ASSEMBLEE QUI 'TENTE DE DESSINER UN ESPACE DE NEGOCIATIONS'

Billet de blog 2 mars 2022

Mélenchon, la gauche, la Russie, l'Ukraine et la paix

Après l'intervention de Mélenchon à l'Assemblée nationale, retour sur la révision imposées par l’invasion de l’Ukraine aux analyses qui ont prévalu, à gauche et jusque dans ce blog, sur les relations entre la Russie et l’Occident.

Olivier Tonneau
Enseignant-chercheur à l'Université de Cambridge
Abonné·e de Mediapart

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La magistrale intervention de Mélenchon sur l’Ukraine à l'Assemblée Nationale a consacré un changement de perspective important. Lui qui aimait à répéter que "les Russes ne sont pas des ennemis" a dit cette fois que "le peuple Russe [qui manifeste contre la guerre] n'est pas notre ennemi. Nous, Français, ne le confondons pas avec le régime nationaliste qui est en place". C'est admettre en creux que Poutine, lui, est bien un ennemi. Comment l’invasion de l’Ukraine aurait-elle pu ne pas provoquer une révision des analyses qui ont prévalu, à gauche et jusque dans ce blog, sur les relations entre la Russie et l’Occident ?

            Les politiques d’austérité imposées par l’Union Européenne (c’est-à-dire par les gouvernements de droite Allemands et Français) lors de la crise des dettes souveraines, les manifestations violemment réprimées par des gouvernements fantoches sous tutelle de la Troika, m’ont définitivement vacciné contre les visions idéalisées d’une Europe de la paix et de la démocratie. Les guerres d’Irak, de Yougoslavie, de Libye ont depuis longtemps révélé le vrai visage de l’OTAN, bras armé des Etats-Unis, puissance aussi stupide qu’agressive et donc doublement dangereuse. Nulle illusion, donc, sur le « camp du bien » qui défendrait la liberté et la démocratie.

            De l’autre côté, la Russie, sur laquelle un récit bienveillant circule encore aujourd'hui largement. En 1990, l’URSS a reçu la promesse que l’OTAN ne s’étendrait pas vers l’Est, promesse qui ne fut pas tenue. L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN était la ligne rouge à ne pas franchir. C’est pour la préparer que les Etats-Unis ont fomenté, ou du moins soutenu, les événements du Maidan, sans que la présence de néonazis ne leur pose aucun problème. S’est formé un gouvernement dans lequel ces nazis occupaient des ministères régaliens, qui s’est acharné sur la minorité russophone du pays. Ce sont ces menées américaines qui ont contraint Vladimir Poutine à envahir la Crimée pour assurer la sécurité de la Russie et provoqué les sécessions au Donbass et à Louhansk. Les accords de Minsk devaient garantir l’autonomie de ces territoires, mais le gouvernement Ukrainien ne les a pas respectés et leur fait la guerre depuis huit ans : c’est pour mettre fin à cette guerre que Poutine a fini par envahir l’Ukraine. Cet exposé des faits est souvent conclu par ces mots : « Que pouvait-il faire d’autre ? »

            La focale sur les menées de l’OTAN dessine un horizon illusoire de résolution du conflit. Puisque la Russie ne fait que se défendre, puisqu’elle n’a d’autre motivation que d’assurer sa sécurité, il suffirait de tenir aujourd’hui les promesses faites en 1990 : promettre la neutralité de l’Ukraine, voire dissoudre l’OTAN, pour que l’armée russe se retire d’Ukraine. Mais le temps n’est pas réversible. Quand bien même les exigences de sécurité de Poutine seraient fondées, qui peut croire aujourd’hui que ses ambitions se résument à cela ? Poutine ne s’est pas fixé pour but de guerre la neutralité de l’Ukraine mais sa démilitarisation et sa dénazification. Dénazifier, c’est mettre à la tête du pays des personnes de son choix : démilitariser, c’est mettre le pays sous la tutelle de la Russie. De l’aveu même de Poutine, la guerre est donc une guerre d’annexion - de tout ou partie du pays.

            Comment s’en étonner ? Dans la version la plus niaise de l’analyse campiste, Poutine est repeint en antifasciste anti-impérialiste puisqu’il lutte contre les Etats-Unis pour sauver ses compatriotes des persécutions de néo-nazis. Il faut n’avoir rien écouté des discours panslavistes de Poutine, de son exaltation de la Grande Russie, rien suivi de la violence extrême des interventions militaires russes pour croire à de telles chimères. Que l’idéologie de Poutine s’enracine dans le sentiment d’humiliation né de l’éclatement de l’URSS ; qu’on n’en serait pas là aujourd’hui sans l’expansionnisme de l’OTAN hier ; tout cela ne change rien au fait que nous sommes aujourd’hui face à un acteur qui a ses visées propres, lesquelles ne se réduisent pas à assurer sa sécurité.

            Il me semble aujourd’hui impossible de nier l’impérialisme Poutinien – il suffit d’ailleurs d’en croire, sinon les médias, du moins les anarchistes ukrainiens, le parti de gauche Polonais Razem ou l'historien Taras Bilous, un militant de l'organisation ukrainienne Social Movement et éditeur de la revue Commons. La lecture campiste du conflit est donc contredite par la gauche des pays concernés. Ecouter les acteurs directement concernés permet de sortir de la vision intransigeante et binaire promue par les campistes, qui ne résiste pas aux enjeux concrets. Le texte des anarchistes ukrainiens revient sur les événements en Ukraine depuis le Maidan et en montre toute la complexité. Il en ressort:

                - Que la présence de nazis en Ukraine est réelle, mais que l'assimilation de la résistance ukrainienne au nazisme est un simplisme qui revient à régurgiter la propagande poutinienne.

                - Qu'il y a des nazis des deux côtés, et que la tentation de louer "le pays de Stalingrad", héritier de l'antifascisme, est un autre simplisme qui ignore totalement la mutation des concepts dans la Russie poutinienne.

                - Qu'en définitive, toutes les lignes de clivage idéologiques sont distordues, brouillées et repolarisées par l'opposition binaire entre l'Ukraine et la Russie, et deviennent inopérantes pour la caractérisation des forces en présence.

                - Que les arguments, que je lis souvent, qui justifient à un certain degré l'invasion russe au motif que le gouvernement ukrainien martyrise les "Républiques" du Donbass et de Lougansk font comme si celles-ci étaient légitimes alors qu'elles sont des créations russes artificielles. Il ne s'agit pas d'exonérer le gouvernement ukrainien de sa responsabilité dans les violences mais de comprendre que le conflit est pourri de tous les bouts.

                - Que l'Ukraine, démocratie corrompue, dominée par des oligarques, est infiniment plus vivable que la Russie de Poutine, ce qui explique que les anarchistes qui écrivent ce texte soient déterminés à défendre leur territoire contre l'invasion russe.

                - Que l'impérialisme russe est une réalité, qu'il s'exerce déjà au Kazakhstan et en Biélorussie, et que l'idée que la Russie ne fait que se défendre est irrecevable et relève de la propagande.

                - Que si, du point de vue des intérêts français, l'introduction de l'Ukraine dans l'OTAN peut nuire à l'objectif d'une pacification des relations entre grandes puissances, du point de vue des anarchistes ukrainiens le problème se pose différemment car c'est leur propre survie qui est en jeu; ils sont divisés à ce sujet.

                Pour Razem comme pour les anarchistes ukrainiens, la priorité n’est pas de lutter contre l’impérialisme occidental mais contre la menace Russe. Ils n’en savent pas moins que nous sur l’OTAN et pourtant, contraints de choisir de deux maux le moindre, ils hésitent à se placer sous sa protection. A moins d’échanger une protection contre une autre : Razem appelle de ses vœux une défense européenne capable de protéger la Pologne contre la Russie sans l’asservir à l’OTAN.

            Tout cela pose un problème, qu’il est impossible d’éluder, à la géopolitique de la France Insoumise. La France Insoumise est, à juste titre, opposée à l’OTAN, qu’elle considère comme le bras armé d’une puissance d’autant plus dangereuse qu’elle est économiquement déclinante : les Etats-Unis d’Amérique. Elle est également opposée à la création d’une Europe de la défense, et ce pour trois raisons.

            La première est, me semble-t-il, que cela permettrait le réarmement de l'Allemagne et renforcerait sa domination sur l'Union Européenne, donc l'hégémonie de l'ordolibéralisme inscrit dans les traités. La deuxième raison de refuser l'Europe de la défense est qu’elle engagerait la France, puissance nucléaire, dans tous les conflits potentiels aux frontières de l'Europe. La troisième raison s'exprimait généralement par une question : "Une Europe de la défense prépare la guerre - mais contre qui?" Le sous-entendu de cette question était que l'Europe de la défense naissait d'une volonté dissimulée de faire la guerre aux Russes. Cette thèse amalgame OTAN et UE comme le camp de la guerre contre la Russie acculée à se défendre, ce qui est aujourd'hui réfuté par les faits : quelles que soient les visées du camp occidental, la Russie a ses propres pulsions d'agression. Mais cela suffit-il à changer d’avis et à promouvoir une Europe de la défense qui instaurerait de facto une nouvelle guerre froide dont la ligne de fracture traverserait le continent européen ?

            Si l’on ne se résout pas à construire une Europe de la défense face à la Russie, que propose-t-on ? La réponse de la France Insoumise est une conférence sur les frontières sous l’égide de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE). La France y proposerait la neutralité de l’Ukraine, conformément au vote du Parlement ukrainien en 1990. Si la Russie n’avait d’autre visée que d’assurer sa sûreté, une telle proposition serait de nature à la satisfaire. Mais si, comme tout l’indique, les objectifs russes vont bien au-delà, la proposition de Mélenchon se révèle être bien en deçà de ses objectifs de guerre: se contenter de la neutralité de l'Ukraine constituerait une défaite partielle. Or comment la décider à s’y résoudre, sinon par la force ? Comment, de surcroît, l’Ukraine pourrait-elle aujourd’hui l’accepter ? Taras Bilous rappelle que l’Ukraine « a dû échanger ses armes nucléaires, sous la pression des Etats-Unis et de la Russie, contre un morceau de papier (le Mémorandum de Budapest) que Poutine a piétiné définitivement en 2014 » ; peut-on vraiment exiger de l’Ukraine qu’elle se fie à la parole de Poutine ?

            Toute la difficulté de la position de Mélenchon se niche dans une phrase de son discours à l’Assemblée Nationale : « Il faut contraindre à la négociation ». Sur RTL, Elizabeth Martichoux demandait à Adrien Quatenens s’il n’était pas nécessaire d’établir un rapport de force pour arriver à la négociation, à quoi celui-ci répondait : « Oui, un rapport de force diplomatique ». Mais cette réponse laisse perplexe. La diplomatie peut-elle se concevoir hors toute référence à la puissance ? De prime abord, il semble donc difficile d’échapper à la conclusion suivante : la Russie étant une puissance agressive, prête à user de la force pour arriver à ses fins, il faut d’abord lui opposer la force pour la contraindre à négocier. Mais cet argument s’effondre de lui-même dès lors qu’on admet que faire la guerre à la Russie est impossible. Impossible parce que c’est une puissance nucléaire et que nul ne sait si l’escalade ne mènerait pas au pire. De ce point de vue, la « stratégie du fou » de Poutine a parfaitement fonctionné : personne ne peut jurer qu’il n’usera pas de l’arme atomique.

            Mélenchon a raison de dire que l’Union Européenne a déjà mis le doigt dans l’engrenage en fournissant du matériel de guerre. Ce sont les opinions nationales européennes qui sont ménagées par le fait de ne pas envoyer de soldat ; mais envoyer des fusils, c’est déjà entrer en lice. Que se passera-t-il si Poutine bombarde un convoi d’armes européen ? Il a également raison de dire que les sanctions économiques (hormis celles qui visent directement les oligarques) ne font qu’intensifier une autre guerre, économique celle-ci, entre l’Occident d’une part, la Chine et la Russie d’autre part.

            Plus on résiste à Poutine et plus on a de chance que la négociation qui finira bien par arriver sera favorable à l’Ukraine, mais plus on s’engage dans une escalade militaire dont les conséquences peuvent être incalculables. Moins on résiste à Poutine et moins on risque la guerre mondiale, mais plus on se met en position défavorable pour négocier avec lui – il ne lâchera pas facilement les avantages acquis par la guerre. Un choix est donc fait : celui de placer la paix mondiale au-dessus de la liberté de l’Ukraine. Admettre qu’une partition de l’Ukraine, voire sa mise sous tutelle russe, sont de moindres maux qu’une guerre nucléaire. C’est une conclusion atroce, qu’on ose à peine formuler aux anarchistes ukrainiens, à Razem et à Taras Bilous. Lors de son intervention à l'Assemblée Nationale, Mélenchon introduisait l'affirmation qu'il n'y a d'autre chemin que diplomatique par la concessive: "Si frustrant que cela soit".

            En définitive, c'est peut-être ailleurs qu'en Europe ou aux Etats-Unis qu'il faut chercher de minces motifs d'espoir. Au premier chef,  dans la résistance des Ukrainiens, qui chaque jour augmente le coût de la guerre pour Poutine, tant en termes militaires et financiers qu’en terme de légitimité politique, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur. La prise du Donbass en 2014 avait un soutien populaire, l’invasion actuelle n’en a pas. Une guerre contre un pays où beaucoup ont des amis et de la famille est la dernière chose dont ils ont besoin. Alors que les corps de soldats reviendront au pays, l’opposition ne pourra qu’augmenter. Poutine n’aura de choix pour étouffer le mécontentement que de renforcer l’Etat policier, sans la carotte de cours bas du pétrole dont il avait bénéficié au cours des années 2000. Certains disent que la société russe s’apprête à entrer dans une ère de stagnation réminiscente du Brejnévisme après la guerre de l’Afghanistan.

            Adossée à ces considérations, la conférence sur les nations proposée par Mélenchon prend du sens. Il est fort peu probable qu'en faire la proposition suffirait à obtenir un cessez-le-feu. Il faut cependant activer tout ce qui peut favoriser l'isolement de Poutine y compris dans son propre pays. Un refus de Poutine de participer à une conférence visant à assurer la paix en Europe serait certainement très mal vécu par la population russe qui ne veut pas de la guerre. Elle préparerait, à l’horizon de la défaite de Poutine, un espace de négociation entre les peuples qui permettra à nouveau de substituer la voix de la raison à celle de la force – en espérant que cette défaite n’advienne pas après des années de calvaire pour les ukrainiens. C’est cet espace de négociations que Mélenchon tente de dessiner. Maigre perspective, mais qui vaut mieux que tous les enthousiasmes des pyromanes qui cèdent à la tentation guerrière.

            "La démocratie reste un choix d'optimisme politique", affirmait Mélenchon en conclusion de son intervention, à quoi il aurait pu ajouter avec Gramsci que cet optimisme n'efface pas le pessimisme de la raison.

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