Les illusions perdues d’Emmanuel Macron avec Vladimir Poutine
Le président français a longtemps misé sur sa « relation privilégiée » avec son homologue russe pour obtenir des avancées diplomatiques, parfois même sans consulter ses partenaires européens. Mais lorsque les deux hommes se sont retrouvés à Moscou, début février, tout avait changé. À commencer par le chef du Kremlin.
24 février 2022 à 19h56
Une déclaration de quelques minutes, avec en arrière-fond les drapeaux français, européen et ukrainien. Jeudi 24 février, quelques heures après l’offensive militaire de la Russie contre l’Ukraine, Emmanuel Macron s’est exprimé face caméra, avec une solennité non feinte. La guerre « est là et nous sommes prêts », a-t-il indiqué, avant d’ajouter : « Nous répondrons sans faiblesse avec sang froid, détermination et unité. » De nouvelles décisions sont attendues dans les prochaines 24 heures, au sortir d’un G7, d’un Conseil européen et d’un sommet de l’Otan.
Le président de la République n’a pas caché ni surjoué son inquiétude : « Les événements de cette nuit sont un tournant dans l’histoire de l’Europe et de notre pays. Ils auront des conséquences durables, profondes sur nos vies », a-t-il affirmé, appelant le pays tout entier à l’unité, « en ces heures troubles où renaissent les fantômes du passé et où les manipulations seront nombreuses ». Des mots qui s’inscrivent dans un débat public national obnubilé par l’élection présidentielle, où plusieurs de ses adversaires politiques l’ont accusé d’en faire trop.
« J’ai vu passer des photos d’Emmanuel Macron pas rasé, la tête entre les mains, tout ça est très artistique, mais ce n’est pas sérieux de faire de la communication sur ces sujets-là », avait notamment déclaré Marine Le Pen, le 22 février, en référence à cette série de clichés. La candidate du Rassemblement national (RN) estimait alors que le chef de l’État « se servait de cette séquence diplomatie pour appuyer une entrée en campagne » ou, dit autrement par la candidate Les Républicains (LR) Valérie Pécresse, qu’il « instrumentalisait une cause internationale à des fins électorales ».
Jeudi, l’invasion de l’Ukraine a été unanimement condamnée par les candidat·es à la présidentielle, sans autres considérations électoralistes. Les critiques sur « la naïveté », « la communication » ou « l’aventure personnelle » du chef de l’État, formulées les jours précédents, ont passablement agacé l’Élysée, qui n’a eu de cesse de rappeler le caractère collégial de l’action française. « Ces efforts de diplomatie ont été collectifs », indiquait encore l’entourage d’Emmanuel Macron, mercredi soir. « La leçon a été retenue », explique Sylvie Bermann, ancienne ambassadrice de France en Russie, en référence à la visite de Vladimir Poutine au Fort de Brégançon, en août 2019.
Car si le président de la République a multiplié les
consultations au cours des dernières semaines, cela n’a pas toujours été
le cas. Le fameux épisode de Brégançon, qui lui avait permis de
s’imposer comme « l’un des rares interlocuteurs » du chef du
Kremlin, avait en effet irrité plusieurs partenaires européens, à
commencer par les Allemands, raconte l’ex-diplomate. À ce moment-là, « il s’est fourvoyé, tranche Michel Eltchaninoff, philosophe et auteur du livre Dans la tête de Vladimir Poutine (Actes Sud). Il
a cru pouvoir entretenir une relation privilégiée avec Vladimir Poutine
sans forcément tenir informés ses partenaires européens ».
« Le péché originel, c’était Brégançon, indique aussi Marie Dumoulin, directrice du programme Europe élargie au sein du Conseil européen des relations étrangères (EFCR). Il y a peut-être eu une part d’illusion dans la manière dont Emmanuel Macron a abordé Vladimir Poutine. » Une part d’illusion mais aucune naïveté, précise l’ancienne diplomate, qui rappelle que le chef de l’État fut l’une des principales victimes des tentatives d’ingérence russe pendant la campagne de 2017. À son arrivée au pouvoir, « il n’était pas spontanément “poutinophile”, mais il a essayé d’établir une relation personnelle avec Vladimir Poutine pour obtenir des résultats diplomatiques », dit-elle.
Pendant deux ans, la méthode a d’ailleurs fonctionné, selon Sylvie Bermann, en poste à Moscou jusqu’en décembre 2019. « Emmanuel Macron et Vladimir Poutine avaient entretenu une relation de travail et d’estime réciproque, assure-t-elle. Ils ont toujours eu des discussions de fond. » « À l’époque, Emmanuel Macron pense qu’il peut débloquer les choses par son contact, analyse Jean-Robert Raviot, professeur de civilisation russe et soviétique à l’université de Nanterre. Mais cette fois, il a été rattrapé par la réalité. Il a compris que la France ne pesait rien. »
« Il y a une naïveté française à penser que Moscou nous considère autrement que comme un coin à enfoncer avec les États-Unis, mais ce n’est pas propre à Emmanuel Macron », complète Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques et spécialiste en relations internationales. En revanche, ajoute Michel Duclos, ancien ambassadeur et conseiller spécial à l’Institut Montaigne, le président de la République a sans doute « surestimé » son pouvoir de persuasion – pour ne pas dire de séduction – sur Vladimir Poutine.
C’est aussi le sentiment que relatait récemment la première ministre estonienne, Kajas Kallas, dans les colonnes du Financial Times : « J’ai l’impression qu’il a envie d’être le héros qui résout cette affaire, mais je ne pense pas qu’elle puisse être résolue de cette façon », affirmait-elle. C’est d’ailleurs fort de cette conviction, mais aussi des nombreux échanges qu’il avait pris soin d’avoir en amont avec le président américain Joe Biden, les dirigeant·es de l’Union européenne et le premier ministre britannique Boris Johnson, qu’Emmanuel Macron s’est rendu à Moscou et à Kiev début février.
Le président de la République avait de quoi se rassurer. « Je t’attends, je veux avoir une conversation de substance. Je veux aller au fond des choses avec toi, tu es un interlocuteur de qualité », lui aurait lancé son homologue russe au téléphone avant son arrivée, selon des propos rapportés à l’époque par l’Élysée. Mais une fois sur place, l’ambiance s’est glacée. Et l’entretien des deux hommes, pendant près de six heures, autour d’une table interminable, a douché les illusions de Paris.
Ce jour-là, de son aveu même, le chef de l’État n’a pas reconnu le Vladimir Poutine qu’il avait quitté fin 2019. « Il a trouvé au Kremlin un Poutine qui était à la fois plus raide, plus isolé et qui, au fond, était parti dans une sorte de dérive idéologique », racontait l’Élysée le 21 février, peu après le discours du président russe reconnaissant l’indépendance des séparatistes prorusses d’Ukraine. « Après Brégançon, Emmanuel Macron était resté sur l’impression de quelqu’un qu’il pouvait convaincre, affirme Michel Duclos. Là, il a effectivement trouvé un autre Poutine. »
De l’avis de tous nos interlocuteurs, le chef du Kremlin s’est beaucoup isolé du reste du monde depuis deux ans. « Il ne veut pas qu’on l’approche, il a une peur bleue du Covid », témoigne un diplomate. « Il a moins voyagé, il a limité ses contacts avec l’extérieur », confirme Marie Desmoulin, directrice du programme Europe élargie au sein de l’EFCR, qui a toutefois reconnu dans son discours de lundi « beaucoup de choses qui caractérisent sa relation avec les Occidentaux ». « Quand je regarde Poutine, je vois un homme très différent de celui que j’ai connu, indique encore Sylvie Bermann. Tout le monde a été pris par surprise. »
L’offensive russe en UkraineVoyant l’évolution du personnage, et connaissant les précédents – en 2014, l’ex-chancelière allemande Angela Merkel estimait déjà que le président russe avait perdu « tout contact avec la réalité » –, Emmanuel Macron s’est-il trop avancé d’abord en déclarant avoir convenu avec Vladimir Poutine de la « nécessité d’une désescalade », puis en annonçant avoir arraché un sommet entre celui-ci et Joe Biden ? « Quand quelqu’un vous ment et parle de textes de paix, il est difficile d’imaginer qu’il est en train de préparer la guerre », nuance l’ancienne ambassadrice de France en Russie.
« Emmanuel Macron a peut-être sous-estimé la difficulté du personnage, indique Marie Desmoulin. Son pari a échoué, mais il était nécessaire. » De l’avis de plusieurs diplomates, il fallait absolument aller au bout des possibilités de dialogue avec le chef du Kremlin. Ne serait-ce que pour éviter que ce dernier puisse expliquer qu’il en était arrivé là par la seule faute des Occidentaux. « Nous sommes allés au bout du chemin que nous pouvions parcourir », indiquait l’Élysée, le 21 février.
Contrairement aux critiques formulées par certaines oppositions françaises, les diplomates et spécialistes interrogé·es par Mediapart estiment toutes et tous qu’« Emmanuel Macron a fait le job », pour reprendre les mots de Michel Duclos. « On a tendance en France à voir toute tentative diplomatique comme un “coup”, comme s’il s’agissait d’une initiative personnelle, note Frédéric Charillon. Or Emmanuel Macron préside l’Union européenne : il aurait été totalement impensable de ne pas tenter une négociation avec Moscou. Elle a échoué. Faut-il blâmer le président de n’avoir pu stopper Poutine, ou Poutine, de n’avoir pas respecté les tentatives de dialogue ? »
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