Contre la « zemmourisation » du débat public, vive la presse libre !
Plus de 50 médias indépendants ont lancé un appel aux citoyens pour leur demander de soutenir la presse libre. Face aux médias dominants, dont ceux du milliardaire Bolloré, l’initiative constitue un formidable sursaut démocratique qui ne doit pas rester sans lendemain.
Dans l’actualité de la presse, on ne peut pas dire que les nouvelles soient souvent réjouissantes. C’est même presque tout le temps l’inverse : il ne se passe quasiment plus un jour sans qu’un journal ne soit croqué par un milliardaire ; ou qu’une censure ne soit mise en œuvre ; ou alors, sans que l’un de ces journaux tombés entre les mains des puissances d’argent n’alimente le climat de haine xénophobe ou raciste qui menace la France, au profit de l’extrême droite.
La presse, qui est l’un des ressorts majeurs de la démocratie et la garante du droit de savoir des citoyens, est chaque jour plus malmenée, piétinée ou manipulée. Et, du même coup, c’est la démocratie elle-même qui en est de plus en plus étouffée.
Alors pour une fois que dans cette actualité détestable, on dispose enfin d’une bonne nouvelle, il ne faut pas manquer de la saluer et de s’en réjouir. Car c’est bel et bien une nouvelle exceptionnelle que cet appel lancé par 45 médias indépendants – et maintenant soutenus par plus de 50 d’entre eux – à destination des citoyens, pour les inviter à lire la presse libre.

Cet appel, intitulé « Ouvrez les fenêtres, lisez la presse indépendante », on peut le lire dans sa version intégrale ici sur le site du Fonds pour une presse libre (FPL), ou bien là sur le blog du FPL sur Mediapart.
La nouvelle est exceptionnelle d’abord à cause de la gravité des événements que la France traverse aujourd’hui. Depuis les quinquennats de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande, nous avons en effet vécu une accélération de la double normalisation, économique et éditoriale de la presse, au travers du rachat en cascade d’innombrables titres de la presse nationale et régionale par des milliardaires, dans des logiques d’influence ou de connivence.
Rachat du Monde, de L’Obs, des titres de France-Antilles, de Nice-Matin, et peut-être bientôt de La Provence par Xavier Niel et ses associés ; rachat par Patrick Drahi de BFMTV, du groupe L’Express ou encore de Libération – avant qu’il ne se déleste de ce quotidien le jour où il ne lui sert plus à rien dans ses tractations avec le pouvoir ; rachat par Bernard Arnault des Échos puis du Parisien ; prise de contrôle de Canal+ puis de I-Télé, vite transformée en CNews par Vincent Bolloré ; prise de contrôle par le même Vincent Bolloré du Journal du dimanche, de Paris-Match et d’Europe 1 : la chronique de la mise au pas de la presse et des médias est interminable et désespérante.
Et, à chaque opération, on en a constaté les conséquences funestes sur le droit de savoir des citoyens. Censures, licenciements de journalistes, nominations d’obligés aux postes à responsabilité, climat généralisé d’autocensure : au fil des années, Mediapart a chroniqué cette opération de prédation sur la liberté de la presse.
Mais voici qu’après cette opération de main basse sur l’information, un nouveau coup de force est, par surcroît, en cours. Défendant des idées de droite radicale, le même Vincent Bolloré a mis ses chaînes de télévision, et tout particulièrement CNews, au service de son subordonné, Éric Zemmour, probable candidat d’extrême droite à l’élection présidentielle, dans un climat qui fait penser à l’asservissement de la presse au début des années 1930.
Dans la concurrence délétère que se livrent les chaînes d’info en continu, c’est donc depuis de longues semaines un déferlement de haine qui, partant de la chaîne du milliardaire, se propage sur toute une partie du paysage audiovisuel, alimenté aussi par des sondages qui arrivent à point nommé, pour nourrir ce buzz incessant d’une presse audiovisuelle faisandée.
Tout cela pour essayer de peser sur le débat public, pour le pourrir, pour pousser à la guerre civile et, en fin de compte, pour essayer de promouvoir une candidature d’extrême droite à la présidentielle.
Que des médias indépendants se rassemblent pour inviter les citoyens à sortir du climat glauque dans lequel on voudrait les enfermer constitue évidemment un formidable bol d’air frais démocratique.
« Ouvrez les fenêtres », proclame en titre cet appel. On ne saurait mieux dire. Il y a quelque chose de pourri dans le climat politique que ces chaînes d’info en continu s’appliquent à installer. Et cette invitation à lire une presse qui refuse cet agenda conduisant à une catastrophe démocratique, qui ne serine pas en boucle le prêt-à-penser néolibéral, qui enquête pour révéler aux citoyens ce qu’on veut leur cacher, qui invite à réfléchir à un autre avenir, est évidemment salubre.
Il faut donc lire et faire lire ce que dit cet appel, qui est une invitation à un sursaut démocratique : « Une information libre et pluraliste est la condition de la démocratie. Elle est aujourd’hui menacée par un système médiatique dominant qui vient de nous infliger deux mois de “zemmourisation” du débat public et un agenda informatif médiocre, pour ne pas dire plus. Elle est menacée avec la mise à genoux du journalisme par Vincent Bolloré. L’homme d’affaires a décidé de mettre son immense groupe de presse au service d’un polémiste xénophobe et misogyne, condamné à deux reprises pour provocation à la haine raciale. Elle est menacée par une concentration sans précédent des grands médias aux mains d’une petite dizaine de grandes fortunes qui recherchent ainsi protection et influence et, trop souvent, imposent leur agenda idéologique. »
Et plus loin, l’appel ajoute : « À la Libération, Hubert-Beuve Méry, fondateur du journal Le Monde, dénonçait la “presse d’industrie”, cette presse de l’entre-deux-guerres tenue par des industriels et qui allait sombrer dans la collaboration. “Il y a une chance d’éviter pour l’avenir les pourritures que j’ai vues dans le passé”, disait-il alors. “Une société qui supporte d’être distraite par une presse déshonorée court à l’esclavage”, écrivait Albert Camus. Il y a une chance d’éviter l’actuel affaissement du débat public. D’éviter l’engloutissement du journalisme sous les polémiques nauséabondes, les post-vérités, les intérêts politiciens et/ou mercantiles. Cette chance est la presse indépendante. Dans leur diversité, ces médias indépendants vous proposent ce que le rouleau compresseur des médias dominants écrase ou minore, ignore ou discrédite. Les questions sociales, de l’égalité femmes-hommes, des mobilisations antiracistes, du travail, les nouvelles luttes et dynamiques qui traversent la société, les enjeux environnementaux, l’urgence climatique, les nouveaux modes de vie. »
Si cet appel revêt une aussi grande importance, c’est aussi parce que c’est la première fois qu’autant de médias, aussi différents les uns des autres, et dans le lot beaucoup de jeunes médias qui se sont créés en réaction au naufrage actuel de la presse, se fédèrent pour défendre ensemble les valeurs de l’information libre et indépendante.
Au cours des années passées, Mediapart a fréquemment cherché à organiser des ripostes unitaires. Avec Reporters sans frontières, en novembre 2008, nous avons par exemple lancé « l’appel de la Colline », pour défendre la presse libre et indépendante. Quand, de son vivant, Bernard Tapie a mis la main sur le quotidien La Provence, Mediapart a aussi cherché à fédérer toutes les énergies disponibles dans la région sur ce mot d’ordre : « Libérons la presse ! ».
Et à cette liste, il faudrait encore ajouter de nombreuses autres initiatives. Par exemple, cette soirée organisée en janvier 2009, dans le prolongement de « l’appel des Six » (Mediapart, Rue89, Le Nouvel Observateur, Marianne, Les Inrockuptibles, Charlie Hebdo), pour défendre la presse libre.
Mais l’appel qui est lancé aujourd’hui a une ampleur qui dépasse toutes les initiatives antérieures. À cela, il y a une explication qui coule de source : le matraquage infernal organisé par les instituts de sondage et les chaînes d’info en continu a suscité dans le pays une exaspération formidable. Et ce texte unitaire en est le prolongement.
Voici donc la bonne nouvelle : d’innombrables médias, de Mediapart jusqu’à Politis, en passant par Alternatives économiques, Basta!, Bondy Blog, le Ravi, Marsactu, Regards, et bien d’autres encore, ainsi que le Fonds pour une presse libre (FPL) – on trouvera la liste intégrale en bas de l’appel – ont décidé pour la toute première fois de faire cause commune pour défendre ce bien commun qu’est une information libre et indépendante.
Cette coopération est d’autant plus précieuse qu’aux ravages de la presse sous influence, il n’y a, pour l’heure, aucun garde-fou. Du côté de la puissance publique, c’est même strictement l’inverse : elle veille jalousement à ce que les puissances d’argent gardent le contrôle des médias les plus importants.
L’appel le souligne, et il a mille fois raison : « Cette information libre et pluraliste est aussi mise en danger par un système d’aides publiques aux médias dénoncé depuis des années comme inefficace et inégalitaire. Pourquoi ? Parce que dix grands groupes en sont les principaux bénéficiaires et cette distorsion de concurrence menace directement le pluralisme. »
Mais, plus généralement, que fait le pouvoir face aux menaces que fait peser sur la liberté de la presse l’irruption de la « télévision Bolloré » ? Loin d’endiguer cette menace, il favorise une autre concentration, menaçant le pluralisme de la presse : une prise de contrôle de M6 par TF1.
C’est dire que face à toutes ces menaces, il y a une urgence, défendre cette jeune presse indépendante qui prend son essor, comme le souligne l’appel : « Dans les régions, ce sont des titres indépendants qui viennent bousculer par leurs enquêtes une presse régionale souvent en situation de monopole et dépendante des pouvoirs locaux. À l’échelle internationale, ils décryptent l’actualité de l’Europe, enquêtent sur ses institutions, éclairent les nouveaux enjeux du monde. Avec de faibles moyens financiers, cette presse indépendante enquête, raconte, innove, débat. Il est urgent de la soutenir face aux offensives des puissances d’argent. Il faut la soutenir face à l’inaction et au silence inquiétants des pouvoirs publics en réaffirmant que l’information n’est pas une marchandise comme les autres. »
Il y a donc quelque chose de salutaire dans cet appel invitant les citoyens à lire la presse indépendante. Salutaire et prometteur, car si un premier appel a été possible, d’autres initiatives pourront suivre. C’est ce qu’il faut espérer : contre le pourrissement du débat public par les TV-Zemmour, il faudra d’autres initiatives publiques, encore plus fortes, pour défendre l’impérieuse nécessité d’une presse pluraliste et indépendante. Cet appel réussi est une invitation à prendre d’autres initiatives, plus spectaculaires, plus fédératrices, pour imposer un autre agenda démocratique que celui voulu par les puissances d’argent.
Qu’il me soit permis d’ajouter une ultime remarque. Le cofondateur de Mediapart que je suis est naturellement fier que le Fonds pour une presse libre (FPL) soit partie prenante de cet appel des médias indépendants et y joue un rôle de premier plan. Disposant d’une gouvernance qui assure sa totale indépendance, il agit désormais pour le bien commun : aider ou financer tous les projets de presse indépendante qui voient le jour dans notre pays.
Il contribue, en somme, à ce sursaut démocratique auquel cet appel des médias indépendants invite : comme à l’époque de la Libération, il faut refonder la presse, pour qu’elle soit au service des citoyens. Car il ne faut jamais l’oublier : face aux milliardaires, l’argent, c’est le nerf de la guerre. Il faut que la jeune presse libre et indépendante trouve des financements pour parvenir à exister et à se développer. C’est la raison d’être du FPL.
Comme on l’a vu, l’appel des médias indépendants cite Albert Camus qui, dans ses fonctions de rédacteur en chef et d’éditorialiste de Combat entre août 1944 et juin 1947, défend inlassablement les valeurs d’indépendance.
Comme en réaction aux temps glauques que l’on vit aujourd’hui, on ressent en effet l’envie de retrouver de l’espoir dans les fortes convictions qu’il défendait alors. Le 31 août 1944, il explique ainsi pourquoi la presse corrompue d’avant-guerre a versé sans scrupule dans la collaboration : « L’appétit de l’argent et l’indifférence aux choses de la grandeur avaient opéré en même temps pour donner à la France une presse qui, à de rares exceptions près, n’avait d’autre but que de grandir la puissance de quelques-uns et d’autre effet que d’avilir la moralité de tous. Il n’a donc pas été difficile à cette presse de devenir ce qu’elle a été de 1940 à 1944, c’est-à-dire la honte du pays. »
Et il poursuit cet éditorial, avec ces mots formidables, qui devraient frapper au fronton de tous les journaux épris de liberté : « Notre désir, d’autant plus profond qu’il était souvent muet, était de libérer les journaux de l’argent et de leur donner un ton et une vérité qui mettent le public à la hauteur de ce qu’il y a de meilleur en lui. Nous pensions alors qu’un pays vaut souvent ce que vaut sa presse. Et s’il est vrai que les journaux sont la voix d’une Nation, nous étions décidés, à notre place et pour notre faible part, à élever ce pays en élevant son langage. »
Le 1er septembre 1944, il revient à la charge : « Toute réforme morale de la presse serait vaine si elle ne s’accompagnait pas de mesures politiques propres à garantir aux journaux une indépendance réelle vis-à-vis du capital. Mais inversement, la réforme politique n’aurait aucun sens si elle ne s’inspirait pas d’une profonde mise en question du journalisme par les journalistes eux-mêmes. Ici comme ailleurs, il y a interdépendance de la politique et de la morale. » Puis, de nouveau, le 11 octobre 1944 : « La France a maintenant une presse libérée de l’argent. Cela ne s’était pas vu depuis cent ans. Nous avons la faiblesse de tenir à cette révolution. »
Ce sont ces formidables valeurs que défend l’appel des médias
indépendants. Et c’est cette indépendance que le FPL, bien commun de la
presse libre, s’applique à financer dans la mesure des fonds qu’il
parvient à collecter - ce qu’il a entrepris en cet automne par l’appel à la souscription lancé sur la plateforme KissKissBankBank.
Médiapart
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