mardi 26 octobre 2021

MALGRE LES EFFORTS DE ZEMMOUR, "LE PRESIDENT DES RICHES [RESTE] AUSSI CELUI DES PATRONS".

Zemmour et les patrons : l’histoire d’une duperie

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Éric Zemmour utilise son carnet d’adresses de journaliste au « Figaro » pour essayer de nouer des liens avec les milieux patronaux et cherche à faire croire qu’il y dispose de nombreux soutiens. En réalité, c’est une duperie. Il ne profite que de rares ralliements individuels de personnalités marginales

Dans le tohu-bohu de la pré-campagne, avec un Éric Zemmour alimenté par le tintamarre des chaînes d’info en continu, CNews en tête, il est une rumeur qui n’a cessé d’enfler ces dernières semaines : une partie des patrons français, sinon les grands du moins les petits, pourrait basculer en faveur du chroniqueur d’extrême droite.

Le bruit a d’autant plus retenu l’attention qu’au cours des années récentes, le patronat s’est presque toujours tenu à distance de l’extrême droite. Il y a bien eu, de proche en proche, quelques entorses à cette ligne de conduite, mais elles n’ont jamais franchement prospéré. Au mois de juin 2019, Marion Maréchal-Le Pen avait ainsi été invitée aux universités d’été du Medef. Mais l’annonce avait fait scandale jusque dans les cercles dominants du patronat, déclenchant de très vives oppositions, dont celle de l’ex-patronne des patrons, Laurence Parisot. Tant et si bien que l’invitation avait finalement été annulée.

Plus récemment, selon des informations confidentielles recueillies par Mediapart, plusieurs patrons du CAC 40, qui sont membres du saint des saints du patronat français, la discrète mais ultra-influente Association française des entreprises privées (AFEP), ont envisagé voici un an de rencontrer secrètement Marine Le Pen. Mais, là encore, l’initiative n’a guère été appréciée par leurs pairs et, à notre connaissance, elle n’a finalement pas abouti.

On comprend donc la raison pour laquelle la rumeur, alimentée d’abord par Éric Zemmour lui-même, a si facilement circulé : si d’aventure les milieux d’affaires et les cercles patronaux lui faisaient bon accueil, alors qu’ils se sont globalement tenus à une certaine distance, en tous cas au cours des dernières décennies, des Le Pen, père et fille, cela serait un revirement. Face à l’inquiétante montée de l’extrême droite en France, une nouvelle digue serait en train de céder.

La rumeur a d’autant plus enflé que de nombreux experts lui ont donné crédit. Bon connaisseur du capitalisme parisien, puisqu’il en a été l’entremetteur depuis près de trente ans, Alain Minc est ainsi l’un de ceux qui voient un mouvement de bascule avec l’irruption d’Éric Zemmour sur la scène politique : « Une partie de la bourgeoisie française peut être séduite par lui », pronostique-t-il.

Pourtant, si le regard que beaucoup de patrons portent sur Éric Zemmour n’est pas celui qu’ils ont sur Marine Le Pen, il n’y a pour l’heure aucun mouvement de bascule véritable du monde patronal vers le polémiste. Quelques ralliements individuels – surtout de personnalités de second plan –, mais rien de spectaculaire ni de massif.

Il est évidemment très difficile d’enquêter dans ces milieux car les patrons – surtout les grands – n’aiment guère parler publiquement, et encore moins de ce type de sujet. Motus et bouche cousue : la première loi de la vie des affaires, c’est d’abord celle du secret. Il est encore plus difficile de confesser des chefs d’entreprise sur leurs sentiments envers le chroniqueur d’extrême droite que sur d’autres sujets. Pourtant, tous les indices que nous avons recueillis vont dans le même sens : sauf chez Vincent Bolloré, qui « se reconnaît dans les idées du chroniqueur », selon certaines connaissances de l’homme d’affaires breton, Éric Zemmour ne fait pas du tout le tabac espéré dans les milieux patronaux.

Si la rumeur a prospéré, c’est d’abord parce que Zemmour lui-même y a tout intérêt. Sans doute espère-t-il que cela lui donnera une aura de crédibilité que Marine Le Pen n’a jamais réussi à acquérir et lui permettra d’asphyxier un peu plus sa concurrente d’extrême droite. C’est en tous cas visiblement son calcul. Un indice ne trompe pas : l’intéressé cherche à se démarquer de Marine Le Pen, précisément sur les questions économiques qui intéressent le monde patronal.

Dans ces cercles dominants, qui se sont longtemps défiés de Marine Le Pen, c’est en effet moins à cause des valeurs défendues par elle qu’en raison de ses convictions souverainistes et antilibérales. Or, avec Éric Zemmour, rien de tel : le chroniqueur d’extrême droite est xénophobe, et promeut des idées de guerre civile ; mais sur le plan économique, il est ultra-libéral. Ce qui, forcément, dans le petit microcosme des chefs d’entreprise, change la donne.

 

François Lenglet et Eric Zemmour, sur le plateau de LCI. © Capture d'écran LCI  
François Lenglet et Eric Zemmour, sur le plateau de LCI. © Capture d'écran LCI
 

L’émission à laquelle il a participé le 28 septembre sur LCI, d’abord face au journaliste François Lenglet – tout en complaisance, « François » interrogeant son ami « Éric » et opinant constamment du bonnet en signe d’acquiescement –, puis face à Alain Minc, en est une illustration. Alors que Marine Le Pen cherche à ne pas se couper de l’électorat populaire en défendant par exemple la retraite à 60 ans, Éric Zemmour, lui, a défendu ce jour-là son « report à 64 ans d’ici 2030 », avec en prime la suppression des régimes spéciaux de retraite. « Édouard Philippe n’a pas nécessairement tort », a-t-il objecté à son intervieweur qui faisait mine d’être surpris que son invité défende les mêmes idées que celles de l’ancien premier ministre.

Et pour faire bonne mesure, il a repris toutes les thématiques libérales de la droite classique, contre les impôts qui sont trop élevés et qu’il « faut baisser » ; contre « les dépenses sociales qui sont astronomiques »… Bref, il a fait siennes des thématiques serinées depuis des lustres par les patrons : « Il faut que les entreprises françaises soient compétitives »… Et il s’est appliqué à démontrer que le modèle social était trop généreux et qu’il fallait en finir avec lui.

C’est donc ce positionnement inattendu qui a fait dresser l’oreille de quelques personnes dans les milieux d’affaires. Sans pour autant déclencher un mouvement de sympathie.

Si l’on interroge le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, sur le sujet, il dit n’avoir pas remarqué un engouement particulier dans ses troupes pour le chroniqueur d’extrême droite. Tout juste observe-t-il qu’il a eu connaissance d’une rencontre organisée par un club patronal affilié au Medef avec Éric Zemmour. Il s’agit du Hainaut Business Club.

 

Le 1er octobre, Éric Zemmour devant le Hainaut Business Club. © Lionel Piquard  
Le 1er octobre, Éric Zemmour devant le Hainaut Business Club. © Lionel Piquard

Cette rencontre est à elle seule révélatrice des liens réels que le chroniqueur du Figaro entretient avec le petit microcosme des patrons. Ce n’est pas ce club patronal qui a eu l’idée d’inviter Éric Zemmour mais, selon son responsable Olivier Talbert, c’est Éric Zemmour, au début de l’été, qui a pris contact avec le club en lui demandant s’il pouvait être un jour l’invité de l’un des déjeuners-débats mensuels qu’il organise.

Les membres du club ont donc donné leur accord, mais à la condition qu’Éric Zemmour n’aborde pas pendant son allocution les sujets directement politiques. Alors que ce club avait décliné la proposition de Marine Le Pen de venir parler devant ses membres, il a donc accepté de recevoir Éric Zemmour, le 1er octobre, au centre des congrès d’Anzin, dans la banlieue de Valenciennes (Nord).

Le jour convenu, quelque 250 chefs d’entreprise de ce département des Hauts-de-France sont donc présents pour écouter le chroniqueur. Mais il n’a pas carte blanche. « Nous l’avons interrogé sur son enfance, sur son parcours, mais, comme convenu, nous n’avons pas évoqué de questions politiques, raconte Olivier Talbert à Mediapart. À un moment, notre invité a voulu aborder la question de l’immigration, mais je lui ai rappelé que cela contrevenait à la règle du jeu convenue. Nous avons aussi abordé les questions économiques, mais il ne nous a pas vraiment convaincus. »

En résumé, Eric Zemmour a cherché à nouer des contacts avec l'univers patronal pour montrer qu’il y avait des soutiens, mais sans vraiment réussir son opération de communication. « Le lundi précédant cette rencontre, raconte encore Olivier Talbert, nous avons eu une conférence téléphonique avec Éric Zemmour pour caler les derniers détails de l’organisation, et il y a eu un gros moment de tension parce que notre invité voulait à tout prix que CNews puisse filmer les débats, mais nous avons refusé. » La rencontre a donc eu lieu à huis clos, sans journalistes.

Éric Zemmour avait visiblement envie de faire savoir qu’il était l’invité vedette d’un club regroupant quelque 250 chefs d’entreprise mais, dans le cas présent, il a fait chou blanc. Un peu sur le registre semi-mondain des réunions du Rotary, les participants sont, eux, venus rencontrer non pas le probable candidat d’extrême droite, mais un journaliste à la mode, dans le prolongement des autres rencontres du Hainaut Business Club qui avait pour invités Patrick Poivre d’Arvor le 10 septembre précédent, et Jean-Michel Apathie le 9 juillet.

La conférence du Hainaut Business Club, le 1er octobre. © Lionel Piquard La conférence du Hainaut Business Club, le 1er octobre. © Lionel Piquard
 

Une autre ambiguïté s’est révélée tout aussi révélatrice dans l’univers des grands patrons. Le 8 juillet dernier, La Lettre A a ainsi annoncé que l’éditorialiste du Figaro et candidat potentiel à la présidentielle avait rencontré au cours d’un dîner en juin Henri de Castries, ancien patron d’Axa et soutien de François Fillon en 2017, et Nicolas de Tavernost, PDG du groupe M6. Et l’affaire a fait naturellement grand bruit à l’époque, car il s’agit de deux figures très connues du capitalisme parisien. Ancien patron du groupe Axa, Henri de Castries est toujours le président de l’Institut Montaigne, l’un des think tanks les plus influents du monde patronal, dont le directeur, Laurent Bigorgne, est un proche d’Emmanuel Macron.

Récit de La Lettre A, daté du 8 juillet, pour qui le dîner « s’est tenu en juin »  : « Invité à titre personnel par un ami commun, le patron de l’Institut Montaigne réfute tout ralliement, mais justifie la rencontre. “Je ne crois pas que le fait d’échanger courtoisement sur des désaccords assez profonds puisse être interprété comme un “éventuel rapprochement’”, précise Henri de Castries (…) Également présents, Godefroy de Bentzmann, président du Syntec Numérique depuis 2016 et coprésident de Devoteam, accompagné de son frère Stanislas de Bentzmann, qui dirige avec lui la société de conseil en innovation au chiffre d’affaires de 760 millions d’euros en 2020. Ce dernier avait financé en 2018 le site Atlantico à hauteur de 500 000 euros. Le duo ne dément pas sa participation, tout comme Nicolas de Tavernos, PDG du groupe M6 également convié. »

Interrogé par Mediapart, Henri de Castries confirme : « Il ne s’agissait pas d’un traquenard puisque les invités savaient qu’Éric Zemmour y serait, mais ce n’était en aucune manière un dîner de soutien, seulement un dîner d’échanges, qui n’ont pas manqué et ont été vigoureux mais courtois. Je ne crois pas que débattre courtoisement de désaccords vaille soutien », nous a-t-il affirmé.

D’autres rencontres du même type ont peut-être eu lieu, mais elles sont restées secrètes. Profitant de son statut de chroniqueur du Figaro qui lui a permis pendant des années de rencontrer de nombreux patrons du CAC 40 qui le connaissent donc bien, Zemmour laisse courir la rumeur qui ne peut que lui profiter, comme il continue d’entretenir l’ambiguïté sur son statut, à la fois de polémiste et peut-être un jour de candidat.

Nous avons demandé à plusieurs membres de l’AFEP s’ils avaient connaissance que l’un ou l’autre de leurs collègues, figurant parmi les patrons du CAC 40, ait pu rencontrer le chroniqueur d’extrême droite. Réponse évasive de l’un des plus grands patrons français : « J’ai entendu dire récemment que quelques confrères l’avaient rencontré, mais je ne sais vraiment pas de qui il s’agit ni si c’est une réalité. » Et dans tous les cas de figure, l’affaire n’est jamais venue en débat dans l’enceinte de la plus puissante des organisations patronales.

Dans les instances du Medef lui-même, on peine également à repérer des soutiens affichés, ou alors seulement quelques rares cinquièmes ou sixièmes couteaux, à la base de l’organisation patronale. Dans le cadre de son enquête au long cours sur l’extrême droite (le dernier volet, par Lucie Delaporte, est ici), Mediapart a ainsi découvert quelques membres ou ex-membres du Medef en campagne pour Éric Zemmour.

C’est le cas d’un dénommé Frédéric Lamouche, membre du Rassemblement national et du Medef du Tarn en sa qualité de chef d’une entreprise de conseil éco-mobilité/sécurité routière-chauffeurs routiers, qui recueille des parrainages de maires pour Zemmour ; ou encore d’un dénommé Tristan Cuminal, ex-Medef dans l’Hérault, qui lui aussi cherche des parrainages (le premier nous a raccroché au nez, le second n’est pas revenu vers nous). Mais notre quête n’a pas été plus fructueuse.

Dans les milieux d’affaires, quelques personnalités de second plan ont tout de même fait mouvement vers Éric Zemmour, tel le financier d’extrême droite Charles Gave qui lui a fait un prêt de 300 000 euros ; tel Pierre-Édouard Stérin, qui a fait fortune en 2014 en revendant le site La Fourchette (réservation de tables dans des restaurants) et qui est désormais exilé fiscal en Belgique ; ou bien encore l’homme d’affaires Charles Beigbeder, qui n’a jamais fait mystère de ses sympathies pour la droite radicale.

Mais, hormis ces quelques ralliements de personnalités marginales, le monde patronal boude, pour l’essentiel, la pré-campagne d’Éric Zemmour. Mis à part Vincent Bolloré, qui a été son employeur, et sans lequel le chroniqueur ne bénéficierait pas de l’immense appui médiatique que l’on sait, on ne trouve pas de grand nom du patronat qui le soutienne publiquement.

Voici quelque temps, Le Parisien a indiqué qu'Éric Zemmour avait participé le 5 octobre à une rencontre pour collecter des fonds à l’Automobile Club de France, en présence d’une vingtaine d’industriels ou d’hommes d’affaires. Lequel Automobile Club de France, un lieu où Eric Zemmour a ses habitudes de longue date, a refusé de répondre à nos questions.

À ce peu d’empressement du monde patronal pour Éric Zemmour, tout ultra-libéral qu’il soit, il y a une explication. Comme l’exprime une figure du Medef, beaucoup de patrons étaient favorables, en 2017, à François Fillon qui, de tous les candidats de droite, était celui qui avait le programme le plus énergique. Henri de Castries était donc du lot, mais derrière lui une bonne partie du Medef partageait ce choix. Le naufrage calamiteux du candidat Les Républicains a noyé les espoirs de beaucoup de patrons qui, du coup, ont pris Emmanuel Macron comme champion.

« Cette histoire a laissé des traces profondes », estime le patron du CAC 40, qui comme tous ses semblables ne veut pas prendre la parole publiquement sur ces sujets. Et de poursuivre : « Échaudés, beaucoup de patrons seront désormais beaucoup plus prudents. Mais ils savent qu’Emmanuel Macron, qui était souvent leur second choix en 2017, a conduit exactement la politique qu’ils souhaitent : une politique pro-business. Beaucoup ne lui en sont pas reconnaissants car le chef de l’État est distant ou jugé méprisant. Contrairement à d’autres politiques, Macron n’a pas besoin de voir les patrons pour savoir ce qu’ils souhaitent. Il les tient donc à distance, car il a bien compris qu’afficher une trop grande proximité avec eux pouvait être toxique pour lui. Cela crée donc quelques rancœurs, mais cela ne changera pas la donne : même si quelques rares chefs d’entreprise voudront peut-être rencontrer Zemmour, ils ne le feront que dans un réflexe de curiosité. Mais la raison les conduira à se ranger derrière Macron. »

Dans le climat politique inquiétant que connaît actuellement la France, il faut bien sûr se défier de tous les pronostics. Mais, pour l’heure, on peine à trouver des indices de ralliements patronaux en faveur de Zemmour. Ce qui, au demeurant, n’est pas franchement une surprise : le président des riches est aussi celui des patrons…

Médiapart

 

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