Sarkozy-Bismuth: les enjeux d’un procès historique pour la justice anticorruption
Pour la première fois dans l’histoire judiciaire française, un ancien président de la République sera jugé, à partir de lundi, pour des faits de « corruption ». Il sera sur le banc des prévenus avec son ami et avocat personnel, Me Thierry Herzog, et l’ancien haut magistrat Gilbert Azibert.
Le procès doit durer trois semaines et, avant même d’avoir commencé, il est déjà historique. Pour la première fois dans l’histoire judiciaire française, un ancien président de la République, Nicolas Sarkozy, sera jugé, à partir de ce lundi 23 novembre, devant la 32e chambre correctionnelle de Paris, pour des faits de « corruption » dans l’affaire « Bismuth ».
Un autre ancien président français, Jacques Chirac (le prédécesseur de Nicolas Sarkozy à l’Élysée) a, il est vrai, déjà été jugé par la justice, mais pour « détournements de fonds publics » et « abus de confiance ». Jacques Chirac avait finalement été reconnu coupable en 2011 et condamné à deux ans de prison avec sursis.
Nicolas Sarkozy, qui est présumé innocent et se défend de tout mauvais comportement, encourt dans le procès qui l’attend une peine maximale de dix ans de prison et une amende d’un million d’euros. Ce sera le premier procès de Nicolas Sarkozy, qui doit ensuite être jugé au mois de mars prochain dans l’affaire Bygmalion – un dossier portant sur le financement présumé illégal de sa campagne présidentielle de 2012.
Nicolas Sarkozy est par ailleurs quatre fois mis en examen, notamment pour « association de malfaiteurs » et « corruption », dans le scandale des financements libyens, qui vaut également la mise en cause judiciaire de tout son premier cercle (Claude Guéant, Éric Woerth, Thierry Gaubert, Brice Hortefeux…).
L’ex-chef de l’État ne sera pas jugé seul dans l’affaire « Bismuth ». Il sera accompagné sur le banc des prévenus de son ami et avocat personnel Me Thierry Herzog et du haut magistrat en retraite Gilbert Azibert dans un dossier qui concerne également des faits de « trafic d’influence » et de « violation du secret professionnel », outre la « corruption » reprochée.
Tout comme Nicolas Sarkozy, Thierry Herzog et Gilbert Azibert plaident leur innocence pénale dans ce dossier.
À la manière des poupées gigognes, l’affaire dite « Paul Bismuth » a commencé il y a sept ans avec l’enquête sur l’affaire libyenne. En septembre 2013, les juges d’instruction décident de placer l’ex-chef de l’État français, ainsi que ses anciens ministres Claude Guéant et Brice Hortefeux, sur écoute téléphonique, ce que permettent les textes.
Les enquêteurs découvrent à cette occasion que Nicolas Sarkozy, volontiers disert, devient beaucoup plus prudent au téléphone après l’épisode médiatisé, en décembre 2013, des conversations entre Brice Hortefeux, ex-ministre de l’intérieur, et Christian Flaesch, patron de la police judiciaire parisienne, qui l’a prévenu des questions qui pouvaient lui être posées en marge de l’affaire libyenne.
Tirant les fils (téléphoniques) du soupçon, les policiers et les juges découvrent que Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog, son avocat et ami de 30 ans, viennent en réalité de faire l’acquisition de téléphones à cartes prépayées qui ne sont pas à leur nom, pour communiquer discrètement, sinon secrètement, afin de déjouer la surveillance judiciaire.
C’est l’une de ces deux lignes, ouvertes sous la fausse identité de « Paul Bismuth », que Nicolas Sarkozy utilise. Les lignes « Paul Bismuth » sont à leur tour écoutées en janvier 2014. Or, selon les retranscriptions de leurs conversations, l’ancien président et son avocat sont renseignés officieusement sur l’évolution de deux autres procédures judiciaires par Gilbert Azibert, premier avocat général à la Cour de cassation, un hiérarque du parquet marqué à droite, et qu’ils connaissent bien l’un et l’autre.
Gilbert Azibert les informe, d’une part, de l’évolution de la procédure Bettencourt, dans laquelle Nicolas Sarkozy avait obtenu un non-lieu et réclamait – par un pourvoi en cassation – la restitution de ses agendas en invoquant l’immunité présidentielle. Mais le magistrat leur apprend aussi l’existence du vif intérêt de la commission d’instruction de la Cour de justice de la République (CJR) envers l’exploitation du contenu de ces précieux agendas dans la procédure visant Christine Lagarde dans l’affaire de l’arbitrage Tapie.
Gilbert Azibert est alors en fin de carrière. Il a 67 ans et connaît quasiment tous les magistrats de la Cour de cassation. Pour l’affaire des agendas Sarkozy, il prend langue avec quelques-uns de ses collègues et consulte des échanges de documents sur l’intranet qui servent à préparer les audiences et à mettre les dossiers en état. Il se renseigne même sur l’avis – pourtant confidentiel – que doit rendre le conseiller-rapporteur sur les agendas.
Autant de choses qu’il n’est pas censé faire, d’après l’enquête judiciaire, puisqu’il est affecté à la 2e chambre civile de la Cour de cassation et que les affaires pénales sensibles du moment (dont l’affaire Bettencourt) sont traitées par la chambre criminelle.
En échange de ces « tuyaux » donnés à l’avocat et ami proche de l’ancien chef de l’État, Gilbert Azibert demande, selon des conversations entre Thierry Herzog et Nicolas Sarkozy, un « piston » pour devenir conseiller d’État à Monaco après son départ en retraite de la magistrature, dont l’échéance approche. Une fin de carrière qui serait plus que confortable.
Que faire de ces écoutes ? Les juges transmettent, le 14 février 2014, les éléments potentiellement délictueux qu’elles révèlent (et dont ils ne sont pas saisis) à la procureure du Parquet national financier (PNF) alors en poste, Éliane Houlette. Celle-ci ouvre une information judiciaire distincte douze jours plus tard, le 26 février.
Cette nouvelle affaire est confiée à deux autres juges d’instruction, Patricia Simon et Claire Thépaut. Elles investiguent sur les communications et échanges de courriers entre les trois hommes et effectuent plusieurs perquisitions. Elles découvrent notamment des éléments de la procédure Bettencourt au bureau et au domicile de Gilbert Azibert. Les juges effectuent également des vérifications sur la semaine de vacances passée dans un hôtel monégasque par Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog, afin d’explorer la piste du coup de pouce demandé par le haut magistrat pour finir sa carrière au soleil.
Gilbert Azibert, qui a fait carrière sous Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, est un ami de Thierry Herzog. L’avocat pénaliste a eu l’occasion de croiser la route du magistrat en plus d’une occasion. Il a notamment, en juin 2001, obtenu de sa part l’annulation d’une partie du volet concernant Xavière Tiberi dans l’affaire des faux électeurs du Ve arrondissement, quand Azibert présidait la chambre de l’instruction (alors appelée chambre de l’accusation).
Quelques mois plus tôt, l’avocat avait déjà joué la procédure avec succès pour obtenir de la cour d’appel l’annulation des poursuites visant l’épouse de Jean Tiberi dans une autre affaire retentissante, celle des salaires de complaisance du conseil général de l’Essonne (avec le fameux « rapport sur la francophonie »).
À l’époque, Gilbert Azibert était le redoutable président de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, poste qu’il a occupé de 1999 à 2002. Adulé par les avocats pénalistes, autant qu’il était honni par les juges d’instruction, le président Azibert avait annulé plusieurs dossiers d’instruction avec des attendus sévères, en invoquant des erreurs de procédure et des vices de forme, et avait gagné pour cela le surnom d’« annulator ».
Homme de réseaux, Azibert a notamment dirigé l’administration pénitentiaire (de 1996 à 1998) et l’École nationale de la magistrature (de 2002 à 2005). Il avait ensuite été promu par Sarkozy secrétaire général du ministère de la justice (de 2008 à 2010), auprès de Rachida Dati. Ayant atteint l’âge de la retraite en 2012, Gilbert Azibert avait été prolongé miraculeusement à la Cour de cassation par un décret de Nicolas Sarkozy, le 9 mai 2012, soit juste après le second tour de l’élection présidentielle et avant l’investiture de François Hollande.
Un procès qui risque d’être miné par des incidents
Les deux lignes « Paul Bismuth » ont été ouvertes en catastrophe, le 11 janvier 2014, au lendemain de la prolongation par les juges des écoutes du portable de Nicolas Sarkozy dans l’affaire libyenne. Ayant apparemment été prévenu de cette prolongation par une fuite, le 10 janvier, Thierry Herzog saute dans un avion pour Nice le jour même, pour rencontrer Nicolas Sarkozy. Il achète deux téléphones pré-payés le 11 janvier à Nice.
Entre le 28 janvier et le 5 février 2014, les deux hommes échangent sur les interventions de Gilbert Azibert auprès de ses collègues magistrats, et les informations qu’il a obtenues dans l’affaire de la restitution des agendas. « Il a bossé », assure par exemple Thierry Herzog le 29 janvier. Selon lui, Azibert est confiant sur l’issue de la procédure, « sauf si le droit finit par l’emporter », ajoute-t-il dans une formule qui ne manque pas de sel venant d’un homme de loi.
Le 1er février, Thierry Herzog appelle Nicolas Sarkozy pour lui demander de répondre sur le téléphone écouté, « qu’on ait l’impression d’avoir une conversation ». Le 5 février, Thierry Herzog mentionne l’envie de Gilbert Azibert d’être pistonné à Monaco, et Nicolas Sarkozy répond qu’il en parlera aux autorités monégasques. Voici ce que se disent les deux amis à ce sujet, le 25 février :
Nicolas Sarkozy : « Je voulais te dire, pour que tu puisses
le dire à Gilbert Azibert, j’ai rendez-vous à midi avec Michel Roger,
le ministre d’État de Monaco.
Thierry Herzog : « Ministre d’État ouais, bon bah super, bah je vais l’appeler maintenant. »
Nicolas Sarkozy : « Il veut un poste de conseiller d’État ici ? »
Thierry Herzog : « Euh
oui, qui va se libérer en mars, et donc il avait postulé disant que ça
lui plairait comme fonction puisqu’il peut l’exercer. »
Nicolas Sarkozy : « Bon bah voilà, bah écoute… »
Thierry Herzog : « Parce que le conseiller d’État s’en va. Donc ils vont pourvoir à son remplacement. »
Nicolas Sarkozy : « OK tu peux lui dire que je, à midi, je ferai la démarche, puis je t’appellerai pour te dire ce qu’il en est. »
Un discret séjour de Nicolas Sarkozy à Monaco, du 23 au 28 février 2014, a très bien pu lui permettre de plaider la cause de Gilbert Azibert, comme il l’avait promis à Thierry Herzog, mais les juges n’ont pas réussi à en obtenir la preuve définitive, Nicolas Sarkozy ayant notamment coupé son portable le 25 février 2014 – cessant ainsi le bornage téléphonique – à l’heure de sa rencontre prévue avec le ministre de la justice monégasque. L’agenda du ministre, lui, est vide de rendez-vous officiel le même jour, sur la même tranche horaire.
En revanche, Nicolas Sarkozy a, d’après l’instruction judiciaire, été prévenu que les lignes « Paul Bismuth » étaient écoutées, car le ton des discussions change brusquement le 26 février. « J’ai réfléchi depuis… […] Ça m’embête de demander quelque chose alors que je connais pas très bien », se justifie subitement l’ancien président auprès de son ami Herzog.
De façon troublante, comme pour se dédouaner, selon les juges d’instruction, c’est la première fois que Nicolas Sarkozy évoque Gilbert Azibert sur sa ligne officielle, qu’il sait écoutée, et non plus sur la ligne « Bismuth », pourtant exclusivement dédiée à Gilbert Azibert jusqu’ici.
Problème : le 3 mars 2014, Thierry Herzog appelle Gilbert Azibert, dont il ignore que la ligne est écoutée, pour le prévenir que « la démarche à Monaco a été faite », contredisant ainsi la ligne de défense de Nicolas Sarkozy devant les juges. L’avocat précise également : « Ne sois pas un jour surpris […]. On a été obligés de dire certaines choses au téléphone », qu’il lui expliquera de vive voix. Un indice de plus que la conversation du 26 février est une discussion Potemkine ayant pour but de tromper les enquêteurs (voir notre article sur cette écoute cruciale).
L’enquête des juges Simon et Thépaut n’a pas permis de savoir si la ou les « taupes » qui ont renseigné Thierry Herzog et Nicolas Sarkozy se trouvaient dans la justice, la police ou l’Ordre des avocats de Paris (le bâtonnier et son cabinet sont prévenus des écoutes judiciaires opérées sur des avocats).
Les juges ont, en revanche, découvert que l’ancien président et son ami s’étaient déjà procuré des lignes officieuses avant les lignes « Paul Bismuth » : peu après la mise sur écoute de Nicolas Sarkozy dans l’affaire libyenne, Thierry Herzog avait, dès le 28 septembre 2013, acheté deux portables au nom de « Gilda Atlan », pour déjà échanger discrètement avec son ami et client. Les lignes « Atlan » ont fonctionné jusqu’à l’ouverture des lignes « Bismuth » en janvier 2014.
Les nombreux recours intentés par Sarkozy, Herzog et Azibert ont entraîné une suspension de l’instruction pendant 18 mois, les trois hommes étant finalement renvoyés en correctionnelle par une ordonnance du 26 mars 2018, dont Mediapart a pu prendre connaissance.
Le procès qui doit s’ouvrir lundi sera, lui aussi, certainement émaillé d’incidents procéduraux divers. Gilbert Azibert a déjà fait savoir qu’il ne se rendrait pas au tribunal par peur de l’épidémie de Covid-19. Au sein du corps judiciaire, certains professionnels y voient une nouvelle dérobade qui n’est pas sans rappeler que, sur une écoute téléphonique, Gilbert Azibert avait envisagé de se faire hospitaliser pour ne pas répondre aux questions des juges d’instruction.
Le procès « Bismuth » survient par ailleurs dans un contexte délétère, après que le prévenu Thierry Herzog a affiché publiquement cet été dans les colonnes de Paris Match son amitié avec le nouveau ministre de la justice, Éric Dupond-Moretti, lequel n’a pas hésité à se livrer à une véritable vendetta contre le Parquet national financier, qui va soutenir l’accusation à l’audience.
Les attaques inédites du ministre en exercice contre les magistrats du PNF ont suscité un émoi tout aussi inédit de toute l’institution judiciaire et des deux principaux syndicats de magistrats (USM et SM), qui ont dénoncé des « manœuvres de déstabilisation et d’intimidation de l’institution judiciaire […] à l’aube de la tenue d’un procès particulièrement sensible impliquant un ancien président de la République et un proche revendiqué du garde des Sceaux ».
Le « procès Bismuth » sera dirigé par la présidente de la 32e chambre correctionnelle de Paris, Christine Mée, nommée à ce poste en juin 2018. Magistrate qui a notamment jugé le scandale UBS, l’affaire Tapie ou le dossier Karachi, Christine Mée a demandé par la voie officielle une mutation à Aix-en-Provence, pour y devenir présidente de chambre à la cour d’appel ou au tribunal judiciaire, d’après des informations de Mediapart.
Médiapart
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