lundi 12 octobre 2020

LE PROCES, CE "MOMENT IMPORTANT DU PROCESSUS SOCIAL POST-ATTENTATS".

SOCIOLOGIE DE PRÉTOIRE

Procès des attentats de janvier 2015 : clore l’événement, en finir avec les fantasmes

Par Gérôme Truc, sociologue, chargé de recherches au CNRS

Chaque lundi, des sociologues éclairent le procès des attentats de janvier 2015 grâce aux sciences sociales. Aujourd'hui, Gérôme Truc revient sur l'objet même de la procédure : rendre justice et restaurer ainsi l’ordre social ébranlé par les crimes terroristes.

Que ce soit quelques mois ou des années plus tard, les procès constituent toujours un moment important du processus social post-attentats. Un moment décisif, même. C’est à partir d’eux qu’il devient possible, non pas seulement pour les victimes, mais pour la société dans son ensemble, de clore l’événement, de «tourner la page» – sans pour autant oublier. On le voit bien ces jours-ci au tribunal de Paris où, après avoir écouté les rescapés et témoins des tueries, puis enquêteurs et experts, la cour d’assises auditionne désormais les accusés, toujours dans un même but : établir les faits et les responsabilités, déterminer qui est ou n’est pas coupable, et de quoi exactement, afin de pouvoir rendre justice et restaurer ainsi l’ordre social ébranlé par les crimes terroristes.

Avancer vers un rapport plus apaisé à ces attentats

L’absence, parmi ces accusés, des frères Kouachi et d’Amédy Coulibaly, qui conduit certains à dénoncer un procès de «seconds couteaux», n’y change pas grand-chose en vérité. C’est ce que nous apprend un petit effort de décentrement, auquel invitent les sciences sociales. Aussi unique et historique que puisse nous apparaître le procès des attentats de janvier 2015, il existe en effet chez l’un de nos proches voisins un précédent relativement récent qui lui fait directement écho : le procès des attentats du 11 mars 2004 à Madrid, qualifiés en leur temps de «11-septembre espagnol», et qui restent à ce jour l’attaque terroriste la plus meurtrière sur le sol européen (191 morts).

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Pendant près de 4 mois, en 2007, l’Espagne a vécu au rythme des audiences de ce procès, elles aussi intégralement filmées, et aujourd’hui en libre accès sur YouTube. Et là aussi, les principaux auteurs des attentats, décédés dans l’explosion de leur appartement lors de l’assaut des forces de police, ne se trouvaient pas dans le box des accusés. Mais cela n’empêcha pas la justice espagnole d’établir clairement, et en toute transparence donc, que ces attentats avaient été perpétrés par des djihadistes, et que l’ETA n’y était pour rien. Cela mit un coup d’arrêt aux théories du complot qui avaient, jusqu’alors, prospéré en Espagne, et permit à la société espagnole d’avancer vers un rapport plus apaisé à ces attentats qui l’avaient profondément clivée.

Marginalisation des théories du complot

On attend toujours, en revanche, le procès des hommes accusés d’avoir planifié les attaques du 11-Septembre (il est annoncé pour janvier 2021), de sorte que pour ces attentats, en matière de justice rendue, on en reste pour l’heure à la liquidation sans traces de Ben Laden, et pour l’établissement des faits, au rapport de la commission d’enquête nationale de 2004, avec ses zones d’ombre et imperfections. Les théories du complot à leur endroit continuent ainsi de filer bon train, aux Etats-Unis comme en France. Si le développement d’Internet et des réseaux sociaux ont permis aux propos complotistes et fantasmes en tout genre de proliférer plus vite encore après les attentats de janvier 2015 qu’après ceux du 11-Septembre et du 11-Mars, on peut donc attendre du procès qui se déroule actuellement à Paris qu’il aboutisse, comme celui à Madrid, à leur complète marginalisation.

Il faut toutefois, pour cela, que la société ait pleinement confiance en son institution judiciaire, et que l’Etat garantisse son indépendance. Il est aussi des cas d’attentats qui, aussi anciens finissent-ils par être, ne «passent» toujours pas, car certains, au sommet de l’Etat, font tout pour entraver le travail de la justice. C’est ce que montrent les recherches de la sociologue italienne Anna Lisa Tota sur l’attentat de la gare de Bologne, le pire attentat des années de plomb, désormais vieux de quarante ans, mais dont les commanditaires restent encore à ce jour inconnus et impunis, ou encore les travaux de Sébastien Tank-Storper sur l’attentat antisémite de l’Amia à Buenos Aires, en juillet 1994. Il faut donc mesurer aussi la chance qui est la nôtre de pouvoir connaître aujourd’hui, après ces terribles journées de janvier 2015, un procès tel que celui qui se déroule actuellement, où des agents de l’Etat sont convoqués à la barre et interrogés sur d’éventuelles failles dans leur travail.

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Il en ira de même l’année prochaine pour les attentats du 13-Novembre, à cette différence près qu’il y aura cette fois dans le box des accusés l’un des auteurs de la tuerie, Salah Abdeslam. La justice continuera à faire son travail et à établir les faits, mais toute notre attention sera alors tournée vers lui : sa personne, son attitude, ses déclarations ou non déclarations, la sentence qu’il mérite… Le procès, en cela, s’apparentera moins à celui des attentats de Madrid qu’à celui des récents attentats de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, ou celui des attentats d’Oslo et Utøya, en Norvège. Anders Breivik, lors de son procès en avril 2012, multiplia les provocations, saluant l’assistance au premier jour d’audience d’un bras tendu et poing fermé, demandant sa relaxe au motif de la «légitime défense», présentant ses excuses pour «ne pas avoir exécuté davantage de personnes», etc. Que Salah Abdeslam en fasse autant ou qu’il reste au contraire impassible et mutique, ce procès sera dans tous les cas une nouvelle épreuve pour la société française.

Gérôme Truc sociologue, chargé de recherches au CNRS
 
Publié par Libération 

 

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