Etat d’urgence sanitaire: de grandes voix s’alarment d’une restriction historique des libertés
La prolongation de l’état d’urgence sanitaire a été votée par l’Assemblée, samedi 24 octobre. Le président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme et la Défenseure des droits s’alarment d’une restriction des libertés sans précédent.
Le gouvernement pensait-il vraiment que la gravité de la crise sanitaire et le choc provoqué par l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine auraient un effet anesthésiant sur l’opinion et que la nouvelle restriction des libertés publiques organisée par la prolongation de l’état d’urgence sanitaire serait mise en œuvre par ses soins sans trop de difficultés ? Si tel est le cas, c’est raté.
Son projet a déclenché de vives critiques à l’Assemblée nationale. Surtout, les deux principales autorités administratives indépendantes chargées dans le pays de veiller sur les droits de l’homme et les libertés publiques ont fait savoir dans des termes très fermes tout le mal qu’elles pensaient de la restriction historique des libertés que veut organiser le gouvernement.
Tout au long de la semaine écoulée, le polémique n’a cessé de prendre de l’ampleur. Voici quelques jours déjà, Mediapart relevait que la précipitation politique du pouvoir menaçait de nouveau les principes fondamentaux qui régissent notre démocratie. Remise en cause de décisions du Conseil constitutionnel, menaces sur la loi de 1881 sur la presse, tentative de limitation de la liberté d’expression, glissements institutionnels : sous pression d’une partie de l’opposition, relevions-nous, des membres du gouvernement et de la majorité sont prêts à s’attaquer aux libertés publiques et aux droits individuels.
L’examen samedi par l’Assemblée nationale du projet de loi qui a été présenté mercredi en Conseil des ministres et qui proroge de trois mois, c’est-à-dire jusqu’au 16 février prochain, l’application de l’urgence sanitaire a donc, sans grande surprise, remis de l’huile sur le feu. L’état d’urgence est rétabli par décret depuis une semaine, mais un texte de loi était nécessaire pour le proroger au-delà d’un mois.
Défendant le projet du gouvernement, le ministre de la santé, Olivier Véran, a certes plaidé en faveur de « l’union nationale », en faisant valoir qu’elle était nécessaire face à la menace d’une deuxième vague de la pandémie. « Nous avons besoin de ce texte pour être efficaces », a-t-il plaidé. Ce n’est « pas un texte de conviction » mais « un texte de responsabilité pour nous permettre de protéger activement les Français dans cette période qui sera longue et difficile », a-t-il encore dit.
Comme c’était prévisible, ces appels à serrer les rangs autour du gouvernement n’ont pourtant eu que peu d’effets. Par rapport au printemps dernier, l’opposition, à gauche comme à droite, a haussé le ton dans l’hémicycle pour s’inquiéter de la « mise entre parenthèses des libertés publiques » par cette « arme atomique » de l’état d’urgence. Il pourra toutefois être levé par anticipation en cas d’amélioration de la situation.
Avant même que le texte arrive dans l’hémicycle, les débats en commission avaient déjà été tendus, beaucoup d’élus faisant savoir qu’ils n’avaient nulle envie de donner un « blanc-seing » au gouvernement.
Puis, en séance, les critiques ont pris de l’ampleur. « Nous sommes prêts à nous ranger derrière l’unité nationale », mais « elle se fabrique par le débat régulier », souligne le communiste Stéphane Peu.
Même au sein de la majorité, des interrogations se font jour, comme chez Agir, où Dimitri Houbron a évoqué en commission la « crainte d’une érosion de l’acceptabilité sociale » des mesures prises par le gouvernement, du couvre-feu aux fermetures de certains établissements.
De leur côté, les Insoumis ont fait comprendre qu’ils n’avaient pas « confiance dans la gestion du gouvernement » au vu de la première vague et pourraient voter contre la prorogation. Entre les « retards » au démarrage et « la pénurie des masques, les stratégies de dépistages », il y a eu « plus que des cafouillages », selon Danièle Obono, qui en appelle à « plus de rigueur, de cohérence, d’anticipation pour les prochains mois ».
De son côté, Annie Genevard, députée LR et vice-présidente de l’Assemblée nationale, met aussi en garde : « Il n’est pas question d’un état d’urgence qui serait devenu la norme », affirme-t-elle. « Il faut que ça reste un état exceptionnel. »
Pour finir, l’Assemblée nationale a adopté, samedi en fin de journée, en première lecture la prorogation de l’état d’urgence sanitaire, un régime d’exception qui autorise l’exécutif à mettre en place des restrictions face à la crise du Covid-19. Le projet de loi, voté par 71 voix contre 35, est attendu au Sénat mercredi et devrait être adopté définitivement début novembre.
De fait, les présidents de la CNCDH changent mais les valeurs défendues par l’autorité administrative indépendante restent invariablement les mêmes. Interrogé par Le Monde, Jean-Marie Burguburu, qui a été porté le 2 février dernier à la tête de l’institution chargée de conseiller le gouvernement sur la question des droits de l’homme, défend des positions très proches de celles de ses prédécesseurs. Il fait grief au gouvernement de promouvoir une restriction des libertés aussi accentuée.
D’abord, le président de la CNCDH souligne qu’il s’attendait à cette décision d’instaurer ce nouvel état d’urgence sanitaire. « Elle n’est pas surprenante, la CNCDH l’avait un peu prévu. Le problème des états d’urgence, antiterroristes ou sanitaires, est qu’ils ont tendance à se renouveler », observe-t-il, avant de détailler les libertés fondamentales qui sont menacées par ce renouvellement : « J’en vois trois. Je pense d’abord à la liberté d’aller et de venir. Elle est tellement fondamentale et naturelle que les gens oublient que c’en est une. Ensuite, la liberté de réunion est entravée, et celle qui en découle, la liberté de manifestation. Ces libertés sont touchées comme elles l’étaient pendant le confinement. »
Selon Jean-Marie Burguburu, le gouvernement avait d’autres moyens à sa disposition : « Juridiquement, oui, le gouvernement aurait pu faire face différemment. Il pouvait se référer à l’article 3131-1 du code de santé publique qui permet de prendre des mesures très fortes. Il prévoit que, “en cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence” – c’est bien la situation –, “notamment en cas de menace d’épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population”. Cela donnait un pouvoir très fort au ministre de la santé. Et si cela ne suffisait pas, alors on pouvait envisager de franchir une autre étape. »
Alors, pourquoi le chef de l’État n’a-t-il pas fait ce choix ? Réponse de Jean-Marie Burguburu : « Je pense que le choix a été fait d’une concentration du pouvoir entre les mains de l’exécutif. En temps de paix, la République n’a jamais connu une telle restriction des libertés. Je ne vois pas l’intérêt électoral pour le président de la République de faire cela. Avec la Constitution de la Ve République, il est déjà l’un des chefs d’État les plus puissants du monde démocratique. Il n’a pas besoin de pouvoirs supplémentaires, mais il croit que si. Je lui laisse le bénéfice de la bonne foi, mais il aurait pu consulter la CNCDH avant. […] Cela me fait de la peine, mais je dois vous dire que nous n’avons pas été consultés pour le premier état d’urgence sanitaire. Et pas davantage pour le second. »
Une mesure inédite depuis la guerre d’Algérie
« En temps de paix, la République n’a jamais connu une telle restriction des libertés » : dans la bouche du président de la CNCDH, la mise en garde prend donc un tour très solennel.
Le propos est d’autant plus ferme que la CNCDH peut légitimement avoir le sentiment que nous vivons depuis de longues années une période de régression continue des libertés publiques. Il y a d’abord eu la lutte contre le terrorisme qui, dans le passé, a pu servir de prétextes pour une restriction des libertés publiques, conduisant la CNCDH à multiplier des « avis » en forme d’alerte (à titre d’illustration, on peut lire cet avis-ci ou bien celui-là). Et puis, il y a eu la crise sanitaire, qui a conduit à de nouvelles restrictions des libertés, ce dont la CNCDH s’est, à de nombreuses reprises, inquiétée (par exemple ici ou bien encore là).
Et elle ajoute : « Ce mouvement ne date pas d’hier. Voilà des années que, dans un silence pesant, des libertés considérées jusque-là comme fondamentales et garanties à ce titre par la Constitution et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales s’éclipsent tour à tour, réduites au mieux à un supplément d’âme dont une démocratie pourrait se parer lorsque la situation et ses services publics le lui permettent, au pire à des obstacles contrariant le déploiement de mesures prises pour faire face à des crises. Il est clair que la situation de crise exceptionnelle que nous traversons suppose des mesures exceptionnelles. Et je partage évidemment le souci de préserver la santé de tous et toutes, en dépit d’un service public hospitalier fragilisé et sous tension, comme celui de chercher des solutions transitoires pour maintenir notre économie à flot. Mais je m’inquiète de ce que la nécessité de protéger en toutes circonstances nos droits et libertés, et de renforcer nos services publics, ne fasse pas l’objet d’un débat public approfondi. »
Claire Hédon « en appelle donc à un accroissement des espaces de délibération et des outils de contrôle démocratique et judiciaire sur la portée et les conséquences de mesures prises dans l’urgence, et dont l’insensible pérennisation est à l’évidence un risque ».
Dans le microcosme du monde du droit, le débat prend aussi de l’ampleur. Témoin cette tribune publiée ce même 23 octobre par le célèbre éditeur de publications juridiques Dalloz, sous la signature de Victor Audubert, docteur en droit public, sous le titre : « Face aux menaces sur les libertés publiques, les juristes doivent prendre parti ». « La banalisation de l’exception, au nom de la lutte contre le terrorisme ou une pandémie, est une constante depuis les années 2000 », s’alarme le juriste.
Et il poursuit : « On note toutefois une accentuation des mesures restreignant les libertés publiques depuis 2015. On peut d’abord citer l’état d’urgence contre le terrorisme, exception qui a été “normalisée” par une loi de 2013. Puis l’état d’urgence sanitaire qui, après avoir été en vigueur entre le 23 mars et le 10 juillet, vient d’être prolongé par décret. Enfin, l’instauration d’un couvre-feu en Île-de-France et dans plusieurs métropoles françaises, une mesure inédite depuis la guerre d’Algérie. Face aux divers risques inhérents à n’importe quelle société du XXIe siècle, la France – ce n’est pas le seul État – fait le choix non pas d’encadrer les libertés publiques, mais bien de les restreindre. Il ne sera pas fait mention ici des innombrables lois portant sur la sécurité votées depuis le milieu des années 2000 ni des innombrables alertes des juristes. C’est devenu un lieu commun de constater que la répression constitue l’alpha et l’oméga de toute politique de sécurité. Ce qui l’est moins, c’est de penser que cette répression est en train de se muer en un contrôle des corps et des comportements sociaux toujours plus poussé sur la population. Ainsi, nous entrons dans une ère juridique où le contrôle sur les individus n’a jamais été aussi fort, avec la surveillance de masse permise par les différents progrès technologiques. »
À écouter les protestations innombrables qui viennent du monde du droit, on en vient immanquablement à penser à la célèbre formule (déformée) de l’un des pères fondateurs de la démocratie américaine, Benjamin Franklin (1706-1790) : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre et finit par perdre les deux. »
(Avec AFP)
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