Déserts médicaux : une escouade de députés à l’assaut de la liberté d’installation
Un groupe transpartisan de députés, de la Nupes à LR, va défendre une série d’amendements pour réguler l’installation des médecins et leur exercice. Des solutions ont fait leurs preuves à l’étranger : un mélange d’incitations et de régulation. Seulement, la médecine libérale a toujours résisté au contrôle de l’État.
Des député·es en nombre veulent aller bien plus loin : plusieurs amendements, qui devraient être débattus, ont fait l’objet d’un travail transpartisan inédit. Une coalition de député·es de tous bords allant de la Nupes à LR, à l’exclusion du Rassemblement national, travaille depuis cet été sur ce problème politique majeur, qui affecte la vie de millions de Français·es et mine le contrat social. Si tous les Français et toutes les Françaises cotisent de la même manière, en fonction de leurs revenus, pour financer la Sécurité sociale, ils et elles ont un accès très inégal à la santé, et en particulier à la médecine libérale.
La loi prévoit que tout·e Français·e ait un médecin traitant, dont la consultation est normalement obligatoire pour accéder à un médecin consultant, sous peine de sanction financière. Mais 10 % des Français et des Françaises n’en ont pas, la plupart du temps faute d’offre médicale à proximité de leur domicile. La désertification médicale est la plus forte dans les zones rurales et périurbaines. Et elle ne cesse de s’accroître : les médecins libéraux, notamment les spécialistes, sont de plus en plus nombreux dans quelques départements, au bord de la mer et de l’océan, ou dans les Alpes (lire notre analyse ici).
Les député·es réuni·es dans le groupe transpartisan expliquent avoir réalisé des « dizaines d’auditions » et conclu que « les propositions “naphtaline”, toujours les mêmes, sur les incitations à l’installation en zone sous-dense ne marchent pas. La situation ne cesse de s’aggraver ». « Dans mon département de l’Orne, il n’y a plus que 150 médecins généralistes. Cela devient une question de vie ou de mort », s’alarme le député Les Républicains (LR) Jérôme Nury.
« Mon département des Deux-Sèvres est dans une situation d’urgence de santé publique, renchérit l’écologiste Delphine Batho. On constate tous les limites des mécanismes incitatifs qui ont été mis en place, par exemple quand on construit, avec de l’argent public, des maisons de santé qui restent vides… »
« Dans mon département du Cher, 18 % des gens n’ont pas de médecin traitant. On a tout tenté : financé des maisons de santé, des centres de santé », explique à son tour le communiste Nicolas Sansu.
La situation est la même dans les zones périurbaines défavorisées : « Dans ma circonscription de l’Essonne, la plupart des médecins traitants ne prennent plus de nouveaux patients, et je ne vous parle pas des spécialistes ! Il n’y a plus que deux pédiatres libéraux, et une part bientôt à la retraite. SOS Médecins ne vient pas dans certains quartiers. C’est de pire en pire », s’alarme Farida Amrani, députée La France insoumise (LFI) de la première circonscription de l’Essonne, qui comprend de nombreux quartiers sensibles.
En commission des affaires sociales, ces député·es se sont heurté·es à l’opposition de la majorité présidentielle, qui colle au discours du ministre de la santé, François Braun, pour lequel contraindre les médecins à s’installer dans les zones désertées « ne marche pas ».
Mais les député·es de la majorité sont en réalité divisé·es sur le sujet. Membre du groupe transpartisan, le député Renaissance du Loir-et-Cher Christophe Marion explique avoir « dépassé l’idée reçue que la régulation ne marche pas. C’est ce que demandent les habitants de ma circonscription, y compris des médecins ! Je pense aujourd’hui que c’est la solution, ou une partie de la solution. Je suis la preuve vivante que les lignes bougent. Maintenant, il faut échanger avec mes collègues, qui tous se posent des questions. »
Tous ces députés et députées voient dans la configuration actuelle de l’Assemblée, plus équilibrée, une possibilité d’« aboutir à une majorité d’idées qui puisse permettre de régler ce qui est la grande priorité des habitants dans les territoires ruraux », explique Delphine Batho.
À l’Assemblée, le groupe transpartisan va soutenir une série d’amendements dans plusieurs directions. Certains veulent donner aux agences régionales de santé (ARS) la possibilité « d’autoriser l’installation des médecins en zone surdotée uniquement si leur installation fait suite à la cessation d’activité d’un praticien pratiquant la même spécialité ». Ils veulent aussi modifier l’article 23 sur la quatrième année d’internat en médecine générale, pour que les internes n’exercent pas « en stage », payés au rabais, mais en tant que « médecins adjoints, avec la rémunération associée ». Dans cet article, ils proposent aussi la suppression des mots « en priorité » : la rédaction actuelle indique en effet que cette quatrième année doit s’exercer « en priorité » en zones sous-denses, concession accordée aux jeunes médecins, qui laisse toute latitude pour que cette mesure soit, en définitive, parfaitement inefficace.
Les député·es s’attaquent aussi à la permanence de soins par les médecins libéraux : leurs gardes, le soir et le week-end, ne sont plus obligatoires depuis 2005. Un tiers seulement des médecins acceptent encore d’y participer, de manière volontaire. Un amendement prudent propose une permanence de soins rendue obligatoire « à titre expérimental, pour une durée de trois ans et dans la limite de trois départements ».
Danemark, Norvège, Allemagne, etc. : la régulation marche
Ce dispositif de contraintes proposé par les député·es viendrait compléter les incitations existantes. Il coche presque toutes les cases du panel de solutions développées dans un rapport de la Drees, la Direction de la recherche et des études du ministère de la santé, qui s’est penchée sur les politiques de régulation des médecins qui ont fait leurs preuves à l’étranger.
Le premier enseignement de ce rapport contredit le discours des syndicats de médecins ou du ministre François Braun : la régulation des médecins de ville « marche » bien, puisqu’elle est effective dans de nombreux pays. Au Danemark, les médecins généralistes sont libéraux mais doivent passer un contrat avec les autorités régionales, qui régulent la distribution géographique des cabinets. En Norvège, ils sont aussi libéraux, et régulés cette fois par les municipalités. Au Royaume-Uni, la distribution des médecins généralistes est encadrée par le Système national de santé (NHS) depuis sa création après guerre. Et l’Allemagne a fixé, au début des années 1990, des limites au nombre de médecins pouvant être conventionnés avec l’assurance-maladie pour chaque zone géographique. C’est vers ce système que pourrait évoluer la France, si une décision politique devait, enfin, être prise.
Le rapport contredit une autre idée reçue : former plus de médecins, ce qui est le cas aujourd’hui avec près de 10 000 étudiantes et étudiants admis en médecine chaque année, est nécessaire mais pas suffisant : sans contraintes, les médecins continuent à s’installer en nombre dans les zones les plus attractives.
Quant à la mesure proposée par le gouvernement d’une année d’internat exercée « en priorité » en zone sous-dense, elle a tout du sparadrap : dans les pays où elle a été expérimentée, « cette option a été critiquée, car elle amène dans les zones rurales des médecins qui n’ont pas le profil et les aspirations pour cet exercice » et qui partent dès qu’ils le peuvent.
Une mesure fonctionne en revanche, timidement tentée par la France. C’est « le facteur origine », explique la Drees : « De manière constante, les travaux de recherche concluent que l’origine rurale du médecin est le facteur essentiel et le meilleur prédicteur de l’installation en zone rurale ». Aux États-Unis, le même constat a été fait pour les médecins originaires de zones urbaines défavorisées.
Finalement, pour que les Français·es aient un accès plus égalitaire aux médecins, il faut tout faire, conclut la Drees : conserver des incitations financières, agir sur la formation initiale, améliorer les conditions de travail des médecins en zone sous-dense, très difficiles aujourd’hui, et réguler, en contraignant les médecins libéraux dans le choix de leur installation.
La longue bataille des médecins libéraux contre la Sécurité sociale
Cette recette est en réalité connue de longue date, mais se fracasse à chaque fois sur une opposition farouche de la corporation médicale, que n’ose pas affronter le monde politique. Cette histoire est ancienne, comme le rappelle Nicolas Da Silva dans son livre La Bataille de la Sécu (La Fabrique), qui vient de paraître. Il y retrace l’histoire du conflit entre « la Sociale », la volonté des travailleuses et des travailleurs de gouverner eux-mêmes leurs assurances sociales, et « l’État social », qui préserve souvent les intérêts capitalistes, notamment ceux de la médecine libérale.
Dès le XIXe siècle, explique-t-il, « la profession médicale s’organise pour engranger les bénéfices de la médicalisation. À l’époque, les médecins appartiennent à l’élite sociale, leur influence est comparable à celle des prêtres ».
En 1927, les syndicats adoptent la « Charte de la médecine libérale », qui irrigue, encore aujourd’hui, la défense de la profession. Y sont énumérées l’ensemble des « libertés » censées garantir une médecine de qualité : « libre choix du médecin par son patient, droit à des honoraires pour tout malade soigné, paiement direct par l’assuré en prenant pour base minimale les tarifs syndicaux, liberté thérapeutique, liberté de prescription, liberté d’installation, etc. »
Ils résistent très longtemps à la volonté des mutuelles de travailleurs et travailleuses, puis de la Sécurité sociale, de réguler leurs tarifs. À la création de la Sécurité sociale en 1945, les relations avec les médecins sont encadrées par une convention médicale.
Mais la convention médicale reste longtemps une coquille vide : « Jusqu’en 1960, il n’y a pas de contrainte à signer de convention. C’est le général de Gaulle, dans une situation sociale très difficile, qui trouve la solution : le conventionnement individuel. Seuls les patients des médecins conventionnés sont remboursés. De nombreux médecins finissent par signer la convention pour conserver leur patientèle. »
« En 1971 est signée la première convention qui fixe des tarifs opposables uniformes sur tout le territoire », rappelle Nicolas Da Silva. Les honoraires de tous les médecins conventionnés sont alors fixes et pris en charge à 80 %. Cela durera moins de dix ans : en 1980 est signée une nouvelle convention médicale qui crée le secteur 2, c’est-à-dire la possibilité pour les médecins libéraux de facturer des dépassements d’honoraires non pris en charge par l’assurance-maladie. Depuis, l’assurance-maladie tente, avec plus ou moins de succès, d’encadrer le secteur 2, aujourd’hui très largement pratiqué par les médecins spécialistes, en négociant des avantages fiscaux pour les médecins en secteur 1 et ceux en secteur 2 qui acceptent de limiter leurs dépassements.
In fine, les médecins ont toujours très bien su préserver leurs intérêts financiers, selon l’économiste : « Pour l’ensemble des médecins, la carrière médicale est au moins aussi rentable que celle de cadre supérieur. »
L’autre bataille, qui reprend avec ce PLFSS, est celle de la liberté d’installation, corrélée au nombre de médecins. La désertification médicale est d’autant plus critique que le nombre de médecins est faible. « Les médecins ont raison de dire qu’ils ne sont pas assez nombreux. Mais ils en font un argument conte la régulation. Or elle se justifie d’autant plus en situation de pénurie », rappelle Nicolas Da Silva.
La France paie actuellement sa politique de limitation du nombre de médecins : en 1971 est instauré le numerus clausus. La densité médicale a plafonné, à la fin des années 1990, à près de 300 médecins pour 100 000 habitant·es. L’État a voulu limiter le nombre de médecins pour limiter les dépenses de santé, avec l’idée que l’offre crée la demande. Dans les années 1990, le numerus clausus tombe à 3 500 étudiant·es en médecine formé·es chaque année. Ce que taisent les syndicats de médecins libéraux, c’est qu’ils ont accompagné ce mouvement, dans leur propre intérêt : en limitant le nombre de médecins, ils voulaient préserver leurs revenus, autant que leur statut social.
« La volonté des médecins de limiter leur nombre remonte au mouvement de 1968, explique Nicolas Da Silva. Il y a alors un mouvement de démocratisation des études supérieures. Certains médecins, les plus influents, veulent au contraire préserver la “pureté” de leur profession, son caractère élitiste. Ils réclament un numerus clausus très strict. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 qu’une partie de la profession change de pied en réalisant que le manque de médecins a des conséquences sur les conditions de travail. »
En Mayenne : « J’ai arrêté de chercher un médecin traitant »Pour Nicolas Da Silva, « une partie de la médecine libérale n’a toujours pas accepté le principe de la Sécurité sociale. Il faut sans doute faire une différence entre les médecins généralistes, qui exercent majoritairement en secteur 1, et les spécialistes ».
Finalement, l’économiste rejoint les député·es du groupe transpartisan dans leur combat contre les déserts médicaux : « L’urgence de la situation impose à court terme de ne plus conventionner les médecins qui s’installent dans les zones où ils sont déjà trop nombreux. »
La nouvelle bataille qui s’annonce se jouera en plusieurs actes. Le premier aura lieu pendant le PLFSS, à l’Assemblée et au Sénat. Si les parlementaires échouent, ils promettent une prochaine proposition de loi. Et surtout, dans les prochaines semaines, s’ouvrent de nouvelles négociations décisives sur une nouvelle convention médicale entre l’assurance-maladie et les médecins libéraux. L’exigence d’un égal accès aux soins pour toutes et tous n’a jamais été aussi forte.
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