mercredi 26 octobre 2022

CETTE ECRIVAINE, ANNIE ERNAUX, QUI EN DERANGE BEAUCOUP...

En défense d’Annie Ernaux : ce que révèle le procès en légitimité qui lui est fait
Annie Ernaux, ici en photo le 12 novembre 1984.
AFP

En défense d’Annie Ernaux : ce que révèle le procès en légitimité qui lui est fait

Plaidoyer littéraire

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Ceux qui font le procès de la nullité stylistique d'Annie Ernaux ou de sa banalité sont légion depuis le Nobel. Mais voudront-ils bien admettre que la littérature puisse être autre chose que de la politique ? Et d'ailleurs, l’ont-ils seulement lue ?

Avec le prix Nobel d’Annie Ernaux advient exactement ce qu’il était prévu qu’il advienne, et l’on ne s’émouvra guère. S’émouvoir consisterait à donner du carburant aux gausseurs de bas-bleu (péjoratif : désigne une femme à prétention littéraire, une intellectuelle pédante). Ce rejet d’une partie des amateurs de littérature, on a en revanche le devoir d’en mettre à nu les ressorts. Parce qu’il redouble, évidemment, depuis qu’Ernaux a acquis la reconnaissance mondiale. Déjà la fronde grondait quand l’écrivaine collectionnait les prix en 2008 pour Les Années, cette fresque autant proustienne que perecquienne, dans laquelle elle déployait un entêtement virtuose, orpaillage minutieux, à distiller le temps, à retrouver les images effacées, en saisir les couleurs et les voix. Des décennies d’instants compilés, consignés, pour faire vivre la mémoire. Mais le Nobel, mes aïeux, c’est le pompon. Trop c’est trop.

En fait, totalement illégitime, la Ernaux. « Écriture plate », peut-on entendre ici. « Autocentrée », peut-on entendre là. On en oublie le Je me souviens de Georges Perec, ou son W. On oublie La Nausée de Sartre. On balaiera du même coup la chirurgie appliquée au réel par Gustave Flaubert, on se mouchera dans l’intention balzacienne, qui était surtout de rendre compte de son temps. Plus contemporain : on foulera au pied les velléités documentaires d’un Aurélien Bellanger. Pas littéraire ça, pas du tout. On ne pourra pas accorder non plus de valeur aux Confessions de Rousseau. Vachement autocentré, le Jean-Jacques. Quant à ceux qui argueront que ses positionnements politiques ne leur convient pas, c’est encore plus facile : ils sont directement hors-sujet, ayant la certitude immédiate qu’un texte littéraire a besoin d’un prétexte – que la littérature sert les idées pas l’inverse. A priori, ce travers-là est vieux comme le monde.

Un autre pays que celui des idéologies

D’abord, Annie Ernaux n’a pas le droit d’avoir délaissé la forme romanesque et une certaine langue éraflant, charcutant la syntaxe, à l’œuvre dans ses premiers livres, Les armoires vides ou La femme gelée (au reste, même à ce moment-là de sa carrière, la lire était-il bien raisonnable ?) Ensuite, elle n’a pas le droit d’avoir, depuis La Place (Prix Renaudot 1984), choisi délibérément de s’approcher le plus possible du réel, de le traquer en réduisant les affects dans sa production littéraire. Notre confrère Samuel Piquet avait lu Le jeune homme (Gallimard, 2022), dernier (petit) livre paru, et ne l’avait pas loupé. La littérature serait autre chose, plus belle, plus parnassienne, on ne sait pas vraiment, puisque l’autre favori français au Nobel, Michel Houellebecq, lui non plus, n’a jamais revendiqué quoi que ce soit qui contrevienne à l’idée d’une épure, de recherche de neutralité dans l’effacement des marqueurs émotifs, de cette énonciation qui n’en devient pas une – on ne sait plus si la voix qui parle est vivante tant elle s’anéantit sous l’existence des faits qu’elle décortique. Emmanuel Carrère, lui aussi, il a le droit autant qu’il veut. Mais ce n’est pas la même chose. Ah bon.

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Au fond, qu’est-ce que la littérature pour ceux qui affirment que Houellebecq ou Carrère sont des auteurs mais pas Annie Ernaux ? Une affaire de bonshommes ? Une affaire d’auteurs non engagés sur la scène publique, ou engagés pour des causes caressant l’esprit du lecteur dans le sens du poil ? C’est décevant, mais c’est ainsi, la politique n’est jamais loin. Loin de nous de penser que le Nobel ne viendrait pas lourdement couronner une idéologie. Mais parlons de l’œuvre : celle d’Annie Ernaux est-elle méprisable pour autant ? Il est tout de même comique de la voir traitée de « sale pétitionnaire » ou de « vieille wokiste » par ceux qui encouragent, au sujet de Céline, la distinction de l’œuvre et de l’artiste. Par ceux qui savent lire Louis Aragon sans en faire une jaunisse, en appréciant à sa juste valeur le chef d’œuvre qu’est Aurélien, en se brûlant les yeux face à la beauté des Yeux d’Elsa. Mais le passé a fait son œuvre, ça compte moins. Pour quelles raisons ?

Non seulement la création littéraire n’a pas de sexe, mais elle entend jouer sa partition dans un autre pays que celui des idéologies, des idées, des discours. C’est, même, la manière la plus simple, la plus efficace, la plus libératrice parfois qu’on ait trouvé pour être qui on voulait, parler au nom de gens qui ont ou non existé, vivre cette expérience-là, se mettre dans la peau d’un vieux monsieur de droite lorsqu’on n’est une jeune femme de gauche, et vice versa. Se mettre dans la peau d’un chien. Faire parler le paysage. Ne plus dire mais raconter. Mais montrer.

Logorrhée patrimoniale

Sans compter que la littérature n’obéit pas, non plus, à la bienséance – ceux qui la convoque s’en rendent rarement compte, car c’est bien au nom d’une certaine conception de la littérature, une conception qui convient, qu’ils éructent aujourd’hui. « Bourgeois ! », gueulerait Flaubert (qui chérissait George Sand, contre tous les fâcheux). Si elle se pliait à ce qu’attendent ceux qui en attendent quelque chose, la validation idoine d’un cahier des charges, la littérature ne serait pas. Un bulletin paroissial, elle serait. Elle peut choquer, elle peut transgresser ce qu’elle veut et il arrive bien souvent qu’elle fasse aussi semblant de se soumettre. C’est tout le sel. Qu’on nomme cela satire, sarcasme, qu’on nomme cela l’ironie, dans une époque offensée où le premier degré règne en maitre, terrorisant, et on ne la saisit plus. Il est à craindre, en fait, qu’on saisisse de moins en moins ce à quoi elle rapporte. Qu’elle s’abîme dans cette logorrhée patrimoniale qui nie ce qu’elle est.

Si ce n’est pas l’ironie qui transparaît chez Ernaux, bien qu’elle sache en user, avec parcimonie – condition de son efficience – c’est la logique d’un parti pris, d’un détournement de ce que le style doit être, mouvement parent de la démarche ironique, dévoiement nécessaire, décalage élémentaire qui fonde ce qu’est le style en littérature (toujours il poursuivra cette vocation revêche de brise-glace ou plus précisément s’attaquera-t-il directement au paquebot de la convention : avec l’intention ferme de le dessaler, « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau », comme l’écrivait Charles Baudelaire qui, lui non plus, ne convenait pas).

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A force d’ingestion raisonnable des désordres d’hier, à considérer qu’en peinture Manet est un académique qui vous rassure alors qu’il se faisait cracher dessus de son vivant, à force d’envisager les artistes d’avant-hier comme les tenants moelleux des certitudes de leur temps (comme si les ménestrels étaient exactement des types convenables et intégrés dans la société médiévale), nous sommes inopérants à identifier un artiste et son œuvre. Le nouveau prix Nobel a voulu faire dévier un gros paquebot de confort. La caravane passe, la force d’Ernaux est d’avoir choisi de s’en foutre, et d’avoir poursuivi sa route, livre après livre, au nom de ce qui la dépasse, comme le témoin de l’ère dans lequel elle a évolué. La littérature comme vision du monde n’est pas un vain mot, surtout lorsqu’on a contribué, à son humble échelle, à son bouleversement profond.

 

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